Que valent les réformes économiques imposées dans le monde arabe ?

La Jordanie, sa dette et les mirages du FMI

Les manifestations de l’été 2018 ont remis les politiques économiques engagées depuis la fin des années 1980 au cœur du débat public en Jordanie. La contestation a permis de dégager un espace politique qui avait disparu depuis l’échec de l’« embrasement de novembre » 2012, et ramené la question de la fiscalité au centre des discussions. Étendre le débat à l’approche économique globale a au moins permis de mettre en cause plusieurs points centraux du discours officiel, et notamment le sujet récurrent de la réduction de la dette.

© Hélène Aldeguer, 2018.

Que valent les réformes économiques… ?
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Depuis de longues années, le gouvernement fait valoir la nécessité de limiter le déficit budgétaire et d’endiguer l’endettement pour faire passer une série de mesures destinées à réduire les dépenses publiques et augmenter les recettes : suppression des subventions aux produits de base (notamment le pain), hausse des prix du carburant et de l’électricité, application de la taxe de vente à des denrées de première nécessité restées longtemps exemptées, et enfin élargissement de l’assiette fiscale avec l’actuel projet de loi relatif à l’impôt sur le revenu qui prévoit une réduction des exonérations. Dans ce contexte, l’intervention des institutions financières internationales, et plus spécialement du FMI, est présentée comme une assistance aux changements visant à corriger les dysfonctionnements structurels de l’économie, au niveau du budget public en particulier.

Les programmes mis en œuvre sous l’égide du FMI au moyen de multiples crédits n’ont pourtant pas réussi à empêcher l’accumulation des déficits et l’aggravation de l’endettement, et la logique qui sous-tend cette relation s’en est trouvée remise en cause. Le discours maintes fois répété par le premier ministre Omar Al-Razzaz ainsi que par d’autres responsables selon lequel avec quelques efforts, on devrait arriver à bon port a été ébranlé, car l’attente du second volet a trop duré. Au cours de ses tournées dans les gouvernorats pour faire la promotion du projet de loi sur l’impôt sur le revenu, l’équipe gouvernementale a ainsi été huée et parfois même chassée par la population.

La confiance en cette approche économique censée mener le pays à bon port s’est donc clairement érodée. « Celui qui vend un dounam de terre, que vous dit-il ? : ‘’J’ai marié mon fils, je lui ai construit une maison, et j’ai aussi remboursé quelques dettes’’ […]. On a vendu la Jordanie tout entière, et on n’arrive toujours pas à rembourser cette dette ! », tempête un opposant au projet de loi lors de la visite de la délégation gouvernementale à Irbid. Des propos que l’équipe ministérielle aurait pu balayer d’un revers de main en parlant de réaction passionnelle « bien compréhensible » — pour reprendre l’expression paternaliste d’Al-Razzaz —, mais qui illustrent la spirale dans laquelle la Jordanie s’est laissée entraîner depuis plus de deux décennies.

Le yoyo de la dette publique

Le gouvernement et le FMI présentent volontiers leur relation mutuelle comme une « success story » si ce n’était la conjoncture régionale qui empêche de récolter tous ses fruits. Ils en veulent pour preuve le fait que durant les périodes d’accalmie politique régionale, la Jordanie a connu une stabilité et une croissance en hausse, que ce soit dans le cadre de programmes parrainés par le Fonds ou grâce aux ajustements effectués précédemment. Cette relation a démarré en 1989 avec un premier « accord de confirmation », tandis que le gouvernement tentait de contenir la crise provoquée par le recours à l’emprunt interne. Une initiative qui s’était soldée par l’épuisement des réserves en devises et l’effondrement des taux de change. Les dons et aides étrangères avaient ainsi permis de combler le déficit budgétaire et de réduire le volume de la dette publique. Alors qu’elle avait atteint 248 % du PIB entre 1987 et 1989 pour plafonner finalement à 264 %, cette dette a ensuite entamé une descente progressive qui s’est poursuivie jusqu’en 19931. Le bilan de l’exercice 1993 fait apparaître que l’ensemble des dons extérieurs a atteint cette année-là cinq fois le montant des emprunts internes.

Ces aides sont intervenues dans le cadre de l’assistance apportée par le FMI et la Banque mondiale aux changements structurels initiés par la Jordanie depuis le début de leur relation. Dans un rapport de 1996, le FMI qualifie de « remarquable » l’action menée jusqu’alors par Amman grâce, selon lui, à « un processus solide, audacieux et exigeant d’ajustement et de réforme structurelle entamé en 1989 et renforcé en 1992 ». L’objectif de ce processus « audacieux » était de « réduire les dysfonctionnements de l’économie dans son ensemble et entreprendre une réforme structurelle dans plusieurs secteurs ». En 1990 pourtant, ce progrès salué par le FMI avait marqué un coup d’arrêt avec la seconde guerre du Golfe, et un second accord de confirmation avait été signé en 1992 avec le soutien du FMI, de la Banque mondiale et de divers bailleurs de fonds et créanciers.

Le FMI — et le gouvernement à sa suite — a toujours ignoré le « bénéfice » que le pays tirait des crises régionales, attribuant les progrès réalisés à l’exécution de programmes ciblés, tandis que les échecs sont systématiquement imputés aux troubles régionaux. Malgré l’impact de la guerre du Golfe, les taux de croissance des années suivantes ont dépassé les prévisions du FMI et atteint 14 % en 1992. Une situation qui s’explique par la baisse des importations, mais aussi par les investissements des Jordaniens de retour du Golfe et l’arrivée d’investisseurs arabes, qui ont contribué à relancer l’économie jusqu’à la fin des années 19902. La croissance réalisée durant la seconde moitié de la décennie 1990 a été portée en grande partie par les aides accordées en récompense de la signature du traité de Wadi Araba avec Israël. Entre 1990 et 1999, la Jordanie a ainsi reçu l’équivalent de 622 millions de dollars par an (543,49 millions d’euros).

Malgré une remontée de la dette à partir de 1994, le ratio par rapport au PIB a diminué graduellement avec le relèvement de ce dernier, et poursuivi ensuite sa baisse de façon quasi constante depuis la seconde moitié des années 1990 pour atteindre son plus bas niveau (55 %) en 20083. Le PIB a atteint de son côté sa croissance maximum entre 2005 et 2008, grâce notamment aux investissements des Irakiens ayant trouvé refuge en Jordanie après la guerre de 20034. Le ratio entre dette publique et PIB est ainsi resté relativement faible en dépit de l’accumulation constante de la dette.

Une « success story » trompeuse

Cette croissance est intervenue alors que le pays était sorti momentanément des programmes du FMI avec, en 2004, l’expiration du quatrième « accord de facilité élargie ». La Jordanie passe ainsi à l’époque pour un véritable modèle : accompagnée dans sa réforme par le FMI et la Banque mondiale dont elle a respecté les exigeantes prescriptions (privatisation, libéralisation de l’économie et réduction des dépenses publiques), elle a réussi ensuite à aller seule de l’avant, augmentant sa croissance et réduisant son endettement. La récession qui a suivi a été présentée comme un phénomène passager dû à la crise financière mondiale de 2008, ainsi qu’au printemps arabe de 2011 qui a provoqué un afflux de réfugiés syriens et un ralentissement dans le secteur du tourisme.

Les déficits se creusant à nouveau, le gouvernement a alors eu recours à des emprunts auprès des banques, et le ratio entre dette publique et PIB est passé de 80 % en 2012 à 93,4 % en 2015 pour atteindre aujourd’hui 96,1 %, avec une dette de 27,9 milliards de dinars (34 milliards d’euros).

L’aggravation de la dette après 2011 s’expliquerait donc, d’après le FMI et la Banque mondiale, à la fois par de funestes désordres régionaux et par le fait que le gouvernement s’est écarté du plan de réforme économique. Pourtant, en y regardant de plus près, on constate que le brillant tableau des années 2000 brossé par le FMI est moins le résultat d’une « réforme » rigoureuse que de la volonté de présenter la Jordanie comme un modèle de réussite des programmes d’ajustement structurel et de la mondialisation, afin de justifier le maintien des aides à un pays qui était alors l’un des principaux alliés des États-Unis dans la région.

En effet, la croissance réalisée s’appuyait non pas tant sur les exportations commerciales, comme c’est généralement le cas des pays ayant « réussi » leurs programmes d’ajustement structurel, mais sur les secteurs financiers. De plus, quelques dérapages dans la mise en œuvre du plan ont été relevés un peu avant 2004. Même si le FMI et la Banque mondiale ont continué de saluer publiquement la conduite économique de la Jordanie, un certain nombre de rapports publiés à l’époque par leurs instances font état de la « modestie » des avancées et reconnaissent que la « clémence » du FMI dans l’exécution de certaines clauses, notamment celles qui sont relatives à la réduction des dépenses publiques, a donné « une impression trompeuse de réussite de la réforme structurelle »5. Ainsi, et bien que les indices économiques des années 2000 soient supérieurs aux indices actuels, la Jordanie n’a jamais été l’élève modèle dont le FMI et la Banque mondiale déplorent aujourd’hui le naufrage dans un océan régional déchaîné.

D’autre part, la thèse de « l’élève modèle » néglige les autres facteurs qui ont conduit à la remontée du ratio entre dette publique (interne, surtout) et PIB après 2008. La crise financière mondiale a conduit les banques — en particulier américaines — désireuses de restaurer la confiance à proposer des crédits à faibles taux d’intérêt. Les banques jordaniennes ont profité de cette opportunité en empruntant à l’étranger pour ensuite prêter à des taux élevés au gouvernement. Ce recours aux banques locales pour combler le déficit budgétaire s’est donc soldé par une reprise accélérée de l’endettement. Le volume de la dette intérieure, qui a dépassé en 2008 celui de la dette extérieure et n’a plus diminué, représentait 51,6 % du PIB au second trimestre de 2018, contre 39,8 % pour la dette extérieure6. Avec la révision du régime de la dette publique intervenue en 2001, le pourcentage maximum autorisé de la dette publique brute dans le PIB a été relevé à 80 %, contre 60 % pour la dette intérieure.

Le cercle vicieux de la régulation financière

Aujourd’hui, le FMI se reprend prudemment à croire au modèle jordanien, et un nouvel accord de « facilitation élargie » pour la période 2016-2019 a ainsi été approuvé par son conseil exécutif. Les 723 millions de dollars (631,69 milliards d’euros) débloqués sont destinés à « donner une impulsion au processus de régulation financière en vue de parvenir progressivement à une réduction de la dette publique et à la mise en œuvre de réformes structurelles de grande ampleur », indique l’un de ses communiqués. Une déclaration du directeur général adjoint du conseil exécutif Mitsuhiro Furusawa témoigne d’un optimisme mesuré : « La Jordanie a mené une action économique positive dans un environnement externe difficile […], mais la baisse possible de la croissance économique, la hausse du chômage et la conjoncture économique délicate font de la persévérance dans l’exécution des réformes requises un élément indispensable à la préservation de ces acquis ».

Des propos qui illustrent bien la logique circulaire qui régit la relation entre la Jordanie et le FMI. Le processus de régulation financière destiné à réduire la dette et en effet devenu un objectif en soi, sans lien avec la recherche de la croissance, de la baisse du chômage et de l’atténuation des difficultés sociales…, autant de problèmes ramenés au rang de simples inconvénients dont il faut s’accommoder tout en persévérant dans l’exécution des réformes destinées à contenir l’endettement. Le gouvernement, qui s’est engagé à plusieurs reprises à respecter le plan du FMI, peut ainsi parler en toute assurance de « supprimer les exonérations de la taxe publique de vente et des taxes douanières durant toute la durée du programme ».

Mais il est pleinement acteur de ce cercle vicieux. Défendant le projet de loi concernant l’impôt sur le revenu, le premier ministre a indiqué que le FMI insistait sur la nécessité de modifier la loi afin d’inclure de nouvelles catégories sociales dans l’assiette fiscale en réduisant les exonérations. Le gouvernement, qui estimait pouvoir réaliser les mêmes recettes en luttant contre l’évasion fiscale, a finalement accepté cette exigence parce que le moindre doute sur la stabilité financière de la Jordanie risquerait, selon Al-Razzaz, de se traduire par une baisse de sa note souveraine (cote de crédit), ce qui aurait pour effet de limiter la capacité du pays à contracter de futurs emprunts extérieurs. La capacité à emprunter est ainsi devenue elle aussi une fin en soi, tout comme — et sans crainte du paradoxe — la réduction de la dette publique. Et c’est dans cet objectif également qu’ont été décrétées des politiques très controversées.

Des mesures anti-démocratiques et impopulaires

Naturellement, toutes ces considérations d’ordre économique ne nous disent rien quant aux conditions non démocratiques d’adoption de ces politiques. Au hiatus fondamental dans le soi-disant processus démocratique que constitue la nomination du chef du gouvernement directement par le roi sans passer par le Parlement, s’ajoute le fait que de nombreuses « réformes » sont intervenues au cours des deux années de vacance législative qui ont suivi la dissolution du Parlement en 2001. Durant cette période, le gouvernement a adopté 211 lois provisoires, entrées en vigueur avec l’approbation du roi et sans faire l’objet d’un débat parlementaire. Ces textes, qui portaient sur les privatisations, l’impôt sur le revenu et la taxe de vente, les douanes et l’encouragement à l’investissement, ont ainsi tracé les grandes lignes de la phase de « réforme » en l’absence du pouvoir législatif, et donc de façon non démocratique.

Cette marginalisation de la question démocratique n’est pas l’apanage des autorités jordaniennes. Dans une déclaration qui a suscité un véritable tollé, le vice-premier ministre Rajaï Al-Muasher rapporte ainsi une partie du dialogue avec le FMI au sujet du dernier projet de loi sur l’impôt sur le revenu : « Une fois parvenus à une entente au sujet de la loi concernant l’impôt sur le revenu, on nous a demandé de garantir qu’il s’agirait d’une décision du Parlement ». Et d’ajouter que, ne pouvant s’en porter garant, le gouvernement a rejeté cette exigence et adressé au FMI des vidéos des manifestations lors de la tournée de la délégation ministérielle dans les gouvernorats, pour montrer qu’il n’est pas si simple de « convaincre » la population du bien-fondé de la loi. On voit ainsi le peu de cas que le FMI fait de la démocratie, dès lors qu’il est déterminé à faire appliquer les « réformes » auxquelles le gouvernement continue de se plier.

En résumé, le cercle vicieux des réformes liées au problème de l’endettement dans lequel le FMI a entraîné la Jordanie restera insoutenable, non seulement pour les contradictions qui résident dans sa logique même, mais aussi pour la contestation populaire qu’il engendre.

1Radi Mohamed Al-Adayla, Hassan Abderrahmane Al-Amrou, Hadifa Samih Al-Karala, « La structure de la dette publique en Jordanie et ses incidences sur la croissance économique (1980-2012) » in :  Sciences administratives, vol. 42, n° 2, 2015.

2Centre d’études stratégiques de l’université jordanienne, 2017. « Programmes du FMI (Jordanie) 1989-2016 : résultats et enseignements ».

3Al-Adayla, Al-Amrou, Al-Karala, op. cit.

4Centre d’études stratégiques, op. cit.

5Bulletin de la dette publique, second trimestre 2018, ministère jordanien des finances.

6« Stratégie de gestion de la dette à moyen-terme 2016-2020 », ministère jordanien des finances, 2016.

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