Je n’ai jamais demandé au général Samir Nouh combien de personnes il avait tuées. Je n’en avais pas besoin. Il y a des choses dont il ne veut pas parler à propos de la guerre de 1973, la dernière vraie guerre de l’Égypte. La plupart sont classées secret défense. Mais il aime beaucoup parler de son score. « Au cours d’une seule mission, mes camarades et moi nous en avons tué trente d’un coup ! », assène-t-il devant des publics d’hommes et de femmes. Les spectateurs rattrapent leurs enfants, qui préfèreraient jouer aux soldats dans des chars israéliens en train de rouiller, pour qu’ils écoutent le héros. Des applaudissements et des cris de « Vive l’Égypte ! » — le slogan favori du président — saluent certaines expressions, comme « ennemis morts » et « défendre la dignité de l’Égypte ».
Les généraux, eux, soutiennent le président Abdel Fatah Al-Sissi, un général plus jeune devenu président, mais ils ne scandent les slogans de personne. Pour commencer, ils ont gagné « une putain de guerre ». Quand le général Samir Nouh avait vingt ans, il servait dans une unité d’élite qui infiltrait le Sinaï occupé par les Israéliens. L’armée égyptienne, traumatisée par sa défaite de 1967, s’était reprise pour s’engager dans un conflit qui dura de 1969 à 19731. La guerre se termina par un cessez-le-feu. Beaucoup de jeunes officiers de la génération de Samir Nouh furent tués, entre 5 000 et 15 000 selon la source, égyptienne ou israélienne. Un traité de paix fut signé entre l’Égypte et Israël, et le Sinaï restitué.
Cette « victoire nationale » de 1973 entraîna la renaissance de la domination de l’armée, diplomatiquement et socialement. De jeunes officiers comme Samir Nouh reçurent des décorations, obtinrent des emplois dans le public, des pensions (le montant dépend de leur rang et de leurs blessures) et des cartes de membres dans les clubs de l’armée. Aujourd’hui, une fois de plus, ils ont reçu une mission : rassembler des bataillons de civils pour défendre l’Égypte à la suite de la révolte de 2013. Leur front s’élargit, des lobbies virtuels décodent les agendas ennemis, des sites informels pro-armée prêchent l’« esprit de 1973 », des événements mixtes militaro-civils célèbrent le succès des militaires.
La fin du secret d’État
Les généraux — certains plus que d’autres — ont été essentiels dans chaque conquête, internationale ou intérieure. J’observe que des hommes veulent leur ressembler et que des femmes veulent les épouser. Cette démonstration de vigueur nationaliste mêlée de plaisir, aussi impressionnante qu’inconfortable, c’est la nouvelle aube du patriotisme égyptien. L’Égypte est en guerre — en tout cas c’est l’impression que l’on ressent. Quand il parle en public, le général Samir Nouh est un peu nerveux, puis il s’échauffe et là, il peut couper les couilles de n’importe quel ennemi ; les conspirateurs, les terroristes, les démocrates antimilitaristes stipendiés, et ses vieux ennemis, les Israéliens. La dernière fois qu’il a déchaîné sa colère, c’était contre le ministre de l’éducation, qui l’avait empêché de visiter une école militaire. « Nous voulons aller dans les écoles et nous exprimer avant de mourir ! » Un combattant avec trente-cinq missions derrière les lignes ennemies à son actif a été stoppé par un fonctionnaire civil… Il tonnait depuis la tribune, devant les smartphones filmant en vidéo : « pédés ! pédés ! » J’ai assisté à quelques combats dans ma vie, mais jamais insulter l’honneur de quelqu’un n’a été aussi dangereux, et peut-être mortel. Un autre général, Tolba Radwan, avait ordonné à un sniper de descendre un soldat israélien qui l’insultait depuis ses lignes, devant ses subordonnés. Une anecdote qu’il ne manque pas de rappeler dans ses discours publics.
Les généraux ont été un secret d’État pendant quarante ans. Le monopole de l’ancien président Hosni Moubarak s’étendait aux livres d’histoire (de mes cours d’histoire sur la guerre de 1973, j’ai surtout retenu que les raids aériens de Moubarak2 avaient été « décisifs »). Les généraux ont rencontré l’ex-président et ils respectent ce supérieur. Ils expliquent que si leur rôle a été marginalisé, c’était pour aider à construire une image grandiose du président. Après 2011, ils ont émergé dans l’espace public, tout comme les libéraux, la gauche et les islamistes. Les retombées de la révolution ont créé un fort ressentiment contre l’armée. Les nouvelles forces révolutionnaires ont d’abord été en première ligne, puis les islamistes sont arrivés au pouvoir grâce aux premières élections démocratiques de l’Égypte. Le pays a plongé dans une lutte acharnée. Pendant ce temps, dans le sanctuaire des clubs militaires, les généraux attendaient. Complotaient. Et puis en 2013, le soulèvement soutenu par l’armée a transformé les islamistes en terroristes voués à être pourchassés. Et Abdel Fatah Al-Sissi a été élu cinquième général-président de l’Égypte. La campagne antiterroriste a ressuscité les triomphes de l’armée. Elle n’a certes pas rencontré de forte opposition, à cause de la crainte née de soixante ans d’oppression. Mais ce n’était pas la seule raison.
Héros de la nation et « boucliers de diamant »
Un groupe de jeunes filles se trémousse devant un officier chargé de l’un des anciens postes avancés israéliens du Sinaï, devenu attraction touristique pour les porteurs d’une carte d’identité égyptienne. Les jeunes filles sont les dernières à quitter le site, quêtant jusqu’au bout l’attention de l’officier. Il n’y a pas si longtemps, des femmes quinquagénaires couvraient de baisers les affiches d’Al-Sissi dans tout le pays, louant sa virilité et son cœur de lion. Jusqu’à aujourd’hui, Moubarak a lui aussi ses admiratrices, avec leurs propres accessoires. Toutefois celui qui est au cœur du renouveau du nationalisme, c’est le colonel Gamal Abdel Nasser, le deuxième président égyptien, après Mohammed Naguib. Sa haute stature, son profil d’aigle et ses épaules qui pouvaient faire de l’ombre à une délégation soviétique tout entière sont imprimés dans la mémoire des Égyptiens, même chez ceux qu’il a opprimés. Dans une société patriarcale, dotée d’une passion ancienne pour les militaires, le programme « asexué » des militants pour un État civil ne parle pas au cœur des femmes autour de moi. J’ai eu le privilège de rompre le pain (c’est-à-dire de descendre une bière) avec des hommes de gauche, des libéraux, des intellectuels et des islamistes, mais ils attirent moins que mes généraux.
Le modèle du général Samir Nouh a volé en éclats au cours d’un raid israélien. Nombre de ses camarades sont morts eux aussi, victimes de la guerre ou de l’âge. Il est la preuve édentée de l’invincibilité de l’armée. Les fans, nés dans le nationalisme nassérien, le triomphe militaire d’Anouar El-Sadate et les trois décennies de paix de Moubarak, préfèrent la sécurité d’une embrassade militaire au flirt risqué avec la démocratie. À leurs yeux les militaires sont des guerriers, des hommes qui tiennent le destin du pays entre leurs mains, dans un combat qui dépasse leurs propres vies rongées par les difficultés économiques. C’est autant de la dévotion que la recherche d’un héros national. Ce lien, poétique et un peu xénophobe, est impressionnant.
« Êtes-vous une espionne du KGB ? » Le général Tolba Radwan a souvent répété cette question. Il a interrogé de nombreux Israéliens, sur qui il avait droit de vie et de mort. Maintenant, il me fixe de son œil trouble, endommagé par un shrapnel, pour détecter ce qu’une Égyptienne (c’est ce que j’ai dit) au physique de Russe peut bien faire parmi les militaires. Dès qu’ils sont sur leur terrain, les généraux sont envahissants. La plupart du temps ils acceptent que je m’intéresse à eux, et en plus mon côté russe leur rappelle les kalachnikovs et l’« arrogance » des experts soviétiques envoyés après le marché d’armes soviéto-égyptien dans les années 1950. Pourtant, il arrive que pour obtenir le feu vert je doive passer à travers un champ de mines psychologique. L’important, ce n‘est pas seulement ce que l’on dit (des expressions comme « droits de l’homme », « société civile », « dictateur » et autres mots-clés « importés » déclenchent une alarme), mais la façon dont on le dit. Les mots ont leur importance. Les courtisans qui gravitent autour d’eux les qualifient de « généraux suprêmes », de « héros de la nation », ou de « boucliers de diamant qui protègent l’Égypte ».
La nouvelle aube patriotique
Les généraux se montrent tout aussi respectueux entre eux. Parfois ils perdent le contrôle de la situation — des civils n’en font qu’à leur tête, sont en retard, ou annulent leurs visites — et ils s’énervent. Une fois, un bus est tombé en panne lors d’un déplacement. Le général Tolba Radwan était furieux, disant que si le chauffeur était son subordonné il le ferait passer en cour martiale. Dans ma guerre psychologique avec ce dernier, je n’obtempère pas. Tout comme les généraux dans le Sinaï, je tiens mes positions. Ma tactique est la même que la leur pour garder leur santé mentale pendant la guerre : l’humour. Nous plaisantons sur mon statut supposé d’espionne du KGB. Les généraux ont un sens de l’humour très pointu. Peut-être eux et moi avons plus de choses en commun que nous voulons bien l’admettre.
Car le patriotisme ne m’est pas étranger. Comme d’autres produits des États arabes postcoloniaux, on m’a enseigné le patriotisme tout au long de mes études. En plusieurs versions. La première fois dans une école irakienne, à Moscou. Pendant que l’URSS s’effondrait, j’ai étudié l’Iraqi wataneya (le patriotisme irakien). Autant que je me souvienne, on me prêchait que l’honorable armée irakienne faisait face à de cruels ennemis, l’Iran et le Koweït. Tous les ans, on écoutait le récit du bombardement d’une école primaire par l’Iran. L’image littéraire d’une petite fille morte en souriant me poursuit jusqu’à ce jour. Puis, dans les turbulentes années 1990, pendant que la capitale irakienne vivait au rythme des explosions, de assassinats et des braquages, j’ai appris un patriotisme un peu plus anxieux dans une école saoudienne : la guerre sainte contre les infidèles. Ces éducations patriotiques avaient une chose en commun, la fierté du territoire. Quand nous avons déménagé en Égypte, on m’a enseigné une version égyptienne du patriotisme : la loyauté envers l’armée victorieuse. Je n’en ai pas deviné la raison jusqu’en 2013, quand cette matière scolaire a servi à séparer les alliés des ennemis. Maintenant, parmi les généraux-vrais-patriotes, je me sens coupable de ma négligence adolescente et j’essaie de me rappeler le vocabulaire.
Nous mastiquons du poulet au restaurant d’un club militaire. À l’extérieur de notre camp, celui des vainqueurs, l’opposition réagit de façon mitigée face aux généraux : au pire par du cynisme, au mieux par de la peur. Le pays, pris entre les deux révolutions de 2011 et de 2013 est divisé en deux fronts enragés avec chacun ses leaders, ses idéaux et ses martyrs. Dans cette cascade de replis politiques qui débouche seulement de temps en temps dans le débat public, la première victime de la guerre n’est pas la vérité, mais la compréhension. L’Égypte, avec ses fronts opposés, porte l’héritage de ces quelques officiers en train de dévorer du poulet. Pourtant, je me dis que les généraux pourraient faire une erreur stratégique en négligeant les conséquences de 2011.
Mais je ne vais pas gâcher leurs repas avec ça. En ce qui me concerne, je suis considérée comme une vraie patriote, finalement. Ils m’ont reçue chez eux. Ils m’ont fait assez confiance pour me montrer certains aspects de leurs vies, beaucoup moins héroïques, ceux qu’ils ne dévoilent pas à leurs disciples. Comme ces histoires de pilotes de Mig dont les lits avaient la taille exacte d’un cercueil, ou de celui qui tua accidentellement son cuisinier lors d’un atterrissage manqué. Même l’inflexible général Tolba Radwan m’a invitée personnellement à suivre une de ses tournées en prenant soin de me demander si je préférais le poulet ou le poisson. Et maintenant que je suis partie, les généraux me demandent de mes nouvelles par messages Facebook. Cependant je ne suis ni une patriote comme il faut ni une révolutionnaire, je suis seulement une spectatrice prudente, qui sait apprécier un bon poulet rôti et une bonne histoire de guerre dans le no man’s land des généraux.
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1NDT. Après la guerre de 1967, une guerre d’usure se déroula entre l’Égypte et Israël autour du canal de Suez, consistant en duels d’artillerie et en incursions de commandos. Elle s’est terminée par un cessez-le-feu en août 1970. En 1973, l’Égypte et la Syrie lancent la guerre d’Octobre (également dénommée « guerre israélo-arabe de 1973 », et « guerre du Kippour » par les Israéliens), qui s’achèvera par une victoire israélienne après le succès initial de l’offensive syro-égyptienne.
2NDT. Hosni Moubarak était alors chef de l’aviation.