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Armement

La prolifération des drones ne modifie pas la donne stratégique au Proche-Orient

Le drone est devenu la dernière arme du champ de bataille au Proche-Orient. De nombreux pays de la région en achètent, d’autres en produisent. Pourtant les drones ne modifient pas, jusqu’à présent, la donne stratégique.

L'image montre une série de drones militaires disposés sur une piste. Les drones sont de couleur grise et sont montés sur des chariots jaunes. Au-dessus de chaque drone, il y a des drapeaux colorés qui flottent dans le vent. En arrière-plan, le paysage est désertique, avec des collines et des montagnes au loin, sous un ciel clair. Cette scène semble être une présentation ou un défilé militaire.
Janvier 2021. Drones exposés avant un exercice militaire dans un lieu non divulgué du centre de l’Iran
Armée iranienne/AFP

Le 17 janvier 2022, la zone industrielle d’Abou Dhabi, Mussafah, était frappée par une attaque de drones, entraînant la mort de trois travailleurs étrangers. Cette attaque, qui a été suivie d’autres frappes au cours des semaines suivantes, a souligné la vulnérabilité des Émirats arabes unis (EAU) face à la puissance de feu des rebelles houthistes au Yémen. Plus généralement, elle a aussi démontré l’importance grandissante des drones — entendus comme de petits avions sans équipage et télécommandés — dans les conflits du Proche-Orient. Au cours des dernières années, ils ont été employés de part et d’autre, de la Libye à Gaza en passant par l’Arabie saoudite. S’ils ne changent pas la nature des affrontements locaux, ils peuvent contribuer à leur escalade.

Un rappel de la course aux missiles

Cette course régionale aux drones peut à certains égards rappeler celle qui a prévalu autour des missiles balistiques à partir des années 1960, lorsque Israël, puis l’Égypte, la Syrie et l’Irak cherchaient à développer leurs propres arsenaux, soit par l’acquisition via un pays tiers (la France pour Israël jusqu’en 1969 et l’URSS par la suite pour les pays arabes), soit par le développement de leurs propres industries nationales. On retrouve cette même logique à l’œuvre dans la prolifération des drones au Proche-Orient.

Les pays de la région achètent de plus en plus de drones, et se tournent de plus en plus vers de la Chine, devenue l’un des fournisseurs principaux au cours de la dernière décennie. C’est le cas de la Jordanie ou encore de l’Irak. Pour sa part, l’Arabie saoudite a acheté deux drones chinois de type CH-4 en 2014 ainsi que cinq autres Wing Loong II. En même temps, Riyad entend développer sa propre industrie en la matière, en s’appuyant sur un partenariat avec la China Aerospace Science and Technology Corporation chargée de soutenir le royaume dans l’établissement de sa propre usine. Les EAU se seraient également dotés de drones chinois Wing Loong II en 2017, même si les autorités chinoises et émiriennes ont refusé jusqu’ici de confirmer l’information.

Cette montée en puissance chinoise sur le marché des drones au Proche-Orient n’a pas été sans provoquer des remous à Washington, où le Congrès et le département d’État se sont longtemps montrés réticents à exporter ces technologies vers les pays arabes. Or, décidé à prévenir le recours accru de ses partenaires du Golfe aux armements chinois, le Pentagone soutient depuis 2020 la vente de drones Predator aux EAU, et de Reaper au Qatar.

Israël, un enjeu majeur

Par ailleurs, plusieurs pays se sont appuyés sur leurs industries nationales pour développer leurs propres capacités de production au cours de la décennie écoulée. C’est le cas notamment d’Israël, qui est un acteur majeur de longue date dans le développement de drones, mais aussi de la Turquie, de l’Iran, ou encore de l’Algérie.

Le cas turc mérite notre attention tant il reflète la rapidité à laquelle ce paysage régional a changé en seulement quelques années. C’est à l’issue de la brouille politique entre Tel-Aviv et Ankara à la fin des années 2000 que l’industrie turque est sommée par Recep Tayyip Erdoğan de renforcer ses propres capacités afin, notamment, de remplacer le drone israélien Heron par un système qu’elle fabriquerait elle-même. En une dizaine d’années à peine, la Turquie est passée du rang d’importatrice à celui d’exportatrice de drones. Ses industriels ont conçu près de 130 modèles différents, parmi lesquels le Bayraktar TB2, une véritable success story de l’industrie d’armement turque. Ce dernier a joué un rôle au-delà de ses frontières : en Libye, l’armée turque en a déployé une dizaine en soutien au gouvernement de Tripoli en juin 2019, et au Haut-Karabagh, leur usage par l’Azerbaïdjan durant le conflit de 2020 contre l’Arménie s’est révélé décisif. Enfin, au Maghreb, le Maroc s’est également muni du Bayraktar TB2, tout en investissant aussi sur des drones israéliens. Rabat y voit un moyen de compenser son infériorité conventionnelle dans le conflit latent qui l’oppose depuis plus d’un an à son grand rival algérien (et qui se serait pour sa part tourné, entre autres, vers la Chine pour ses propres drones).

Fonction symbolique, fonction militaire

Que ce soit à travers l’importation ou la production locale de drones, leur acquisition répond à plusieurs motivations. Une partie non négligeable relève de la fierté nationale qui est désormais conférée à la capacité d’un pays de se munir de tels systèmes. Comme les missiles avant eux, les drones remplissent une fonction symbolique d’affirmation de puissance, qui renvoie à une forme de « technonationalisme », selon l’expression de Robert Reich1.

Mais au-delà de cette exploitation politique, le drone remplit aussi une véritable fonction militaire. Tout d’abord, il permet aux pays de la région de compenser en partie les lacunes de leurs armées traditionnelles. Le drone peut dans ce cadre s’apparenter à une armée de l’air à bas coût qui permettrait assez rapidement aux dirigeants d’un pays de combler un retard en termes d’équipement et de ressources humaines. On en revient ici à la comparaison avec la prolifération balistique des années 1960-1970, lorsque les pays arabes voyaient dans le développement de leurs arsenaux balistiques un moyen de pallier leur retard vis-à-vis d’Israël en matière de puissance aérienne.

Pour des pays du Golfe tels que le Qatar et les EAU, c’est un moyen efficace de contourner leurs limitations en ressources humaines : les effectifs militaires qataris et émiriens représentent respectivement 16 500 et 63 000 hommes (dont 2 000 et 4 500 seulement pour leurs forces aériennes). Le contraste reste saisissant entre les ambitions régionales de ces petits États et la taille réduite de leurs armées, conséquence logique d’une faible population citoyenne mobilisable. Ce paramètre démographique explique pourquoi le recours à la robotique et à l’intelligence artificielle est devenu un axe majeur de leurs politiques de sécurité, tant en interne (comme on l’a vu avec l’introduction du robot policier à Dubaï2 qu’en externe (avec le déploiement des drones).

Le développement d’une flotte de drones permet aussi aux États du Proche-Orient d’intervenir plus fréquemment au-delà de leurs frontières. Pour Israël, les drones peuvent non seulement effectuer des missions de reconnaissance pour assurer la collecte du renseignement, mais aussi être employés pour des frappes ciblées sur des adversaires à Gaza ou au Liban. S’ils ne se substituent pas complètement à l’armée de l’air ou aux forces spéciales israéliennes, les drones sont devenus pour les décideurs israéliens l’option privilégiée dans les situations jugées plus complexes et plus dangereuses. L’approche turque est assez semblable : l’armée d’Erdogan emploie de plus en plus ses drones dans le cadre de sa campagne aérienne contre les groupes kurdes en Syrie et en Irak.

Toutefois, en dépit de cette frénésie d’achat et d’emploi des drones, ces derniers n’ont pas, pour l’instant, conduit à une révolution dans la façon dont les pays du Proche-Orient se font la guerre. Les armées de la région n’ont pas subi de changement fondamental en termes de doctrine ou d’organisation du fait de ces nouveaux systèmes. Pour Israël et la Turquie, les pays les plus avancés en la matière, les drones sont venus compléter le travail de leurs forces, et parfois prendre leur relais, mais ils n’ont pas conduit à une marginalisation ou à une réduction des armées de l’air. En d’autres termes, le drone exacerbe la course aux armements régionale, mais ne change pas la nature des conflits.

La trajectoire iranienne

Dans ce paysage contrasté, la trajectoire iranienne est celle qui témoigne peut-être le plus d’une symbiose entre les drones et la stratégie militaire d’un pays, ou pour être plus précis ici celle des Gardiens de la Révolution islamique (GRI). Ces derniers contrôlent la majeure partie de la production et de l’emploi des drones armés iraniens. Ils ont été utilisés, notamment en Syrie et en Irak contre des combattants de l’organisation de l’État islamique (OEI) ainsi que d’autres mouvements insurgés. Des drones iraniens auraient également à plusieurs reprises violé l’espace israélien depuis des bases aériennes en Syrie.

Cette expansion des drones iraniens est en parfaite cohérence avec la mise en œuvre de la stratégie militaire de Téhéran dans le golfe Persique : les drones viennent compléter les missiles balistiques et de croisière des pasdarans afin de renforcer leurs capacités dites « asymétriques » face à la supériorité conventionnelle de l’armée américaine ou des pays du Golfe.

L’Iran n’a pas hésité non plus à transférer des drones à des groupes non étatiques dans la région. Ainsi, ceux employés par le Hezbollah libanais, le Hamas à Gaza ou les houthistes au Yémen seraient le fruit d’une coopération technique avec les GRI, ce qui a valu à l’Iran, dans le dernier cas, d’être pointé du doigt par l’administration américaine ainsi que par le groupe des experts de l’ONU sur le Yémen.

Les groupes armés affiliés aux GRI ont eux-mêmes su tirer profit de l’acquisition de ces drones. Le Hezbollah en emploie depuis de nombreuses armées pour effectuer des vols de reconnaissance au-dessus du nord d’Israël. La guerre de mai 2021 à Gaza a été aussi marquée par l’emploi, pour la première fois, de drones armés par le Hamas. Ces derniers n’ont toutefois pas obtenu de résultat probant : six ont été interceptés par Iron Dome tandis qu’un autre a été abattu en vol par un F-16 israélien. Enfin, comme mentionné plus haut, les houthistes ont eux aussi employé à de nombreuses reprises des drones, pour cibler les forces de la coalition saoudienne au Yémen ou pour frapper les territoires saoudien et émirien. Les houthistes se sont en particulier montrés adeptes de l’emploi de drones dits « kamikazes » : l’organisation aurait envoyé à plusieurs reprises des drones Qasef-1 (dérivés du drone iranien Ababil-T) pour attaquer les batteries Patriot de la coalition saoudienne.

Au demeurant, l’Iran n’est pas le seul pays de la région à s’être appuyé sur des drones pour renforcer des acteurs non étatiques. En Libye, les EAU ont eux aussi employé certains drones importés de Chine pour soutenir les forces du maréchal Khalifa Haftar au cours de ses offensives contre le gouvernement de Tripoli entre 2019 et 2020.

À court terme, cette course aux drones n’est donc guère susceptible de faiblir, et la seule réponse qui semble envisagée par les pays qui en deviennent la cible consiste, quand ils en ont les moyens, à renforcer leurs moyens de défense aérienne. Ce phénomène est aussi facilité par l’absence d’outils de gouvernance régionale qui permettrait de contrôler ces transferts. Par exemple, aucun pays du Proche-Orient n’a signé le Régime de contrôle de la technologie des missiles (Missile Technology Control Regime) et seuls trois d’entre eux (Irak, Jordanie, Libye) sont signataires du Code de conduite de La Haye contre la prolifération des missiles balistiques.

Il serait illusoire d’espérer ralentir la production et l’acquisition de drones au Proche-Orient. Néanmoins, la mise en œuvre d’un code de conduite régional qui préviendrait au minimum le transfert de drones militaires à des acteurs non étatiques permettrait déjà de réduire les risques d’escalade sans remettre en cause les prérogatives nationales des pays de la région. Il reste néanmoins à convaincre l’ensemble de ces derniers que c’est dans leur intérêt à tous.

1Robert Reich, «  The Rise of Technonationalism  », The Atlantic, mai 1987.

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