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La révolution soudanaise face à ses ennemis

La chute du président Omar Al-Bachir n’a été que la première étape d’une lutte qui risque d’être longue et complexe contre la dictature et ses soutiens islamistes, qui contrôlent l’État profond.

L'image montre un groupe de personnes en liesse rassemblées autour d'un véhicule militaire. Des soldats, vêtus d'uniformes camouflés, sont visibles en hauteur sur le véhicule, tandis que la foule en dessous lève les bras et semble manifester de la joie ou de l'enthousiasme. On peut apercevoir des confettis ou des éclats de couleur qui ajoutent à l'ambiance festive. L'atmosphère générale semble être celle d'une célébration ou d'un événement important.
Khartoum, 8 avril 2019. — Éléments de l’armée ayant défendu les manifestants contre les forces de sécurité salués par la foule.
M. Saleh

La joie du peuple soudanais mercredi 10 avril aura été bien éphémère avant le communiqué tant attendu qui devait annoncer la prise du pouvoir par l’armée et la destitution du président Omar Al-Bachir, un homme qui a régné par le fer et le feu durant trente ans, de 1989 à 2019. Cinq heures d’euphorie ont laissé place à une immense colère puis à l’abattement dans cette foule amassée sur la grande place face au quartier général de l’armée, au cœur de la capitale Khartoum. La musique militaire s’est arrêtée. À treize heures précises, les clameurs de la foule ont cessé pour accueillir le communiqué. Mais quelle ne fut pas sa surprise en voyant apparaître, sous l’œil des caméras, le premier vice-président du dictateur déchu et son ministre de la défense, Awad Ibn Auf, comme l’un des acteurs clés du coup d’État.

La plupart des Soudanais n’ont pas attendu la fin du communiqué lu par Ibn Auf d’une voix feutrée et monocorde : des manifestations houleuses se sont aussitôt formées à partir de la place, se déversant dans les rues, clamant fort leur refus catégorique de ce nouveau pouvoir qui n’était à leurs yeux qu’un maintien de l’ancien régime sous de nouvelles couleurs.

Des soldats contre les miliciens

Lorsque le 6 avril 2018 les manifestants ont dressé leurs tentes devant le siège du commandement de l’armée pour un sit-in prolongé en réponse à l’appel du Rassemblement des professionnels1, le mouvement islamiste au pouvoir a commencé, à travers son aile politique, le parti du Congrès national, à tisser sa toile : le premier scénario a été mis en œuvre le soir même du sit-in. Des éléments de la milice de la « sécurité populaire et étudiante » affiliée aux islamistes, descendaient dans les rues, habillés de treillis similaires aux uniformes des services de sécurité et de renseignement et s’en prenaient aux centaines de milliers de manifestants. Ils se sont alors heurtés à des soldats et cadets militaires qui avaient décidé de défendre les manifestants, enfreignant clairement les ordres reçus de ne pas intervenir. Après avoir saisi des armes dans leurs casernes en brisant les cadenas de réserves, ils se sont affrontés avec les miliciens deux jours durant.

Le premier scénario ayant échoué, un plan B a été avancé. Le pouvoir a tenté de reprendre la main non seulement au sein des forces armées gagnées par la fièvre, mais également à travers les services de sécurité, à travers le Comité suprême de sécurité qui avait été formé et qui regroupait des officiers supérieurs soigneusement sélectionnés pour leur allégeance au mouvement islamiste, certains d’entre eux faisant même partie de son appareil militaire occulte. Le Comité suprême de sécurité aura ainsi fait son coup d’État interne ce mercredi-là avec la bénédiction, voire le suivi minutieux des acteurs de l’« État profond »2 conduits par la direction du mouvement islamiste et les figures-clé du régime.

Par ses termes ambigus, le communiqué du groupe putschiste a apporté la preuve qu’il s’agissait d’une mauvaise pièce de théâtre. Le paragraphe qui évoquait la dissolution d’institutions régaliennes, à commencer par la présidence de la République et jusqu’aux conseils législatifs des États était éloquent : il fallait se souvenir en effet que la part du mouvement islamiste dans le dernier gouvernement avait été réduite par Al-Bachir. Le président soudanais craignait à l’évidence d’être renversé par un coup d’État et il avait pris soin de s’entourer de fidèles entre les fidèles, dont la plupart n’avaient pas de convictions « fréristes » (du mouvement des Frères musulmans).

La résistance des islamistes

La dissolution par Ibn Auf du dernier gouvernement en date représentait la deuxième mission assignée au nouvel homme du pouvoir après le renversement d’Al-Bachir. Et l’on pouvait voir se profiler derrière le gouvernail l’ombre du mouvement islamiste, avant et après le communiqué. Preuve en est que la gestion des ministères régaliens a été confiée à des sous-secrétaires d’État qui sont membres du mouvement islamiste. Certains d’entre eux sont même membres de son appareil militaire clandestin. Les islamistes auront ainsi récupéré depuis vendredi une partie du territoire qu’ils avaient récemment perdu au profit d’étrangers au mouvement, adoubés par le président, et auront chemin faisant raffermi leur emprise sur les manettes des ministères.

Mais qui sont ces milices entrées en confrontation avec l’armée dans l’enceinte du quartier général du commandement militaire ?3 Elles ont pris position dans un bâtiment en construction appelé « cité médicale Al-Bachir » dans l’intention de disperser le sit-in par la force. Il s’agit précisément de l’appareil militaire secret du mouvement islamiste, formé au début des années 1990 du siècle dernier, lorsque le mouvement avait imposé sa domination totale sur le régime après avoir mis en place un programme dit « d’habilitation » qui avait pénétré toutes les sphères de l’État, avec pour toute devise l’allégeance avant la compétence. L’appareil, généreusement soutenu financièrement par le pouvoir, était composé de lycéens et d’étudiants d’université, et conduit par des dirigeants du mouvement islamiste, avec à leur tête le très célèbre Nafe Ali Nafe, alors patron des services de sécurité et de renseignement (moukhabarat), auquel devait succéder à ce poste un autre islamiste, Ali Kerti. Les nouvelles recrues de l’appareil militaire étaient endoctrinées au sein du centre national pour la production médiatique rattaché au mouvement islamiste étudiant. Les nouveaux éléments étaient enrôlés dans des bataillons dits stratégiques et recevaient un entraînement militaire au Centre Ben Walid, au camp de Markhiate au nord de la ville d’Omdourman. Les bataillons en question s’étaient livrés à la fin des années 1990 à des liquidations d’étudiants à l’université de Khartoum, notamment des étudiants de gauche, mais aussi des opposants du centre. Leurs actes de violence contre la gauche étaient réputés sur les campus, mais aussi leur sabotage de toute élection dont les résultats n’étaient pas à leur goût.

La rupture avec Tourabi

Cet appareil militaire a fortement été ébranlé en 1999 lors de la fameuse rupture entre le président Omar Al-Bachir et le parrain du régime Hassan Tourabi, et l’éviction de celui-ci du pouvoir avec l’aide de ses propres disciples. L’appareil militaire s’est scindé en deux ; un mouvement resté fidèle au Parti du congrès populaire fondé par Tourabi et passé à l’opposition, et un autre demeuré proche d’Al-Bachir, stipendié par le pouvoir et protecteur du régime. Cette proximité était visible jusque dans l’emprunt par les miliciens des véhicules des services, de leurs uniformes, de leurs cartes professionnelles, de leur système de promotion hiérarchique, dans l’accompagnement sur le terrain pour des arrestations de citoyens. Le bureau du procureur pour la sûreté de l’État les considérait comme des représentants officiels de la force publique ; la justice elle-même les traitait comme des forces de sécurité alors qu’il s’agissait de miliciens opérant dans une zone grise et s’y livrant à toutes sortes d’exactions.

Le rôle de cette milice occulte a été dévoilé lorsque le peuple s’est soulevé en septembre 2013, à Khartoum et dans certains États, en protestation contre les décisions de suppression des subventions de carburant. La milice a tiré à balles réelles sur les manifestants, faisant plus de 200 morts. Ce massacre fut l’une des violations les plus flagrantes des droits humains par la milice secrète. Le dossier est toujours en suspens devant la justice soudanaise et en souffrance dans les tiroirs du Conseil des droits de l’homme à Genève. Cette milice a réitéré les mêmes exactions lors des manifestations récentes au Soudan, depuis le 19 décembre. De nombreuses unités ont été mobilisées pour la répression des manifestants dans les rues de Khartoum et des grandes villes du pays. Montés sur des 4X4 qui n’ont pas de plaque d’immatriculation, arborant matraques et kalachnikov, voilés afin que leurs photos ne se retrouvent pas sur les réseaux sociaux, les miliciens assassinaient les manifestants. Plus de 50 d’entre eux ont péri par leurs mains depuis le début de la révolution. Des tireurs embusqués dans des bâtiments en construction ont pris pour cibles les manifestants sur la place, utilisant des armes munies de silencieux. Les agents du renseignement militaire auraient réussi à en débusquer certains, à les arrêter, voire à nettoyer certains repaires.

Ce qui nous a poussés à détailler l’histoire de cette milice c’est précisément parce qu’elle a été brandie comme une menace par l’ex-vice-président qui a évoqué selon ses propres termes les « bataillons de l’ombre », prêts à en découdre avec la contestation. Ce qui a eu le don de jeter des milliers de Soudanais dans les rues en signe de protestation, les flux des manifestants ne faisant que grossir après chaque assassinat, jusqu’au sit-in de centaines de milliers de personnes sur l’immense place devant le quartier général du commandement de l’armée.

Malgré ce soulèvement populaire contre un régime se réclamant des islamistes, ceux-ci sont toujours présents sur la scène soudanaise. Ils le sont à travers leurs hommes dans l’armée, les services de renseignement et de sécurité et la police. On les trouve aussi au sein du Conseil militaire de transition. Et malgré le revers infligé au plan B du mouvement islamiste avec le départ d’Awad Ibn Auf, la destitution de son vice-président Kamal Abdel Maarouf, et la démission du chef du service de renseignement Salah Gosh, le Conseil militaire comprend encore des figures marquées par leur allégeance au mouvement islamiste, notamment Jalal Eddine El-Cheikh, adjoint au chef du service des renseignements, et Omar Zein El-Abidine, président de la commission politique au sein du Conseil. Le mouvement fait même preuve d’une certaine pugnacité en poussant ses représentants au sein du Conseil militaire de transition, bien qu’ils soient rejetés par la rue.

Après avoir été chassés de la scène politique, les islamistes tentent de maintenir leur domination à travers l’armée, au grand dam des manifestants. À l’annonce de la composition du Conseil militaire de transition, un terrible grondement hostile s’était élevé de la foule. Des flux de manifestants s’étaient déversés dans les rues adjacentes, scandant des slogans hostiles aux services, réclamant leur dissolution et la comparution de leurs responsables devant la justice pour les crimes commis par les milices islamistes sous leur couverture. Face à l’agitation qui gagnait le pays depuis quatre mois, le mouvement islamiste semblait avoir déjà préparé sa riposte. Il a de nouveau poussé ses pions au sein du Comité suprême de sécurité, afin de s’opposer aux demandes du peuple et de préserver ses forces dans l’espoir d’un retournement à venir, durant les deux années de transition fixées par le Conseil militaire.

La question de la Cour pénale internationale

Cette ruse supposée endiguer l’opposition ne semble toutefois pas passer. Le refus reste catégorique face à toute tentative du Conseil de transition de sauver les meubles. Par la pression populaire de leur sit-in, les forces de la révolution avaient réussi au bout de cinq jours à faire sortir l’armée de son mutisme, puis à faire intervenir des soldats et des sous-officiers contre les milices. Ce n’était pas pour accepter des communiqués auxquels le mouvement islamiste n’était pas étranger, et qui n’offraient que des palliatifs. Ni pour accepter que l’on taise le sort réservé au président déchu dont le peuple réclame la comparution devant la Cour pénale internationale (CPI). Le premier communiqué lu par Awad Ibn Auf a maintenu le flou sur ce point et cela a été une première déception pour les manifestants, la deuxième étant l’information qui a commencé à circuler sur la liberté de mouvement des figures de l’ancien régime, contrairement à la prétendue assignation à résidence rapportée par certains médias.

Mais plus terrible a été le dépit ressenti à l’annonce, par le président de la commission politique du Conseil militaire Omar Zein El-Abidine, de son refus d’extrader Omar Al-Bachir pour comparution devant la CPI, comme le réclamait le peuple, et de dissoudre le Congrès national. La révélation selon laquelle le patron des services de renseignement Salah Gosh était l’un des artisans du putsch a constitué un autre motif d’abattement.

D’autres désillusions devaient suivre avec le dernier communiqué lu par le nouveau président du Conseil militaire, Abdel Fattah Bourhane, qui se gargarise de généralités et de termes flous, sans préciser le sort réservé au dictateur, aux figures de l’ancien régime, ou au Congrès national.

Bourhane est alors apparu comme l’une des facettes du plan B échafaudé par le mouvement islamiste. Il n’a pas clairement affirmé que le Conseil militaire allait démanteler l’ancien régime et l’État profond, il a simplement indiqué vouloir remettre en question les institutions bâties sur le clientélisme, lutter contre la corruption, et demander des comptes à tous ceux qui avaient commis un crime contre la patrie. Sans doute Bourhane pensait-il jouer la fermeté devant les forces armées quant à ses intentions de donner suite aux revendications du peuple, mais le message perçu par les manifestants du sit-in a été que le nouveau président du Conseil militaire usait des mêmes ruses que ses prédécesseurs, sans que personne n’aille toutefois jusqu’à dénoncer un plan destiné à sauvegarder l’héritage de l’ancien régime et à préserver ses institutions occultes, en prévision d’un retour en force.

Les détails de ce plan commencent à apparaître au grand jour avec le dernier épisode en date qui montre bien que le Congrès national a survécu au naufrage. Celui-ci annonce dans un communiqué qu’il se résigne à son sort et accepte la décision des services de sécurité, mais qu’il réclame seulement que ses dirigeants soient libérés, que ses antennes dans le pays (qui ont été saccagées) soient épargnées et que la vie politique puisse s’organiser dorénavant sans exclusion d’aucune partie. Cet appel à la réconciliation ne laisse plus de doutes sur l’implication du mouvement islamiste, qui semble tirer les ficelles dans l’ombre.

Ce communiqué appelant à la concorde a été largement relayé sur les réseaux sociaux qui en ont analysé les termes, totalement nouveaux dans le paysage depuis trente ans. Ils y ont vu une autre preuve d’un plan échafaudé pour reprendre le pouvoir. Les internautes ont ironisé sur le fait de savoir comment la signature du communiqué pouvait être celle de la « direction » du parti si celle-ci était supposée être sous les verrous. Ne s’agissait-il du même stratagème autrefois utilisé par le Front islamique, dont le Congrès national est aujourd’hui l’avatar, et qui avait également dupé le peuple en révolte contre le pouvoir en 1989 ? La parole prêtée à Tourabi s’adressant à Al Bachir n’était-elle pas : « Toi à la présidence et moi en prison, de concert nous irons »4.

Un terrible héritage économique

Pour autant, les forces de la liberté et du changement présidées par le Rassemblement des professionnels poursuivent la pression exercée sur le commandement de l’armée, avec des centaines de milliers de Soudanais toujours assemblés sur l’immense place du commandement, ce qui paralyse véritablement le centre-ville de Khartoum. Le travail s’est totalement arrêté dans nombre d’établissements du quartier. Ce qui a poussé l’armée à faire certaines concessions au Rassemblement, concessions qui lui ont été reprochées par les islamistes. À chacune de ces concessions, ceux-ci envoyaient de nouveau leurs miliciens tirer de manière aveugle sur la foule dans une vaine tentative de disperser le sit-in, et d’envoyer un double message aux forces du changement d’une part et aux officiers et soldats solidaires du mouvement de l’autre. Les menaces étaient également proférées par l’intermédiaire de prêcheurs ou de cadres intermédiaires dans les mosquées. Le fait que ces agissements ne soient pas jugulés trahit la collusion entre les officiers supérieurs de l’armée et les islamistes, comme cela a été évoqué plus haut.

Si le pouvoir civil devait être dévolu aux forces révolutionnaires comme elles l’espèrent, elles pourraient fort bien se retrouver en butte à de fortes pressions, qui pourraient faire chuter le premier gouvernement post révolutionnaire. Les défis à relever sont énormes, tant l’héritage est lourd : l’économie du pays connaît un véritable effondrement, l’inflation est à 63 %, la dette externe se chiffre à 50 milliards de dollars (44 milliards d’euros) dont 60 % d’intérêt, la dette interne est à 70 milliards de livres soudanaises (1,3 milliard d’euros). Sans compter que le pouvoir avait ces derniers temps fait marcher à fond la planche à billets pour répondre aux besoins de liquidités du pays, alors que les réserves de devises ne dépassent pas 1,44 milliard de dollars (1,27 milliard d’euros). Le pays connaît une pénurie de médicaments et de carburant. L’État profond fera certainement tout pour asphyxier le nouveau gouvernement, notamment à travers ses entreprises pharmaceutiques et de carburant. Il pourrait bien accélérer sa chute, si les représentants des forces révolutionnaires ne réfléchissent pas d’urgence à des solutions de nature à prévenir les crises.

# Traduit de l’arabe par Nada Yafi.

1Regroupement de syndicats et d’associations qui organise la contestation au Soudan.

2NDLR. Concept désignant le plus souvent la réunion d’un groupe de personnes au sein d’une entité informelle qui détient secrètement le pouvoir décisionnel de l’État, au-delà du pouvoir légal.

3La place devant le quartier général est considérée comme une zone militaire.

4Al-Tourabi devait être en effet rapidement libéré par la suite, en même temps que d’autres chefs de partis.

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