L’Arabie saoudite essaie depuis 1995 de renverser le clan régnant à Doha, perçu comme trop autonome par rapport à l’hégémonie de Riyad, et parfois même hostile à ses politiques. Le lancement d’Al-Jazira, l’ouverture des frontières et des ondes à de nombreux révolutionnaires arabes, l’appui conjoncturel à l’Iran et au Hezbollah en particulier ont fait du Qatar un challenger somnolant aux côtés de l’Arabie saoudite.
Les EAU sont aussi très critiques du Qatar. Les deux pays sont de taille modeste comparés aux puissances régionales que sont l’Iran et l’Arabie saoudite. Ambitieux, leurs dirigeants, des chefs tribaux de régimes autoritaires sont hostiles l’un envers l’autre pour des raisons personnelles, politiques et historiques.
L’argument démocratique
Lors du déclenchement du Printemps arabe début 2011, les États-Unis du temps de l’administration Obama se sont rapidement engagés dans la voie du changement. Le Qatar et la Turquie, importants alliés de Washington, proches des Frères musulmans et de nombreux courants révolutionnaires arabes étaient aussi dans cette optique. L’Arabie saoudite et les EAU ont, quant à eux, choisi la voie adverse (sauf en Syrie et en Libye, pour différentes raisons).
À Riyad comme à Abou Dhabi, on préfère en effet l’ordre et la stabilité à la démocratie. Les dirigeants de ces pays n’expliquent cependant pas leur position par une critique idéologique de ce système politique. Bien au contraire, ils se disent souvent favorables à la démocratie, mais font entendre à leurs interlocuteurs que leurs peuples ne sont pas prêts. Cet argument, valable de tout temps et dans toutes les nations, s’adjoint à une raison concrète et moins dite : défendre les intérêts des clans au pouvoir qui risquent leurs privilèges si la démocratie s’installait dans la région et que leurs opposants « montaient » par les urnes.
Les Qataris et les Turcs ne sont pas beaucoup plus démocrates que les Saoudiens ou les Émiriens mais ils voient en la démocratie le meilleur moyen de faire parvenir leurs alliés au pouvoir, et donc un outil qui peut servir leurs intérêts. Ainsi prétendent-ils soutenir l’instauration de l’État de droit dans le monde arabe, ce qui n’est pas pour déplaire à leurs alliés occidentaux. L’alliance Turquie-Qatar a donc indirectement bénéficié à l’introduction de la démocratie en 2011.
Mais les guerres multiples qui se sont déclarées dans le monde arabe, ses difficultés économiques, les métastases du terrorisme et les migrations en masse vers l’Europe ont conduit beaucoup de capitales occidentales à reconsidérer leurs priorités : la sécurité de l’Occident passe avant la démocratisation des pays arabes. Le vote du Brexit, la montée globale de la droite et du populisme, puis l’arrivée de Donald Trump à la Maison Blanche en janvier 2017 n’ont fait qu’accélérer ce processus.
Turcs et Qataris, têtes de pont d’une politique occidentale favorisant la démocratisation du monde arabe jusqu’en 2016, se sont ainsi retrouvés en marge. Les marginaux d’hier, en l’occurrence les Saoudiens et les Émiriens, devenus presque faiseurs de rois à Washington et courtisés par Paris et par Londres ont été soudain propulsés au-devant de la scène. Aujourd’hui, le camp de la stabilité autoritaire semble l’emporter, aux dépens de celui de la démocratie.
Le précédent libyen
Alors que l’Arabie saoudite avait concentré l’essentiel de ses forces sur son cercle géographique immédiat (la Syrie et l’organisation de l’État islamique au nord, l’Iran à l’est, le Yémen au sud, et l’Égypte à l’ouest), les Émiriens sont allés au-delà. Le Printemps arabe leur a en fait permis de mettre en place une nouvelle politique étrangère proactive et ambitieuse qui n’est pas sans rappeler celle suivie par le Qatar il y a deux décennies.
Depuis 2011 donc, les EAU s’en prennent au Qatar et à ses principaux alliés, la Turquie et les partis de l’islam politique. Toutefois, la Turquie reste une puissance régionale majeure avec laquelle Abou Dhabi évite la confrontation directe. C’est l’islam politique, maillon faible de cette alliance, qui fait les frais d’une guerre qui ne dit pas son nom, surtout vers le nord de l’Afrique.
Il y a néanmoins une victime collatérale dans cette bataille : la démocratie. Au Maroc comme en Algérie, le système a réussi à se consolider jusqu’à présent et éviter les interférences de ces deux pays. Leur duel a en revanche conduit à l’instauration de la dictature en Égypte et à l’effritement de la Libye. Reste la Tunisie.
En Libye, les Émiriens et les Qataris s’étaient fortement impliqués dans la guerre contre la Jamahiriya en 2011, coopérant avec l’OTAN pour faire chuter le régime. La Tunisie était le passage obligé pour Tripoli, et les deux pays l’avaient utilisée pour passer armes et munitions. Mais la montée en puissance des Frères musulmans en Égypte, la victoire d’Ennahda en Tunisie en octobre 2011, la mort de Mouammar Kadhafi le même mois, et la victoire du Parti de la justice et du développement (PJD) au Maroc le mois d’après signifiaient deux choses : le Qatar avançait au nord de l’Afrique, et Kadhafi, l’ennemi commun qui obligeait Abou Dhabi et Doha à pactiser, avait disparu.
En cette fin de 2011, la compétition entre les deux frères rivaux battait son plein. L’Égypte et la Libye étaient des lots importants ; les gains de l’un signifiaient les pertes de l’autre. La Tunisie, berceau du Printemps arabe, est un cap symbolique mais aussi un élément-clé pour le dossier libyen.
Stopper le Qatar
La stratégie des EAU en Tunisie se résume ainsi en trois points majeurs : d’abord stopper le Qatar, puis par extension le parti issu de l’islam politique, Ennahda. Le troisième point est le dossier libyen : les EAU s’y investissent économiquement, politiquement et militairement, contre Doha, Ankara et l’islam politique.
Ainsi, dès les premières semaines de l’année 2011 et de manière ascendante, l’empire médiatique émirien — et saoudien — a été engagé contre Ennahda et l’influence du Qatar et de la Turquie en Tunisie. Cette campagne auprès du public tunisien ressemble à celle qui a été utilisée plus tard par les Russes — et les Émiriens — pour les électeurs américains lors de la présidentielle de 2016, plus connue sous le nom de « fake news ». Une contre-attaque a été engagée par les médias (traditionnels et sociaux) proches du Qatar. Mais comme la petite principauté essayait d’éviter la colère de Riyad (jusqu’en 2017), la réponse a été faible et a rarement pu dépasser les cercles déjà acquis à Doha.
Ces campagnes et contre-campagnes ne concernent pas uniquement la Tunisie. Elles s’étendent à tout le monde arabe et aux réseaux des think tanks et des médias influents de Washington et de Londres et, à une moindre mesure, d’Europe. Émiriens, Saoudiens et Qataris ont réussi en moins d’une décennie à créer des réseaux de soutien forts et efficaces. Le résultat a été au fondement d’une dichotomie globale. Ainsi, critiquer le Qatar revient, pour les cercles proches de Doha, à œuvrer contre la démocratie et à promouvoir la dictature. Dénigrer les Émirats indique, pour les proches d’Abou Dhabi, une position pro-Qatar et contre la stabilité. Défendre la place de l’islam politique devient synonyme de promouvoir la démocratie pour le camp qatari et d’encourager le terrorisme pour le camp émirien. Cette méthode, qui s’apparente à celle qu’utilise Israël pour taxer tous ses critiques d’antisémitisme, a été très efficace pour discréditer les uns et les autres. En Tunisie, elle a contribué à délégitimer beaucoup d’acteurs politiques.
Le Qatar aurait par ailleurs financé Ennahda et le Congrès pour la République (CPR) de l’ancien président Moncef Marzouki dès 2011. Et à en croire plusieurs sources locales et internationales, les EAU auraient financé Nidaa Tounès entre 2013 et 2014. L’aide émirienne aurait eu pour but d’écarter Ennahda du pouvoir. Un tel scénario aurait marqué une énième victoiredes Émirats. Ennahda étant le deuxième parti vainqueur aux élections de 2014, son exclusion du gouvernement aurait eu pour conséquence un blocage total des affaires politiques, et donc une faillite déclarée de la transition démocratique et du modèle tunisien.
Il n’est pas anodin que la première visite officielle du ministre des affaires étrangères émirien en Tunisie depuis 2011 a eu lieu début 2015, quelques mois après l’investiture du Président Beji Caïd Essebsi, fondateur de Nidaa Tounès. Ce dernier a cependant préféré s’allier avec Rached Ghannouchi, le leader d’Ennahda, pour former un gouvernement dit « de consensus ». C’était pour déplaire aux Émiriens, et les pressions n’ont pas tardé : refus de visas aux Tunisiens, non-renouvellement des cartes de séjour à ceux travaillant aux EAU, annulation des projets d’investissements promis, campagne médiatique, etc. Le dernier moyen de pression en date fut l’interdiction faite aux femmes tunisiennes d’utiliser Dubaï comme aéroport d’escale, en décembre 2017.
Influencer les électeurs
À l’approche des élections municipales de mai 2018, les rumeurs concernant un appui émirien à certains partis politiques tunisiens ont repris de plus belle, touchant essentiellement Machrou Tounès, une scission importante de Nidaa Tounès et Afek Tounès, un parti libéral représenté au Parlement. Ces accusations restent sans preuve tangible, seulement les deux partis mènent des campagnes régulières contre Ennahda, le Qatar et la Turquie. Ils ont essayé à plusieurs reprises d’ajourner les élections et leurs dirigeants se disent favorables à un régime présidentiel fort.
Ces rumeurs s’ajoutent à d’autres « fuites » — dont la véracité n’est toujours pas avérée — qui consistent en des documents supposés d’origine émirienne. Ils sont « dévoilés » par des médias web soutenus par le Qatar, et repris ensuite par des médias tunisiens proches d’Ennahda. Les Émiriens se trouvent sur la défensive ici, mais une série d’accusations portées contre Ennahda et le CPR récemment ne leur semble pas étrangère. En d’autres termes, la crise du Golfe qui a débuté en juin 2017 est sensible à Tunis.
Ainsi par exemple ce document publié par des sites qataris pendant l’été 2017, portant la signature de l’Emirates Policy Center (EPC), un think tank proche des cercles de pouvoir d’Abou Dhabi, préconisait une stratégie émirienne pour la Tunisie. Elle serait basée sur une campagne médiatique, une déstabilisation sociale et un appui envers certains partis politiques. Le document ne figure pourtant pas sur le site d’EPC, qui n’a fourni aucun démenti officiel, même si sa directrice générale nie la véracité du document. Les proches d’Ennahda et du CPR, néanmoins, ont sauté sur l’occasion pour accuser leurs opposants — que mentionne ce document — d’être à la solde des Émirats et de crier au complot.
Quelques semaines après, le porte-parole de l’armée de Khalifa Haftar en Libye, un proche allié des Émirats, a donné une conférence de presse accusant le Qatar d’avoir financé des groupes terroristes en Libye via une banque tunisienne, documents à l’appui. Le camp anti-Qatar a vite pris l’affaire à son compte pour pointer du doigt Ennahda et le CPR, car les faits se seraient déroulés durant l’époque de la Troïka, quand les deux partis contrôlaient certains rouages de l’État.
La Tunisie a jusque là échappé au sort des autres pays où la guerre par procuration entre le Qatar et les EAU a eu lieu. La démocratie qui y a vu le jour reste inégalée dans la région, et les progrès en la matière sont énormes. La crise économique la fait cependant vaciller, et les accusations mutuelles des dirigeants politiques d’illégitimité ou d’être à la solde de forces étrangères la fragilisent encore plus.
Le conflit entre le Qatar et les EAU, même s’il ne contribue pas directement à cette situation, l’amplifie. Par ailleurs, dans un contexte international peu favorable à la démocratie, la Tunisie se retrouve seule face aux interférences de ces deux pays. Leurs campagnes médiatiques empoisonnent le climat général. À la veille des élections de mai, l’ambiance qui s’installe peu à peu en Tunisie est celle d’une fin de règne.
Les articles présentés sur notre site sont soumis au droit d’auteur. Si vous souhaitez reproduire ou traduire un article d’Orient XXI, merci de nous contacter préalablement pour obtenir l’autorisation de(s) auteur.e.s.