Si les programmes scolaires français introduisent pour la première fois le conflit israélo-palestinien dans les filières générales en 2011, les populations civiles palestiniennes souffrent alors, selon l’historien Benoît Falaize, d’une forme d’« invisibilité » dans les manuels1. La situation change avec la réforme de 2019 : bien que les nouveaux programmes de terminale générale placent la focale sur la « naissance de l’État d’Israël », les documents d’accompagnement produits par le ministère de l’éducation et les manuels ne font plus l’impasse sur ses conséquences concrètes pour les Palestiniens. Quelques témoignages écrits et surtout des photographies s’attachent à illustrer concrètement la Nakba2 dans les manuels : ce sont ces cinq images que nous nous attachons ici à analyser. Ces images sont tirées de cinq manuels scolaires parus en 2020 : le Belin, dirigé par David Colon, le Hatier par Martin Ivernel et Matthieu Lecoutre, le Magnard par Jean-Marc Vidal, le Nathan par Sébastien Cote et le Nathan par Guillaume Le Quintrec. Les deux autres : le Hachette dirigé par Michaël Navarro et Henri Simonneau et Lelivrescolaire.fr coordonné par Florient Besson ne recourent pas à l’iconographie pour traiter de la Nakba.
Absence de contextualisation
Le premier constat qu’on peut dégager d’une étude comparative est la quasi-absence d’informations sur les photographies reproduites. Aucune n’est datée précisément ; seule figure généralement l’année : « 1948 » et une seule est véritablement localisée : « Palestiniens d’Acre ». Il est donc extrêmement difficile de replacer ces images dans un contexte historique plus précis que la guerre israélo-arabe de 1948-1949. Par ailleurs, l’identité du photographe (ou de l’organisation pour laquelle il travaillait éventuellement) n’est jamais spécifiée. Il ne s’agit pas là d’un problème propre au conflit israélo-palestinien : à quelques exceptions près (des pages méthodologiques exclusivement consacrées à l’analyse iconographique — le manuel Belin propose par exemple une double page (p. 126-127) consacrée à une photographie de Robert Capa, intitulée La communauté juive de Tel-Aviv fête l’indépendance d’Israël et prise le 14 mai 1948. Les élèves sont invités à analyser « comment Robert Capa entreprend de légitimer le nouvel État d’Israël. »—, toutes les photographies des manuels ne comportent pas ces précisions. Il ne s’agit pas de jeter l’anathème sur les auteurs des ouvrages scolaires, qui doivent faire face à de multiples contraintes : diversité des types de documents par double page, nombre de caractères limité, délais restreints de livraison du travail, etc. pour un objet dont il faut bien souligner la nature avant tout commerciale.
Si, d’après l’universitaire Vincent Chambarlhac, les manuels ne peuvent plus être considérés comme de simples « livres d’images » et que l’institution s’attache à proposer une « éducation au regard », ces lacunes empêchent néanmoins de « faire de l’histoire à partir des images3 » . Ces dernières ne s’offrent que dans le cadre d’une interprétation déjà constituée par le cours donné par l’enseignant ou par la légende des documents (qui donne une fausse impression d’évidence) : les Palestiniens représentés « sont expulsés de force » ou « s’enfuient » à cause des violences de la guerre. Les manuels emploient généralement des termes ambigus et parfois contradictoires : « départ » ou « exode », pour certains, « expulsions de force » pour d’autres… La plupart se gardent de se prononcer clairement sur le caractère volontaire ou contraint de l’exil des Palestiniens en 1948, quand bien même la question a été tranchée par l’historiographie. Une véritable analyse d’images semble donc superflue. Cela s’observe également si on s’intéresse aux questions posées aux élèves dans les manuels, qui demeurent très générales : elles invitent toutes à se pencher sur les « conséquences » du conflit à partir de l’étude de la photographie. Il semble difficile de faire l’économie d’une réponse stéréotypée soulignant que les civils sont pris dans la tourmente de la guerre et doivent fuir les combats.
Une origine difficile à retracer
La page de crédits, qui indique la provenance de l’ensemble des illustrations, n’est pas non plus d’un grand secours. En effet, elle renvoie simplement vers différentes banques d’images (Getty Images, Bettman, Akg-images, Pictures From History, etc.), lesquelles ne proposent pas plus d’informations sur leurs sources. Il apparaît dès lors quasiment impossible pour l’enseignant de retracer l’origine de ces photographies et de les recontextualiser sans l’aide extérieure de spécialistes. Or l’exercice est instructif : tandis que certaines images sont issues d’institutions internationales — la Croix-Rouge pour celles du manuel publié par Belin, les Nations unies ou la Croix-Rouge encore pour celle du manuel des éditions Nathan, dirigé par Guillaume Le Quintrec —, d’autres proviennent des archives de l’État israélien, comme le manuel de Nathan coordonné par Sébastien Cote.
Il est évident que ces différents acteurs n’ont pas les mêmes objectifs lorsqu’ils commandent des photographies. Les autorités sionistes (avant 1948) puis israéliennes peuvent par exemple les utiliser comme un instrument de propagande à destination de leur opinion publique ou de la « communauté internationale ». Les grandes organisations internationales ou les ONG humanitaires se placent quant à elles plutôt dans une optique de documentation des événements et/ou dans le contexte d’une campagne de levée de fonds (au service de laquelle la photographie s’impose comme un moyen privilégié à partir des années 1920).
Pour autant, si le « langage photographique » de la photographie humanitaire tend à mettre « en avant la détresse des enfants, la vulnérabilité des femmes, la misère des réfugiés4. », il ne faudrait pas en conclure qu’il est toujours uniforme. L’historienne Stéphanie Latte Abdallah montre ainsi que les clichés de réfugiés pris par l’Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine et du Proche-Orient (UNRWA) et par les Quakers5 traduisent deux conceptions opposées de l’assistance. La première, qui entend déconnecter l’aide humanitaire de tout enjeu politique, tend ainsi à représenter des « groupes d’hommes et de femmes formant une masse indistincte et passive » et à les réduire à leur seule identité de réfugiés « victimes d’une catastrophe a-politique et a-temporelle »6 : ces Palestiniens photographiés en 1948 pourraient tout aussi bien être issus d’un autre pays ou d’une autre époque.
L’UNRWA insiste parfois simplement sur la culture chrétienne de la Terre sainte (quand bien même les Palestiniens de confession chrétienne sont très minoritaires) dans le but d’inciter les chrétiens américains à contribuer aux appels à dons. D’après Stéphanie Latte Abdallah, cette dimension est particulièrement mise en avant dans les films de l’UNRWA. On peut également voir ce type de représentations dans l’ouvrage de Bruno Cabanes, où la photographie d’une jeune Palestinienne allaitant son bébé, prise près de Bethléem en janvier 1954, fait allusion à l’image de la « Vierge à l’Enfant » (p. 71). Les Quakers se fixent eux comme objectif de rétablir la paix : ils veulent témoigner d’un conflit armé précis « dont les protagonistes sont identifiés » et montrent les Palestiniens comme des « personnes singulières dotées d’une identité collective et individuelle7 ». Ce ne sont pas de simples réfugiés anonymes, mais des hommes et des femmes dotés d’une capacité d’action.
Susciter la compassion du spectateur
S’il n’est pas possible, en l’état, de contextualiser ces images relativement similaires, on peut toujours s’interroger sur ce qui a poussé les éditeurs à les choisir (au-delà de leur accessibilité ou de la question des droits de reproduction) ainsi que sur leur potentielle réception par les élèves. On peut diviser en deux grandes catégories ces cinq images.
Les photographies des manuels de Belin, d’Hatier et de Magnard (et dans une moindre mesure du Nathan Le Quintrec) sont assez similaires. En dépit du nombre généralement restreint de personnes (entre une dizaine et une trentaine, sauf pour le Nathan Le Quintrec), le groupe apparaît comme une masse indistincte dont on ne peut distinguer les visages, à l’exception des réfugiés situés au premier plan. Quelques hommes, souvent des adolescents (dans le Nathan Le Quintrec), sont parfois présents sur les clichés, mais les sujets photographiés sont très majoritairement des femmes et des enfants. Leur état de dénuement (souvent pieds nus, transportant à la main quelques maigres affaires) est flagrant et ils évoluent dans un décor relativement hostile (paysage aride, carcasses de voiture, etc.). On retrouve ici les caractéristiques du langage photographique mis en lumière par l’historien Bruno Cabanes : tout est fait pour susciter la compassion du spectateur. La quasi-absence d’hommes adultes serait intéressante à étudier : traduit-elle une réalité historique (les hommes n’auraient fui que dans un deuxième temps, à l’issue de la défaite militaire) ou un choix artistique (ils seraient moins susceptibles de susciter la compassion du spectateur occidental) ?
En dépit de quelques points communs (comme l’effet de foule), le manuel Nathan Cote propose quant à lui une vision tout à fait différente de la Nakba : des hommes sont en train de charger des affaires personnelles sur des camions au milieu d’un village tandis que les femmes et les enfants semblent attendre sur le bas-côté de la route. Non seulement des hommes adultes sont cette fois-ci représentés, mais l’ensemble donne l’impression d’un départ organisé et planifié plus que précipité. S’il n’est pas possible d’en tirer des conclusions définitives, en l’absence d’informations précises sur l’histoire de cette photographie, force est de constater que cela pose implicitement la question de la nature volontaire ou contrainte de l’exode.
Pour aller plus loin
➞ « Une image ne sert-elle qu’à illustrer ? », Sociétés & Représentations, no 50, juillet 2020, Éditions de La Sorbonne, Paris. Un numéro qui aborde les enjeux liés à l’utilisation de sources iconographiques en histoire. À lire, l’article de Vincent Chambarlhac, « Les livres d’histoire (scolaire) sont-ils des livres d’images ? ».
➞ Bruno Cabanes, Un siècle de réfugiés. Photographier l’exil, Seuil, Paris, 2019. Cet ouvrage propose de nombreuses photographies de réfugiés (du début du XXe siècle à nos jours), avec une mise en contexte pour chaque chapitre (tant sur les événements historiques photographiés que sur l’évolution de la photographie humanitaire elle-même).
➞ Stéphanie Latte Abdallah, « Regards, visibilité historique et politique des images sur les réfugiés palestiniens depuis 1948 », dans Le Mouvement social, no. 219-220, avril 2007, pp. 65-91, La Découverte, Paris. Un article fouillé qui analyse les évolutions des représentations des réfugiés palestiniens, dont l’histoire est celle de la conquête de la visibilité politique et historique. »
➞ Henry Laurens, La Question de Palestine. Tome troisième : l’accomplissement des prophéties (1947-1967), Fayard, Paris, 2007. Un livre très dense qui retrace en détail l’histoire (surtout militaire et diplomatique) du conflit israélo-arabe et israélo-palestinien.
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1Compte-rendu par Guillaume Lavaud de l’intervention de Benoît Falaize aux Rendez-vous de l’histoire de Blois, le 13 octobre 2011.
2Utilisé en 1948 par l’historien syrien Constantin Zureik dans son essai The Meaning of the Disaster, ce terme désigne l’ampleur du désastre que constitue la défaite des armées arabes lors de la première guerre israélo-arabe de 1948-1949. Il est progressivement associé à l’expulsion de 800 000 Palestiniens des territoires conquis par Israël au mépris du plan de partage des Nations unies adopté en 1947.
3« Les livres d’histoire (scolaire) sont-ils des livres d’images ? », Sociétés & Représentations, no 50, juillet 2020, Éditions de la Sorbonne, Paris.
4Bruno Cabanes, Un siècle de réfugiés. Photographier l’exil, Seuil, Paris, 2019.
5Les Quakers (officiellement Société religieuse des Amis) font partie d’un mouvement protestant prônant notamment le pacifisme. Ils vinrent en aide aux populations civiles de Palestine après la seconde guerre mondiale.
6Stéphanie Latte Abdallah, « Regards, visibilité historique et politique des images sur les réfugiés palestiniens depuis 1948 », Le Mouvement social, no 219-220, avril 2007, pp. 65-91.