« L’orthodoxie, pas une mosquée » : des graffitis anti-islam et des symboles chrétiens sont peints à côté d’une muraille de tôles métalliques, de grillages et de barbelés. Derrière cette barricade infranchissable est en train d’être construite la première mosquée officielle d’Athènes depuis la fin de la domination ottomane il y a près de deux siècles. Le lieu est tout sauf glamour : une ancienne base navale dans le quartier industriel de Votanikos, à deux arrêts de métro de l’Acropole, dans le centre de la capitale grecque. Une voiture de police est stationnée devant l’entrée du site. À l’intérieur, deux jeunes agents pianotent sur leurs smartphones. « La police est là jour et nuit, raconte un commerçant du voisinage. Heureusement ! » L’homme fait référence aux incidents qui ont entouré l’édification de la mosquée, que les nationalistes ont dans le collimateur. L’automne dernier, une quinzaine d’individus soutenus par le parti d’extrême droite Aube dorée ont occupé la zone, avant d’être délogés. Ces tentatives de blocage ont échoué et les travaux avancent. En contournant un entrepôt chinois, on aperçoit au loin derrière un parking la structure métallique grise du futur lieu de culte, sur laquelle s’activent des ouvriers. L’ouverture a été annoncée pour fin avril.
Au sein de la communauté musulmane d’Athènes, estimée à 250 000 personnes sur trois millions d’habitants, on peine encore à se réjouir. Car la mosquée est planifiée depuis plus de dix ans. « J’y croirai quand je pourrai y entrer pour prier ! », lance, provocateur, Naïm Elghandour, un Égyptien de 62 ans qui dirige avec sa femme Anna Stamou l’Association des musulmans de Grèce1. Ils ont reçu fin mars Orient XXI dans leur maison à Ilioupoli, dans la banlieue sud d’Athènes. « C’est nous qui avons formulé la demande pour cette mosquée auprès du gouvernement en 2006 », rappelle Anna Stamou, une Grecque de 43 ans convertie à l’islam, autour d’un thé iranien servi dans le salon oriental. La revendication de l’association a été entendue et la même année, les autorités ont annoncé la décision d’ériger une mosquée financée par l’État à Votanikos. Cet endroit a été choisi officiellement parce qu’il se trouve au centre de la ville dans une zone appelée à être réhabilitée et qu’il est bien desservi par les transports. Une loi spéciale a été créée, mais le projet n’a cessé d’être repoussé. « Ici, les politiciens sont tous de grands menteurs, du premier ministre au plus petit d’entre eux, de gauche comme de droite », s’emporte Naïm Elghandour, dont la véhémence amuse Anna Stamou.
Le gouvernement grec avance deux arguments pour justifier le retard pris par le projet : l’instabilité politique et l’hostilité d’une fraction de citoyens. « Il y a eu des élections législatives en 2007, en 2009, en 2012 et en 2015, liste Giorgos Kalatzis, secrétaire général pour les affaires religieuses au sein du ministère de l’éducation, en charge de la mosquée. Dans ces conditions, il est inévitable que les travaux publics prennent du retard. » Le responsable souligne en outre que l’État a dû faire face à deux plaintes. Un groupe de 111 habitants du quartier de Votanikos se revendiquant comme des « Grecs orthodoxes » a tenté à deux reprises de faire stopper le projet, jusque devant la Cour suprême. « Parmi les opposants à la mosquée, certains ont peur de l’islam, d’autres ne veulent pas des changements prévus à Votanikos, quartier à propos duquel la mosquée a ouvert de grandes discussions, d’autres encore critiquent le coût de l’ouvrage — un million d’euros —, résume le haut-fonctionnaire. Les désaccords sont naturels dans une société démocratique. Mais nous avons gagné tous les procès et le projet est entièrement en accord avec la loi. »
La dernière capitale d’Europe sans mosquée
Lorsqu’Athènes faisait partie de l’empire ottoman, il y existait de nombreuses mosquées en activité. Beaucoup ont été détruites durant la guerre d’indépendance au début des années 1820 et les conflits qui ont suivi. Celles qui ont survécu sont désormais protégées comme monuments et servent de musées ou de centres culturels. Sur la place Monastiraki, en contrebas de l’Acropole, la mosquée Tzistarakis, édifiée en 1759, a été convertie en boutique de souvenirs... Il y a eu des propositions pour la réaffecter à sa fonction première, mais elles n’ont pas reçu un accueil favorable, en grande partie parce que personne ne voulait d’une mosquée au cœur de la vieille ville touristique, comme le rapporte la sociologue Athena Skoulariki, qui a mené un travail sur ce sujet2. Si bien qu’Athènes est aujourd’hui la dernière capitale européenne sans mosquée. « Il y a eu des tentatives de construire une mosquée dès les années 1930, mais elles ont toutes échoué, explique le chercheur Konstantinos Tsitselikis3. L’opposition politique et idéologique a toujours été très forte. » Des initiatives venant de la Turquie ou de l’Arabie saoudite ont notamment été écartées. Une mosquée a bien été établie durant les Jeux olympiques de 2004, mais de manière provisoire. Par ailleurs, il n’y a pas non plus de cimetière musulman à Athènes.
Pourtant, l’islam est bien accepté dans d’autres parties de la Grèce. Il existe environ 300 mosquées fonctionnelles — et des cimetières, où les musulmans du reste du pays vont enterrer leurs morts — en Thrace et dans l’archipel du Dodécanèse, deux régions proches de la Turquie qui ont été intégrées à la Grèce tardivement. En Thrace, la minorité musulmane, estimée à plus de 100 000 personnes, soit environ un tiers de la population, bénéficie même d’une protection particulière. Elle n’a pas été dans le traité de Lausanne en 1923, qui a précisé les frontières de la Turquie après la dislocation de l’Empire ottoman et suite auquel 500 000 musulmans de Grèce ont été échangés contre 1,5 million de chrétiens de Turquie pour assurer l’homogénéité religieuse des deux pays. De plus, la Grèce a toujours entretenu des liens étroits avec les pays arabo-musulmans. C’est par exemple le seul pays européen à avoir voté contre la partition de la Palestine à l’Assemblée générale des Nations unies en 1947. Lors de la guerre israélo-arabe de 1973, les leaders de la junte militaire ont aussi refusé d’accorder à leur allié américain la permission d’utiliser le territoire grec pour approvisionner Israël en armes, mais ont permis aux Soviétiques de le faire pour l’Égypte, ce qui a valu à la Grèce d’être exclue de l’embargo pétrolier arabe.
Comment expliquer, dès lors, une telle réticence à la construction d’une mosquée à Athènes ? « La Thrace et le Dodécanèse constituent un cas particulier et l’islam a toujours été assimilé par les Grecs non pas au monde arabe, mais à la Turquie, pays vis-à-vis duquel il existe un sentiment négatif très fort », analyse Konstantinos Tsitselikis. L’association négative établie entre islam et Turquie tend cependant à disparaître, précise le spécialiste : « Le rapprochement entamé entre la Grèce et la Turquie à la fin des années 1990 a détendu l’atmosphère. Mais cela pourrait changer, car de nouvelles tensions sont apparues dernièrement. Et le profil pro-islamique du président Recep Tayyip Erdogan inquiète, étant donné que la Turquie possède une forte influence sur la minorité musulmane de Thrace. » En ce qui concerne les 50 000 réfugiés présents en Grèce actuellement et originaires principalement de pays musulmans, Konstantinos Tsitselikis note que dans l’ensemble « la réaction de la population a été extrêmement positive à leur égard (…) C’est la droite nationaliste et l’Église qui ont mis en exergue le fait qu’ils étaient musulmans, en disant qu’ils allaient contaminer notre société. Ce discours a été amplifié par les médias. »
Le poids de l’Église orthodoxe
En l’absence de mosquée officielle, les musulmans d’Athènes ont créé des lieux de culte improvisés dans des caves, des garages ou des appartements. Il existerait une centaine de ces mescit comme on les appelle, du terme turc désignant une salle de prière. Trois d’entre eux ont reçu des licences de la part du gouvernement, sur la base de critères qui ne concernent en rien la religion, mais uniquement la sécurité des locaux, selon la version officielle. Les autres continuent toutefois de fonctionner sans heurt, les autorités préférant jusqu’à présent fermer les yeux. Plusieurs ont cependant été attaqués par des extrémistes ces dernières années. Nous nous sommes rendus dans un mescit à Kypseli, un quartier central d’Athènes qui concentre une forte population étrangère. De l’extérieur, rien ne permet de remarquer la mosquée, qui se trouve au sous-sol d’un petit immeuble ordinaire aux murs couverts de graffitis. Nous nous approchons de l’entrée et un jeune nous interpelle. Nous échangeons quelques mots en arabe et il nous invite à entrer. À l’intérieur, nous découvrons un grand espace couvert de tapis. Un homme d’âge mûr d’origine africaine est en train de nettoyer la salle d’eau. Nous ne sommes pas les bienvenus : « Qu’est-ce que vous voulez ? Nous ne voulons pas de journalistes ! Partez s’il vous plait ! »
Pour le maire-adjoint d’Athènes en charge des réfugiés et des immigrants, Lefteris Papagiannakis, « il était important que les autorités offrent enfin un endroit pour que les musulmans puissent observer leurs devoirs religieux ». Il serait néanmoins illusoire de penser qu’avec ses 350 places, la mosquée de Votanikos fera disparaître les lieux de culte clandestins, tempère-t-il. « Cette mosquée a valeur de symbole, juge l’édile. Le débat doit continuer et nous devons discuter de la création d’autres mosquées, pas seulement à Athènes, mais dans toute la région d’Attique. » Au-delà de l’intégration et de la reconnaissance des musulmans, grecs et étrangers, Lefteris Papagiannakis soulève un autre argument en faveur des mosquées officielles, celui de la sécurité : « Elles sont plus facilement contrôlables que les lieux de culte informels. » L’imam de la mosquée de Votanikos est ainsi désigné par l’État. L’influence de l’Église orthodoxe — dont la prédominance est inscrite dans la Constitution — et le manque de place à Athènes font toutefois obstacle à la construction de mosquées, juge le vice-maire.
Une mosquée de 350 places (sans minaret) dans une zone industrielle et pas de cimetière : à Ilioupoli, Naïm Elghandour et Anna Stamou ont le sentiment d’être traités comme des « citoyens de second rang » par l’État. Ils disent en revanche ne pas ressentir de discrimination de la part de la population, « sauf par les fascistes bien sûr », dit Naïm Elghandour. Le président de l’Association des musulmans de Grèce a été témoin au procès d’Aube dorée, dans lequel plusieurs dizaines de membres et sympathisants du parti ont été jugés suite à l’assassinat en 2013 du rappeur antifasciste Pavlos Fyssas. Cette année-là, une lettre frappée du logo d’Aube dorée — mais non revendiquée — avait été envoyée à l’association, menaçant de mort tous les musulmans s’ils ne quittaient pas le pays. La situation s’est depuis apaisée. « Comme je l’ai déclaré durant le procès, nous le devons au sang de Pavlos Fyssas », répète Naïm Elghandour. L’Égyptien, qui possède la nationalité grecque, a immigré dans le pays en 1974. Nous lui demandons pourquoi. Il nous regarde droit dans les yeux, lève les deux bras vers le ciel et après un silence, répond : « Pour vivre. »
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1Fondée en 2003 à Athènes, l’Association des musulmans de Grèce s’est fixé pour objectif d’être le porte-voix des musulmans auprès des autorités notamment et de promouvoir une image positive de l’Islam.
2Mosques in Europe. Why a solution has become a problem, Alliance Publishing Trust , 2010 (p. 309) : « En mars 2006, la ministre des affaires étrangères Dora Bakoyanni a déclaré que la question était en réexamen. Elle proposait de réutiliser une mosquée ottomane du XVIIe siècle à Monastiraki, qui abrite un musée, mais l’idée a été rejetée par l’archevêque au motif qu’elle était trop petite. Elle se situe au centre du quartier “en-dessous de l’Acropole” et près de la cathédrale orthodoxe d’Athènes. La proposition a suscité un tollé dans les médias, contre l’idée d’une mosquée placée "au cœur de la vieille ville, le berceau de la démocratie", le centre symbolique de la civilisation grecque. Pour d’autres, la concentration de musulmans dans le lieu historique le plus visité d’Athènes en changerait radicalement le caractère » (c’est nous qui traduisons).
3Konstantinos Tsitselikis est professeur au département d’études balkaniques, slaves et orientales de l’université de Macédoine à Thessalonique.