Le principal opposant au président Recep Tayyip Erdoğan n’est plus politique, mais financier. Sa devise nationale la livre dégringole plus que jamais. Après au moins 30 % de baisse l’année dernière, déjà 10 % pour les quatre premiers mois de 2019 dont une chute de 15 % contre le dollar américain. Le toboggan monétaire engloutit rapidement les réserves officielles de change détenues à la Banque centrale de Turquie. Jeudi 9 mai, celle-ci a dépensé plus d’un milliard de dollars pour soutenir sa monnaie en rachetant près de 6 milliards de dollars pour rien. La devise nationale est quand même passée sous la barre symbolique des 6 livres pour un dollar. Dans la semaine qui a suivi l’annulation de l’élection du maire d’Istanbul le 6 mai, plus de 4 milliards de dollars ont été ainsi sacrifiés inutilement à la défense de la monnaie.
Fronde dans l’AKP
À ce rythme, combien de temps la Banque centrale peut-elle tenir ? Officiellement ses réserves de change sont d’environ 30 milliards de dollars. La saignée de la deuxième semaine de mai lui en a déjà coûté 14 %. À ce rythme, il n’est pas dit que la Turquie pourra tenir jusqu’au 23 juin prochain, date fixée par la commission électorale qui a annulé l’élection d’Ekrem İmamoğlu, le premier opposant élu maire d’Istanbul depuis un bon quart de siècle. L’annonce — également une première — a été accueillie dans plusieurs quartiers de la ville par un concert de casseroles retentissant et des manifestations de rue. La décision, choquante, annule l’élection du maire pour cause de nominations « inappropriées » de scrutateurs, mais pas celles des conseillers locaux ou des maires de districts remportés en majorité par le Parti de la justice et du développement (AKP) d’Erdoğan et, pourtant, dépouillées par les mêmes « inappropriés ». Elle a même indigné des vétérans de l’AKP comme Abdullah Gül, ancien président ou Ahmet Davutoğlu, ex-premier ministre. Fait sans précédent, ils se sont désolidarisés de leur ancien patron.
Mais Erdoğan ne peut pas perdre le 23 juin prochain. Istanbul, la grande place du business turc, pèse un tiers du PIB, sans doute plus encore dans les finances de l’AKP et de ses affairistes, et ce serait un aveu de faiblesse insupportable pour un homme qui se prétend fort à l’image des sultans ottomans de la glorieuse époque de l’empire comme Soliman le Magnifique. Il mettra donc les moyens qu’il faut pour convaincre les électeurs, fort de son contrôle exclusif sur les ressources de l’État et de ses millions de fonctionnaires, quitte à violer une fois de plus « la règle universelle de la loi et des pratiques établies » pour reprendre les mots de Davutoğlu. Les arrestations récentes d’universitaires et les attaques contre des journalistes montrent qu’il y est prêt.
Encore faut-il que l’intendance suive. Pour le moment, ce n’est pas le cas. La croissance est négative (− 3 %). Entrainée par la chute de la livre, l’inflation fait rage : + 20 % en un an au mois de mars, mais + 30 % pour les produits alimentaires, une charge insupportable pour les budgets des ménages modestes où se recrute une part importante des électeurs de l’AKP. Istanbul, mais aussi Ankara la capitale et d’autres grandes villes l’ont sanctionné, avec des écarts encore plus importants que ceux du Bosphore. En un an, le chômage est passé de 10,8 % à 14,7 % de la population active, soit près de 5 millions de sans-emploi.
Une banque centrale sous pression
La réussite de l’opération sauvetage est entre les mains de la Banque centrale de Turquie (BCT) fondée dans les années 1930 par Mustafa Kemal Atatürk et qui est, normalement, indépendante depuis 2001. Mais les temps ne sont pas normaux, et la main d’Erdoğan et celle de son gendre ministre des finances Berat Albayrak ont pesé lourd sur son malheureux gouverneur. Les occasions n’ont pas manqué : pas moins de sept élections ont eu lieu en cinq ans.
On l’a vu le 25 avril quand le communiqué mensuel de la BCT a omis une petite phrase rituelle à la fin de ses observations : « Si nécessaire, un resserrement monétaire sera mis en place. » L’assurance que rien ne sera fait contre la hausse des prix dans les semaines à venir est ainsi explicitée. De même, Erdoğan a une théorie économique bien à lui qu’il est seul à défendre, selon laquelle un relèvement des taux d’intérêt nourrit l’inflation au lieu de la combattre d’après les canons de l’orthodoxie libérale. On n’augmente donc pas les taux, malgré les déconvenues d’août 2018 quand le dollar a franchi la barre des 7 livres sans que la BCT réagisse. Mais on suspend une semaine sur deux son refinancement des banques, ce qui réduit le montant des livres disponibles et donc allège en théorie la pression sur les changes.
Autre expédient, les réserves de la BCT estimées à 28 milliards de dollars sont constituées pour plus de 40 % par des emprunts à court terme auprès des banques turques, ce que normalement un institut d’émission ne fait pas. Contrepartie de la dollarisation croissante de l’épargne du pays (les comptes en dollars sont plus importants que ceux en monnaie locale), il y a plus de 80 milliards de dollars en dépôt dans ces banques. Les prêter à l’État à trois mois rapporte gros (plus de 8 % pour les bons du Trésor). Mais les établissements ont aussi des engagements qui dépassent 100 milliards de dollars et pour relancer l’économie et sortir de l’inflation et de la récession comme l’a encore promis Berat Albayrak récemment, il faut débarrasser le secteur bancaire des prêts sinistrés (les non-performing loans, NPA) qui les empêchent de financer la relance. Pendant dix ans, les entreprises ont eu recours à des créanciers étrangers pour bâtir le fameux « modèle turc », qui alliait la démocratie et le marché, fort en vogue au moment du printemps arabe en 2011 dans les milieux dirigeants occidentaux. La crise d’août 2018 qui a alourdi la facture de 30 % empêche les débiteurs de rembourser.
Tensions avec Washington
Il faut donc faire quelque chose. La restructuration de la dette du secteur de l’énergie (13 milliards de dollars) est en discussion entre le Trésor et les banques, notamment étrangères. Selon Reuters1, une première réunion a eu lieu en avril dernier. Sans conclure. Les banquiers réclament en contrepartie une hausse des tarifs de l’électricité pour rentabiliser les producteurs, les municipales d’Istanbul du 23 juin la renvoient évidement à plus tard.
Ce n’est que le début du chemin de croix de la finance turque, car il faudra s’attaquer ensuite aux secteurs de l’immobilier et de la construction dont la dette à court terme en difficulté est autrement plus lourde (Plus de 70 milliards de dollars selon des estimations privées).
Dans le quartier des affaires de Levent à Istanbul, le moral des managers est en berne. L’organisation patronale Turkish Industry and Business Association (Tusiad) a dénoncé à la mi-mai les menaces qui pèsent sur l’économie et la démocratie. « On réglera les comptes plus tard », a fait répondre Erdoğan. Son gouvernement adepte du « trop peu, trop tard » est victime de quatre ennuis en même temps : des déconvenues électorales, des réserves de devises en chute libre, une absence de politique économique sérieuse et de mauvaises relations avec Washington d’où était venu le salut après la crise de 1998. L’achat par Ankara de missiles russes S-400 indigne l’administration Trump qui multiplie les pressions pour amener l’armée turque à y renoncer. En vain jusqu’à présent. Mais l’arrêt de la remontée de ses taux d’intérêt depuis janvier 2019 décidée par la FED, la banque centrale américaine, sous la pression du président Donald Trump, a réduit l’attractivité du billet vert pour les spéculateurs. Cela ne règle pas les problèmes financiers d’Erdoğan, mais renforce les espoirs sans doute trop optimistes du ministre des finances que la récession prenne fin au second semestre de cette année. Après les élections du 23 juin à Istanbul.
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