La Turquie dans le piège de la crise syrienne

Depuis une dizaine d’années, la politique régionale de la Turquie se caractérise par ses revirements et ses changements de cap. Désormais, Ankara est empêtrée dans la crise syrienne, prise en tenailles entre la revendication kurde et les attentats de l’organisation de l’État islamique.

Restes de la voiture piégée de l’attentat du 17 février 2016 à Ankara.

Le 19 décembre 2016, à la veille de l’ouverture du sommet Turquie-Russie-Iran au sujet de la Syrie, un policier turc abattait l’ambassadeur de la Russie Andreï Karlov à Ankara. Le corps criblé de neuf balles du diplomate allongé à ses pieds, l’assassin hurlait face à la caméra des slogans djihadistes et nationalistes en arabe (avec un mauvais accent) et en turc à propos d’Alep. Cet assassinat jouera sans doute un rôle important dans les recompositions conjoncturelles d’alliances, tandis que la réunion tripartite confirmait la Russie comme acteur principal au Proche-Orient, imposant sa volonté aux autres prétendants au rôle de leader régional. L’Iran est apparu pour sa part comme la puissance chiite stable qui défend également ses intérêts, notamment avec sa politique lente et souterraine de soutien aux alaouites. La Turquie en revanche a dû changer de politique étrangère, bien malgré elle et pour la énième fois, empêtrée dans le bourbier du Proche-Orient qu’elle connaît décidément très mal.

Jamais la politique étrangère turque n’était passée par une période si incertaine et si dangereuse. Dangereuse pour la Turquie et sa population, tétanisée — telle un lapin face aux phares d’une voiture sur le point de l’écraser —, sous les projecteurs constants de l’ensemble des médias, qui sont aux ordres. Mais dangereuse aussi pour la région, voire pour l’Europe entière. Cette situation est certainement due au chaos qui règne dans le Proche-Orient, mais également à une inconsistance pathologique dans la politique interne et externe d’Ankara. Ce n’est pas tant que la Turquie a fait les mauvais choix et pris de mauvaises décisions — chose courante en politique étrangère —, c’est plutôt qu’elle n’a pas fait de choix clair, donnant l’image d’un État en faillite auquel ni ses partenaires historiques ni ses alliés conjoncturels ne peuvent faire confiance.

Dans sa volonté de se défaire de ses anciens partenaires occidentaux, la diplomatie d’Ankara multiplie les gestes vers les pays du Golfe, notamment vers le Qatar, pour renforcer sa situation militaire dans le Proche-Orient et également attirer les investissements arabes, afin de remplacer les capitaux occidentaux dont les détenteurs se retirent de peur d’une instabilité politique, de la violence ethnique et religieuse, voire de l’absence de garantie sur les biens mobiliers et immobiliers. En décembre 2014 et en décembre 2015, les deux pays ont signé un accord militaire permettant l’installation d’une base militaire turque au Qatar. Depuis les « printemps arabes », ils semblent unis dans leur volonté d’imposer leurs politiques, le premier à travers son armée et son discours sunnite et le second à travers ses pétrodollars et son interventionnisme.

Retournons un peu en arrière pour y voir un peu plus clair. En 1998, avant l’arrivée du Parti de la justice et du développement (AKP) au gouvernement et le décès de Hafez Al-Assad, les relations turco-syriennes s’étaient réchauffées après l’expulsion par Damas du leader historique des Kurdes de Turquie, Abdullah Öcalan. Arrivé au pouvoir en 2002, l’AKP a mené une politique volontariste et novatrice au Proche-Orient, surtout sous l’impulsion d’Ahmet Davutoglu, d’abord conseiller spécial pour la politique étrangère du premier ministre de l’époque, Recep Tayyep Erdogan, et ensuite son ministre des affaires étrangères à partir de 2009 (et premier ministre éphémère entre 2014 et 2016). Non seulement les visas ont été supprimés entre les deux pays avec des accords commerciaux multiples, mais Erdogan a en outre noué des relations privées chaleureuses avec Bachar Al-Assad et sa famille, jusqu’à passer des vacances avec eux.

Les illusions perdues

C’est à partir de 2011 qu’Ankara opère un virage stratégique à 180 ° et commence à propager un discours identitaire contre le régime Assad en Syrie. En effet, les « printemps arabes » l’ont incité à rêver. L’idée semblait en effet alléchante aux islamistes turcs : instauration dans l’ensemble du Proche-Orient de gouvernements dirigés par les Frères musulmans dont le leader régional, voire mondial, allait être Erdogan lui-même. Une sorte de califat politico-religieux dont l’utopie n’était envisageable qu’à condition d’ignorer totalement les dynamiques internes et externes de la région. Ce rêve est tombé très rapidement dans les eaux troubles de la Méditerranée orientale. En Tunisie, Ennahda a été chassé par les urnes. La Libye est devenue l’arrière-cour de l’organisation de l’État islamique (OEI). Et en Égypte, le coup d’État militaire a ruiné les rêves d’Erdogan en chassant le président Mohammed Morsi.

Ne restait que la Syrie, dominée par les baasistes appartenant à la minorité religieuse alaouite, et où un discours identitaire sunnite pouvait être entendu. Ainsi, ignorant totalement les intérêts des autres puissances régionales tels l’Iran et la Russie, Ankara s’est jetée dans le bourbier, soutenant d’abord l’opposition syrienne et ensuite, pendant un temps, l’OEI et ce, directement ou indirectement, profitant au passage d’alléchantes livraisons de pétrole non raffiné provenant des puits contrôlés par les djihadistes1.

Les raisons de l’intervention russe en Syrie

Parallèlement, à partir de 2011 mais surtout à partir de la tentative de coup d’État de juillet 2016, le régime sombrait de plus en plus dans une spirale de violence et d’autoritarisme, s’éloignant substantiellement de l’Union européenne et à la recherche de nouvelles alliances en Orient. L’Organisation de coopération de Shanghai (OCS)2 dominée par la Russie et la Chine était vue comme une alternative. Justement, cette même Russie a rempli le vide laissé par la diplomatie américaine et européenne en Syrie, pour deux raisons principales, l’une conjoncturelle et l’autre structurelle.

L’intervention russe en Syrie répond d’abord à des préoccupations immédiates. L’OEI recrute largement parmi les combattants tchétchènes3 et pour Moscou, il s’agit d’une occasion rêvée de les exterminer « légitimement » sans craindre la réaction de l’Occident. Plusieurs avions russes de chasse ont bombardé d’anciens villages turkmènes du nord de la Syrie, vidés de leurs habitants et devenus des fiefs tchétchènes. L’un des ces avions, un Sukhoi Su-24M, a été abattu par deux F-16 de l’Armée de l’air turque le 24 novembre 2015, au prétexte de la violation de l’espace aérien turc. Cet incident a tendu considérablement les relations russo-turques, faisant brusquement comprendre à l’administration turque totalement dépourvue de perspective concernant la région qu’il fallait désormais compter avec Moscou dans la question syrienne.

L’activisme russe au Proche-Orient ne peut toutefois être réduit à la volonté d’exterminer les militants tchétchènes ayant rejoint les djihadistes. Moscou ne possède qu’une base militaire ouverte vers la Méditerranée ; elle se trouve à Tartous en Syrie, à 100 kilomètres à l’ouest de Homs. Une chute du régime baasiste, du moins la perte de son contrôle sur la zone côtière, n’est pas acceptable aux yeux du Kremlin.

Errements diplomatiques

C’est ainsi qu’Ankara s’est retrouvé piégé par sa trop grande gourmandise en Syrie : vouloir d’un côté la chute du régime Assad et de l’autre, empêcher la victoire des Kurdes de la Syrie du nord, tout en faisant obstacle à une victoire totale de l’OEI (sous pression occidentale et russe) est, par définition, irréalisable.

Il existe actuellement trois forces internes qui émergent en Syrie :

— le régime de Bachar Al-Assad. Après l’avoir considéré comme son meilleur allié pendant près de six ans, Ankara l’a voué aux gémonies pendant quatre ans, le but étant d’aller « prier dans la mosquée des Omeyyades »4. En 2016, Ankara s’est résigné à voir le régime baasiste demeurer et a accepté de renouer avec Damas. Comme à son habitude, Erdogan change la prononciation du nom de son ancien allié Assad une fois qu’il est devenu son ennemi. Ainsi, pendant la lune de miel avec Damas, le président — et par conséquent tout son cabinet et toute la presse sous contrôle — l’appelaient « Esad ». Passé à l’ennemi, son nom a été changé en « Essed ». De nos jours il redevient « Esad », signe de son retour en grâce… ;

— l’organisation de l’État islamique : Ankara l’a d’abord soutenu activement et passivement (les militants de l’OEI ont été soignés dans les hôpitaux turcs). Suite aux attentats d’abord non revendiqués commis en Turquie, et à cause de la pression occidentale, la Turquie a dû s’engager contre l’OEI, appelé exclusivement Dayiş par le président et par conséquent tout le pays, ce qui a pour effet de faire passer à la trappe le qualificatif « islamique » ;

— les Kurdes des Unités de protection du peuple (YPG) : dans l’échelle des animosités nourries par Ankara, les Kurdes occupent la place la plus élevée. L’accord précaire avec la Russie consiste justement à accepter la légitimité du régime Assad en échange de l’attaque des Kurdes pour empêcher coûte que coûte l’instauration d’une région autonome au nord de la Syrie. Le Parti de l’union démocratique (PYD) est considéré comme proche du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) avec lequel la guerre a repris de plus belle après cinq ans de négociations et après la victoire du parti prokurde Parti démocratique des peuples (HDP)5 aux élections de juin 2015. Erdogan, d’une manière incompréhensible, prononce la moitié de l’acronyme YPG en turc et l’autre en anglais : « Yé (turc)-Pi-Dji (anglais) », peut-être pour souligner le support américain.

Multiplication des attentats

Ankara semble être pris dans un piège inextricable tant en Syrie qu’à l’intérieur à cause d’une inconsistance rarement vue dans les choix politiques. Depuis juin 2015, où les élections ont causé l’effritement du pouvoir de l’AKP (et, par conséquent, ont été annulées) il y a eu au total 34 attentats, causant près de 600 morts dont plus de 400 civils. Ces attentats sont tantôt attribués au PKK, tantôt aux Faucons de la liberté du Kurdistan (TAK)6, tantôt à l’OEI ou à l’organisation guléniste, ancienne alliée principale de l’AKP jusqu’en 2013. Ainsi, l’assassinat de l’ambassadeur russe Andreï Karlov le 19 décembre en plein cœur d’Ankara est mis sur le compte des gulénistes. Toujours est-il que l’assassin abattu sur place (alors qu’il aurait pu être appréhendé vivant selon les observateurs) était un policier titulaire, donc un membre de l’appareil étatique en Turquie. Si, pour l’instant, Moscou et Ankara font profil bas sur cette affaire à cause de la convergence de leurs intérêts en Syrie, il n’y a pas de doute qu’elle aura des conséquences à moyen terme, et que le prix sera encore payé par la population turque, piégée dans les revirements brutaux de la diplomatie de l’AKP et dans un discours identitaire à visée galvanisante, vide de toute rationalité.

1Ce pétrole non raffiné a été transporté vers la Turquie pendant plus de deux ans par camion. Des photos satellites en font foi, publiées par les autorités russes pour faire pression sur Ankara. En échange, le régime turc semble avoir livré une aide logistique et militaire aux opposants syriens — donc à l’OEI — dont la publication des preuves a valu au quotidien Cumhuriyet des emprisonnements et exils, voire une tentative d’assassinat de son rédacteur en chef Can Dündar, exilé en Allemagne. Par ailleurs, les liens entre le gendre de Recep Tayyip Erdogan, Berat Albayrak, ministre de l’énergie en décembre 2016 et PowerTrans, une société qui achemine le pétrole de l’OEI vers la Turquie, ont été établis par Wikileaks en novembre 2016 dans Berat’s Box, inaccessible en Turquie. Pendant longtemps l’OEI n’a pas revendiqué ses attentats en Turquie et le premier ministre de l’époque Davutoglu a qualifié l’organisation terroriste de « quelques jeunes sunnites en colère ».

2NDLR. Organisation intergouvernementale régionale asiatique créée en 2001 dont les membres sont la Russie, la Chine, le Kazakhstan, le Kirghizistan, le Tadjikistan et l’Ouzbékistan (membres fondateurs), rejoints par l’Inde et le Pakistan.

3Selon le rapport de Soufan Group, l’été 2016 il y aurait eu quelques 30 000 combattants étrangers dans les rangs de l’OEI dont près de 3 000 venus de Russie (et près de 2 500 de Turquie).

4Autrement dit, l’occupation de Damas par la Turquie, déclaration d’Erdogan en 2012.

5Le HDP (Halkların Demokratik Partisi) est une coalition dont la locomotive est le mouvement politique kurde, mais il réunit sous sa bannière des démocrates, des libéraux, des écologistes ainsi que la société civile. Le HDP est actuellement constamment criminalisé par le pouvoir et des centaines de ses élus nationaux et locaux dont ses deux coprésidents sont en prison.

6Teyrêbazên Azadiya Kurdistan. Il s’agit, pour certains, d’une sous-organisation du PKK fondée pour commettre des attentats dans des zones urbaines. D’autres le considèrent au contraire comme un groupe dissident du PKK qui trouve ce dernier trop mou et circonscrit au Kurdistan. D’autres enfin soupçonnent des liens entre le TAK et les services secrets turcs qui l’utiliseraient pour envenimer l’animosité entre Kurdes et Turcs afin de permettre à l’AKP de se maintenir au pouvoir en surfant sur des clivages identitaires.

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