La Turquie déclare la guerre à l’organisation de l’État islamique

et intensifie son combat contre les Kurdes et le PKK · L’attentat commis par l’organisation de l’État islamique en Turquie le 20 juillet 2015 a mis fin à l’entente de facto entre cette organisation et Ankara. Le gouvernement a autorisé les États-Unis à utiliser la base d’Inçirlik pour des actions militaires contre l’OEI en Syrie et ses forces ont participé à des frappes chez son voisin. Obnubilé jusque-là par sa haine du régime syrien et par la peur de voir les Kurdes profiter du chaos, le gouvernement turc reverra-t-il sa stratégie ? Peut-il accorder aux Kurdes la place qu’ils demandent ou mènera-t-il une guerre sur deux fronts comme il semble s’y engager ?

Soldats du PKK.
copie d’écran.

Extrêmement conflictuelles aujourd’hui, les relations entre la Turquie et la Syrie l’étaient davantage encore entre 1984 et 1998, quand le régime de Damas apportait son soutien militaire et logistique au Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), considéré alors comme l’organisation la plus dangereuse pour la Turquie. C’est d’ailleurs ce soutien qui faillit coûter à Damas une intervention militaire turque sur le sol syrien en 1998. La crise fut évitée de peu quand Hafez Al-Assad concéda aux Turcs l’expulsion du chef du PKK et la fermeture de leurs camps d’entraînement dans la plaine de la Bekaa, inaugurant une période faste de réconciliation diplomatique qui devait durer jusqu’au déclenchement de la crise syrienne en mars 2011.

Soucieuse de maintenir éloigné le spectre du terrorisme du PKK, la Turquie a hésité à rompre tout de suite avec le régime de Bachar Al-Assad quand le printemps arabe a gagné Damas. Ce n’est que contraint et forcé, et en concertation avec ses alliés occidentaux et de la Ligue arabe que le Parti de la justice et du développement (AKP) au pouvoir à Ankara a fini par couper ses liens avec Damas pour apporter son soutien politique et militaire à l’opposition syrienne. Dans un premier temps, ce soutien a bénéficié aux modérés, mais l’aggravation de la répression, l’exode massif de réfugiés et l’urgence tant humanitaire que politique et stratégique ont précipité l’élargissement de cette aide à toutes les oppositions syriennes. Avec le recul et eu égard à la place qu’occupait le facteur kurde dans les relations turco-syriennes, on peut s’étonner de l’imprudence, voire de la naïveté avec laquelle les dirigeants turcs ont insuffisamment anticipé l’instrumentalisation du PKK par le régime syrien. Car malgré l’expulsion de ses cadres de Syrie, il y restait tout de même un parti kurde enfanté par le PKK, le Parti de l’union démocratique (PYD). Ainsi, la prise de position d’Ankara a-t-elle provoqué une relance de la lutte des Kurdes en Syrie comme en Turquie.

Ancrage territorial kurde

En Syrie, les formations politiques kurdes existantes étaient éclatées et nombreuses mais progressivement, toutes ont été marginalisées et éclipsées par le PYD, qui n’a pas hésité à intimider ceux qui projetaient de rejoindre la révolution syrienne. Unique organisation kurde dotée d’une réelle force armée avec ses Unités de protection du peuple (Yekîneyên Parastina Gel‎, YPG), le PYD s’est rendu en peu de temps maître de la cause kurde. À la faveur de l’aggravation du conflit en Syrie, mais aussi grâce au retrait volontaire de l’armée syrienne des cantons à majorité kurde le long de la frontière avec la Turquie, notamment à Afrin, Kobané et Jazira, le PKK s’est pour la première fois de son histoire doté d’un ancrage territorial qui accroît considérablement son pouvoir et ses capacités militaires.

Parallèlement, et au grand dam de la Turquie, cette montée en puissance du PKK en Syrie s’est accompagnée d’une réhabilitation politique de l’organisation aux yeux des Occidentaux — alors même qu’elle continuait à figurer sur la liste des organisations terroristes — quand elle s’est engagée à leurs côtés dans la lutte contre l’OEI. De même qu’elle a gagné en respectabilité et légitimité aux yeux de tous les Kurdes du Proche-Orient, y compris et surtout en Turquie. Au final, l’émergence de l’OEI et de Jabhat al-Nosra a été une bénédiction pour le PKK qui a su, au nom de la lutte contre le djihadisme radical, faire oublier son propre passé et s’attirer la sympathie intéressée de l’Occident, impressionné par les prouesses militaires des milices YPG contre les mouvements djihadistes. Unis dans la lutte contre ce qui tétanise le plus l’Occident, la coalition américaine et les forces kurdes laissent pendant ce temps-là le régime syrien se renforcer et continuer de massacrer à coup de bombes-barils sa population civile.

Une stratégie payante

Devenu un acteur militaire incontournable en Syrie, le PKK s’est aussi renforcé en Turquie où il semble vouloir renoncer à la lutte armée au profit d’un combat plus politique. En effet, bien que des cellules combattantes demeurent actives et présentes sur le territoire turc, le PKK a opéré un virage politique. Et bien que le processus de paix mené avec Ankara fasse du sur-place, le PKK s’efforce de maintenir la trêve qu’il a acceptée en mars 2013. Cette stratégie semble payer puisque pour la première fois dans l’histoire des Kurdes de Turquie, un parti pro-kurde, vitrine légale de fait du PKK, a fait une entrée fracassante au Parlement turc. En effet, aux dernières élections législatives du 7 juin, le Parti de la paix et de la démocratie (BDP),connu pour sa proximité avec le PKK a obtenu 13 % des voix et constitue à l’heure actuelle la troisième force politique du pays. Une première historique, impensable encore il y a quelques années.

À l’heure actuelle, le PKK et ses milices locales en Syrie luttent contre les forces de l’OEI. Toutefois, les Occidentaux se bercent d’illusions s’ils pensent qu’il renoncera à ses formes d’organisation. Il n’y a pas vraiment intérêt, et ceci pour deux raisons. En premier lieu, le déploiement des forces du PKK vise avant tout à défendre les zones kurdes ou à majorité kurde et ils s’engagent peu contre l’OEI ailleurs. D’autre part, leurs priorités ne coïncident pas forcément avec celles des forces occidentales. Pour ne donner qu’un seul point de divergence qui apparaîtra tôt ou tard, si pour les Kurdes du PKK l’objectif est avant tout de se doter d’une structure autonome voire indépendante en Syrie, il en va autrement pour les Occidentaux, pour qui la priorité est de se débarrasser de l’OEI. Mais en s’alliant avec eux, les Occidentaux contribuent à faire avancer la cause kurde en Syrie, ce qui mine les relations entre Arabes et Kurdes dans une future Syrie où ils seront à un moment donné amenés à coopérer. Aussi, quel que soit son engagement contre l’OEI, le PKK n’en demeure pas moins une organisation autoritaire issue d’une nébuleuse marxiste-léniniste qui n’hésite pas à recourir à la force pour imposer son hégémonie sur tout l’espace kurde.

La position turque à revoir

Quant à la Turquie, sa position n’est pas non plus tenable. L’attentat du 20 juillet 2015 a signifié une rupture du pacte de non-agression entre elle et l’OEI, et elle a décidé non seulement d’autoriser la base d’Inçirlik aux opérations américaines, mais aussi de bombarder des objectifs de l’OEI en Syrie. Pourtant, le PKK demeure dans la ligne de mire d’Ankara. C’est justement dans l’obsession du contrôle du facteur kurde qu’il faut chercher l’explication de la politique syrienne de la Turquie. Elle reste inflexible sur l’hostilité et l’opposition active au régime Assad et regrette, voire reproche aux Occidentaux leur immobilisme, qui a participé indirectement à l’émergence de l’OEI. En revanche, Ankara ne peut plus poursuivre vis-à-vis des Kurdes de Syrie la même politique. Qu’elle le veuille ou non, elle a en face d’elle un mouvement national kurde plus fort que jamais, qui est arrivé à maturité et dont la conscience identitaire transcende les frontières des pays du Proche-Orient.

Or, les Kurdes de Syrie dominés par le PKK sont devenus une entité incontournable, autonome mais pas indépendante. Sa reconnaissance précipiterait et entérinerait la partition de fait de la Syrie, ce que la Turquie cherche à éviter à tout prix. Elle ne peut nier son existence ni sous-estimer son influence et doit désormais se résoudre à considérer le PKK moins comme une organisation terroriste que comme un acteur politique majeur pour son propre équilibre. Elle devrait à la rigueur prendre le PKK et le PYD à leurs propres mots en feignant de croire qu’il s’agit de deux structures distinctes qui n’ont rien à voir l’une avec l’autre, ce que clament haut et fort leurs cadres depuis des années. En parallèle, elle devrait également reconnaître le PYD comme un acteur légitime de la recomposition en cours des forces politiques en Syrie et agir auprès de ses alliés dans l’opposition syrienne pour qu’ils s’engagent eux aussi à reconnaître cette réalité kurde.

Enfin, le seul moyen de neutraliser la guérilla kurde et de la faire descendre de ses montagnes serait d’intégrer le PKK dans la logique du jeu parlementaire, en proposant au HDP une solution politique et pacifique au problème kurde, en renouant avec l’ouverture politique et la concertation démocratique. Franchir ce cap n’est pas aisé pour la Turquie, toujours tétanisée par la menace du PKK.

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