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Journal de bord de Gaza 97

La stratégie israélienne, le chaos sécuritaire

Rami Abou Jamous écrit son journal pour Orient XXI. Ce fondateur de GazaPress, un bureau qui fournissait aide et traduction aux journalistes occidentaux, a dû quitter en octobre 2023 son appartement de Gaza-ville avec sa femme Sabah, les enfants de celle-ci, et leur fils Walid, trois ans, sous la menace de l’armée israélienne. Réfugiée depuis à Rafah, la famille a dû ensuite se déplacer vers Deir El-Balah et plus tard à Nusseirat, coincés comme tant de familles dans cette enclave miséreuse et surpeuplée. Un mois et demi après l’annonce du cessez-le-feu, Rami est enfin de retour chez lui avec sa femme, Walid et le nouveau-né Ramzi. Pour ce journal de bord, Rami a reçu le prix de la presse écrite et le prix Ouest-France au Prix Bayeux pour les correspondants de guerre. Cet espace lui est dédié depuis le 28 février 2024.

Des camions chargés de marchandises, des travailleurs en mouvement dans la poussière.
Terminal de Zikim, à l’ouest de Beit Lahia, dans le nord du territoire palestinien assiégé, le 25 juin 2025. Des volontaires issus de familles palestiniennes organisées en comités de prévention des vols surveillent des camions transportant de l’aide qui sont entrés dans la bande de Gaza.
Bashar TALEB / AFP

Dimanche 30 juin

Pour comprendre le chaos qui est en train de s’instaurer à Gaza, je vais prendre exemple sur une séquence d’événements parmi d’autres, celle qui s’est déroulée mercredi 25 et jeudi 26 juin. Quarante-huit heures de chaos ordinaire dans la bande de Gaza.

Tout commence bien, pourtant. Mercredi, des grandes familles, des clans de la bande de Gaza prennent l’initiative de protéger un des rares convois d’aide humanitaire à destination des ONG internationales, pour éviter que les camions ne soient dévalisés par des habitants affamés. Le convoi entre par le terminal de Zikim, au nord. Presque tous atteignent les entrepôts de plusieurs ONG locales, qui stockent la nourriture. Le lendemain, jeudi, les ONG internationales envoient des SMS aux familles qui sont sur leurs listes, en commençant par les familles les plus nombreuses, leur disant de venir chercher les colis ou les sacs de farine. Cette initiative démonte les accusations israéliennes affirmant que l’aide alimentaire est systématiquement détournée.

Cela ne plaît pas aux Israéliens. Le jeudi, un nouveau convoi entre dans la bande de Gaza par le terminal de Kerem Shalom, au sud. Au premier rond-point, des hommes armés appartenant à un clan local l’attendent, sans que les Israéliens interviennent. Ils commencent à piller les camions. La police du Hamas intervient. Un des assaillants est grièvement blessé. Les policiers emportent de l’aide qu’ils ont récupérée pour la distribuer sur le marché le plus proche. C’est au retour qu’ils sont ciblés par un drone israélien, qui frappe une Jeep et une moto. Cinq policiers sont tués.

Une centaine d’hommes cagoulés

Un peu plus tard, les membres du clan qui ont eu un blessé attaquent l’hôpital Nasser, le seul qui fonctionne encore un peu dans le sud, où le blessé est soigné. Ils veulent s’assurer que leur homme est prioritaire pour les soins, et ils pensent y trouver des policiers du Hamas. Les hommes armés saccagent l’entrée des urgences, tirent des rafales de kalachnikov, et brûlent deux voitures de police.

Le même jour, au marché de Deir El-Balah, une patrouille de police fait le tour des étals pour vérifier les prix et demander aux commerçants de les baisser. Cela ne plaît pas non plus à l’armée israélienne. Un drone tire. Bilan : quinze morts, des policiers et des gens qui tentaient de trouver quelque chose à manger sur le marché.

Vers la même heure, au grand étonnement de la population, un défilé militaire a lieu en plein jour et au milieu d’une rue de Zawaida, au centre de la bande de Gaza. Une centaine d’hommes cagoulés et armés de Kalachnikov marchent en bon ordre. Les Gazaouis ont l’habitude de ces parades, mais elles sont toujours organisées par les différentes factions politiques. Cette fois, pour la première fois, c’est une famille qui défile. Elle accuse le Hamas d’avoir tué un de ses membres. En tête, un porte-parole muni d’un mégaphone clame : « Que le Hamas retire ses policiers, sinon nous prendrons les choses en main ! » La vidéo du défilé est diffusée sur les réseaux sociaux, avec un montage élaboré.

Cette parade militaire n’aurait pas pu avoir lieu sans l’autorisation tacite des Israéliens. Leurs drones surveillent Gaza vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Si trois hommes cagoulés et armés apparaissent sur l’écran, ils sont visés et tués immédiatement. Et là, on avait une centaine d’hommes, visage masqué et brandissant des kalachs.

Ce même jeudi encore, vers 11 heures du soir, nouvelle attaque contre l’hôpital Nasser. Cette fois, ce sont les hommes de la milice de Yasser Abou Chabab, dont j’ai déjà parlé, qui sèment la terreur pendant deux heures, tirant dans tous les coins. Apparemment dans le seul but d’entretenir le désordre. Abou Chabab, qui se présente lui-même comme le chef d’un « mouvement populaire » luttant contre le Hamas, n’aurait jamais pu sortir à cette heure-là, à bord de plusieurs véhicules, sans l’aval de l’armée israélienne. Et la partie de Khan Younès où il s’est implanté est désignée comme « zone rouge » par les Israéliens, théoriquement personne ne peut y avoir accès.

L’armée tue les protecteurs des convois

Le lendemain, Abou Chabab publie un communiqué affirmant qu’il avait attaqué les hommes du Hamas qui se trouvaient à l’intérieur de l’hôpital. Des policiers du parti sont souvent présents dans les hôpitaux, où ils tiennent un petit bureau pour enregistrer les plaintes, et autres tâches administratives.

La loi des clans

Il est vrai que la majorité des Gazaouis ne souhaitent pas que le Hamas reste au pouvoir. Ils veulent que la guerre s’arrête et qu’une administration prenne les choses en main. Mais personne ne veut la loi de la jungle, le pouvoir des clans et l’injustice partout. Certes, le Hamas gouvernait Gaza d’une main de fer. Mais il y avait la police, il y avait des tribunaux, on pouvait porter plainte, les voleurs et les meurtriers étaient arrêtés. La loi était appliquée. Maintenant, cela va être la loi des clans.

Autour de moi, personne n’en veut, et tout le monde la redoute. Chaque famille va essayer de se militariser, de renforcer son pouvoir. Ceux qui n’appartiennent pas à l’un de ces clans n’auront aucun recours. C’est exactement ce que cherchent les Israéliens.

Chaque grande famille est en train de consolider son territoire, chacune aura sa forteresse, par laquelle l’aide humanitaire sera obligée de passer. En même temps, les pièges mortels de la prétendue aide humanitaire américaine (en fait une aide « inhumanitaire ») continuent à fonctionner. Ces aumônes distribuées par le bourreau sont chaque jour le théâtre de tueries, l’armée d’occupation visant les civils venus chercher des colis, sur ordre des officiers, comme l’a décrit un article du quotidien israélien Haaretz1.

L’arme de la famine a déjà un résultat plus profond. Elle détruit les fondements mêmes de la société, son architecture. Nous sommes passés d’une société soudée à une société fragile comme une toile d’araignée, puis à une société du chacun pour soi.Aujourd’hui, le vol est considéré comme acceptable. Il est normal de piller les convois. Cette opinion est très présente chez les jeunes. Un nouveau phénomène est apparu : le racket de ceux qui ont réussi à attraper un colis ou sac de farine dans les centres de la Gaza Humanitarian Foundation (GHF). Les bénéficiaires font souvent des détours de plusieurs kilomètres à pied pour éviter de traverser le territoire d’une grande famille. Mais ils peuvent se faire agresser au détour d’une ruelle par deux ou trois jeunes armés de couteaux.

Le butin est revendu au bord des routes. En fin de journée, sans se cacher, de jeunes hommes lancent à la cantonade : « Aide américaine ! » Ils proposent le sac de farine à 50 shekels (12 euros environ), qui revient en fait à 100 shekels (25 euros), les changeurs prenant 50 % de commission pour donner du cash. Les Israéliens veulent créer dans l’avenir de nouvelles générations déstructurées, sans repère, sans culture politique, uniquement préoccupées de leur survie individuelle. Et j’espère qu’on ne va pas arriver à une guerre civile parce que ce serait la pire des choses, une guerre civile entre les Palestiniens pour un sac de farine, pour continuer à vivre.

1Nir Hasson, Yaniv Kubovich et Bar Peleg, «  “It’s a Killing Field” : IDF Soldiers Ordered to Shoot Deliberately at Unarmed Gazans Waiting for Humanitarian Aid  », Haaretz, 27 juin 2025.

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