La Turquie d’Erdoğan passive face à l’explosion des féminicides

La Turquie bat de tristes records en matière de féminicides. En 2019, elle affiche 474 meurtres de femmes — plus du triple de la France qui en comptait 146 la même année. Le gouvernement conservateur de Recep Tayyip Erdoğan, pourtant signataire de la Convention d’Istanbul contre les violences faites aux femmes, reste totalement inactif face à ce fléau, et la justice poursuit à peine violeurs et assassins. Mais depuis un crime atroce l’été 2020, la mobilisation des femmes prend de l’ampleur.

Istanbul, juillet 2020. — Rassemblement de femmes en hommage à Pinar Gültekin, assassinée par son ex-compagnon
Ibrahim Mase

Ces derniers mois, les meurtres et les suicides de jeunes femmes ont principalement eu pour cadre le sud-est de la Turquie. Fin août 2020, le sort d’Ipek Er avait indigné l’opinion publique. Cette jeune femme de 18 ans a été violée à plusieurs reprises par le sergent Musa Orhan avant de se suicider. Malgré une plainte de sa famille ainsi que des preuves, le coupable n’a été que brièvement gardé à vue à deux reprises avant d’être relâché. Le suicide d’Ipek Er illustre tous les dysfonctionnements du gouvernement : tout juste majeure, issue d’un village de la région rurale de Batman dans le Kurdistan turc, son recours à la justice n’avait eu aucune suite. Le destin de ces femmes a-t-il été plus médiatisé en raison de la nature effrayante de leur mise à mort ? Ou par souci du bien-être des femmes ?

La Convention d’Istanbul remise en question

Pour montrer son engagement et son ambition de progresser vers l’égalité hommes-femmes, la Turquie avait signé en 2012 la « Convention d’Istanbul » élaborée par le Conseil de l’Europe et visant principalement à lutter contre les violences contre les femmes et les violences domestiques. Aujourd’hui, cet accord est remis en question par le gouvernement. La convention, qui « établit un certain nombre de nouvelles infractions pénales, comme les mutilations génitales féminines, le mariage forcé, le harcèlement, l’avortement et la stérilisations forcées » pousse les États à « introduire dans leur système juridique des infractions importantes qui n’y existaient pas jusqu’alors. » Elle se place donc comme seule « garantie » d’une possible responsabilisation de l’État et d’une disposition législative protégeant les femmes grâce à des poursuites pénales.

Or, bien que la Turquie figure parmi les premiers pays à avoir ratifié l’accord entré en vigueur le 1er août 2014, le rapport d’évaluation de 2017 du Conseil de l’Europe expose les lacunes, l’inaction et le manque de transparence de l’État vis-à-vis des initiatives à prendre. Le Groupe d’experts sur la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique (Grevio) note à son tour, dans son rapport 2018, qu’il n’existe pas de données budgétaires sur les institutions publiques concernées (le ministère de la justice, les tribunaux de famille, l’institution de médecine médico-légale, divers organismes affiliés au ministère de la santé, les centres de conseil aux femmes des barreaux et des municipalités et le ministère du développement), et que les ONG de femmes fournissant des services spécialisés, des actions de sensibilisation et autres reçoivent un financement public très faible, et sont tributaires de subventions pour financer des projets de portée et de durée limitées.

Le budget alloué à la Direction générale de la condition de la femme1, organe dépendant du ministère de la famille et des politiques sociales, ne représente que 0,0038 % du budget total, et a stagné entre 2014 et 2016, tandis que celui du ministère augmentait d’environ 2 milliards d’euros.

Dans les faits, le gouvernement a manqué d’appliquer ce que la Convention définit comme étant pourtant un engagement de base : « Faire en sorte que la violence à l’égard des femmes soit érigée en infraction pénale et punie comme il se doit. » Parallèlement, le rapport insiste sur la nécessité pour les autorités de prendre de nouvelles mesures afin de garantir la réponse « aux besoins spécifiques de tous les groupes de victimes, en particulier […] les femmes qui sont ou pourraient être exposées à une discrimination intersectionnelle, telles que les femmes appartenant à certains groupes ethniques — les femmes kurdes par exemple —, les femmes des zones rurales, les femmes handicapées, les lesbiennes, les migrantes ou les réfugiées. »

Politique machiste, justice laxiste

Le combat contre les féminicides est encore très récent en Turquie. Depuis son arrivée au pouvoir, le gouvernement issu du Parti de la justice et du développement (AKP), conservateur et nationaliste, a insidieusement entamé un processus de mise en dépendance de plus en plus étroite des femmes à travers divers prismes, en particulier législatifs et sociaux.

Alors que l’individu se construit et se définit presque entièrement par rapport à son noyau familial, le président Erdoğan a instauré un modèle familial inspiré du sien. Son épouse Emine, prototype à la fois de la mère dirigeante et de la femme pieuse (et soumise), incarne l’image de la femme turque « moderne ». Au souci d’honneur, d’exemplarité, aux pressions sociales et familiales omniprésentes dans la société s’est ajoutée une rhétorique d’insécurité contribuant à « surprotéger », infantiliser et culpabiliser les femmes. Les déclarations du président et des membres de son parti sur les vêtements, le comportement, les capacités des femmes à travailler insistent constamment sur l’incapacité des femmes à s’autodiriger.

Le gouvernement Erdoğan se distingue par une vision de la justice très laxiste et masculiniste. En 2016, un projet de loi permettant aux violeurs de mineur.e.s d’éviter les condamnations s’ils épousaient leurs victimes était présenté au Parlement. Après avoir suscité un tollé dans le pays, il a été retiré. Il n’en reste pas moins qu’au tribunal, les remises de peine sont courantes lorsque la défense met en avant la tenue, ou les « mœurs légères » de la victime. Au-delà de l’absence de poursuites ou de peines minimes pour les accusés, la libération, au printemps 2020 et dans le contexte de la pandémie, de 90 000 détenus dont de nombreux violeurs, auteurs de féminicides et meurtriers (mais d’aucun prisonnier politique) a fait débat.

Ce n’est pas sans précédent. Pendant l’état d’urgence, face aux risques « terroristes », l’AKP avait souhaité faire de la place dans les prisons (en prévision des nombreuses arrestations d’opposants qui allaient suivre). La rhétorique sécuritaire est au fond une carte (re-)jouée par l’AKP qui l’utilise selon sa volonté. Enfin, l’absence d’un terme référentiel commun tel que « féminicide » en Turquie rend impossible l’obtention de données précises sur ce type de meurtre et complexifie encore la problématique législative.

Comme pour appuyer cet immobilisme, Numan Kurtulmus, vice-président de l’AKP, déclare le 2 juillet 2020 : « Tout comme cet accord a été signé, des mesures pourront également être prises pour y mettre fin. » Ankara envisage de se retirer de la convention, même si cette hypothèse provoque des remous jusque dans les rangs de l’AKP. Si la Turquie s’est longtemps démarquée des autres pays de la région pour son « modernisme » au sujet des femmes, cette époque est bel et bien révolue.

Au nom de la guerre contre le terrorisme

Dans le Kurdistan turc, l’inégalité dans les relations entre hommes et femmes ainsi que le traitement des cas devant la justice sont encore plus marqués, là où le système tribal règne encore. Pourtant, de 2014 à 2016, les mouvements féminins kurdes ont pris de l’ampleur, en Turquie avec le Parti démocratique des peuples (HDP), ou en Syrie au sein des guérillas. Les militantes kurdes ont porté jusqu’à l’international leur voix politique et engagée.

Les organisations civiles et politiques prokurdes sont majoritairement engagées dans la défense des droits des femmes, dans la sphère politique comme dans les sphères privées. En effet, le HDP, dont le dirigeant Selahattin Demirtaş est en prison depuis 2015, portait dans son programme des engagements clairs : « Ensemble pour mettre fin à toutes les formes de violences à l’égard des femmes qui luttent pour se libérer du cycle de l’insécurité sociale, politique et économique, et pour mettre en œuvre, pour toutes, les principes d’égalité et de liberté » couplés à la création de quotas rendant obligatoire la parité à tous les niveaux du parti. Ce modèle de binômes « co-maires » dotés de pouvoirs égaux avait profondément marqué les esprits, à telle enseigne que lors des dernières élections municipales, il y a eu 24 élues issues du HDP sur 37 femmes au total.

Mais le HDP reste la première cible du pouvoir. Un rapport de 2017 pointe la suspension des activités développées par ce parti en vue de l’égalité des sexes, et la création de la Direction des politiques pour les femmes, un nouveau département dans l’administration municipale visant à augmenter la participation des femmes et à lutter contre les violences. Ces deux mécanismes ont été démantelés après la nomination de commissaires d’État dans 45 municipalités de la région (sur 65 remportées par le HDP) pour remplacer les élu.e.s accusé.e.s de « propagande et/ou appartenance à une organisation terroriste », dont 21 sont en prison aujourd’hui.

L’utilisation du discours antiterroriste en référence au Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) est un moyen de plus de délégitimer le combat des adversaires de l’AKP sur la scène publique. En réponse à l’émotion provoquée par le suicide d’Ipek Er, Suleyman Soylu, ministre de l’intérieur, déclare que « la raison fondamentale qui pousse certains milieux à mettre constamment cette question à l’ordre du jour est de dissimuler les actions du HDP et d’autres membres du PKK ».

Cette répression se poursuit sans modération, comme le montre la condamnation de Remziye Tosun, députée kurde du HDP, à dix ans de prison. Elle s’intensifie contre les femmes, avec l’emprisonnement de militantes.

Face à la hausse du nombre de féminicides, des menaces et dangers quotidiens que subissent les femmes, mais surtout de l’absence d’application de poursuites pénales et juridiques contre les auteurs de violences, un mouvement de révolte s’est propagé parmi les femmes turques. Ce sursaut civique se distingue par sa capacité à rassembler les intéressées de tous bords politiques.

Après la découverte en juillet 2020 du corps de Pinar Gültekin, frappée et étranglée à mort par son ex-compagnon qui a ensuite brûlé son corps dans une benne à ordures avant de le couler dans le béton, des manifestations se sont déroulées dans toutes les grandes villes et se poursuivent depuis. Dans ces mouvements féministes naissants, les réseaux sociaux jouent un grand rôle, permettant à la fois le relais des informations et l’expression libre, comme la reprise du hashtag #WomenSupportingWomen accompagné d’un selfie en noir et blanc en hommage à Pinar. Des initiatives citoyennes et engagées ont également vu le jour, en particulier la plateforme Kadın Cinayetlerini Durduracağız Platformu (Nous mettrons fin aux féminicides) qui entend se battre pied à pied contre les violences faites aux femmes, quitte à s’opposer et incriminer directement l’État.

1Créé en tant que mécanisme puis réorganisé en tant que branche du ministère de la famille, du travail et des services sociaux par le décret présidentiel n° 1, cet organisme a pour mission de diriger et de coordonner les services sociaux de protection, de prévention, d’éducation, de construction et de réhabilitation, de « faire participer de manière plus active, plus productive et plus forte à tous les domaines de la vie sociale en Turquie, de permettre aux femmes de bénéficier de tous les droits et opportunités sur un pied d’égalité et de prévenir la discrimination à l’égard des femmes ».

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