La Turquie et ses frontières, du zéro à l’infini

Inspirée par la doctrine du « zéro problème », la Turquie entend redevenir une puissance régionale apte à capter des marchés à portée de main — comme au Kurdistan irakien. Mais Ankara continue de livrer une guerre de basse intensité contre les Kurdes syriens et le PKK, légitimée par la vision nostalgique d’un passé mythifié.

11 octobre 2019. — Checkpoint abandonné par les FDS à Ras El-Ain bombardée par les forces turques
A. Lourie/VOA

La Turquie a eu gain de cause dans le nord-est syrien. Les accords séparés conclus avec les États-Unis et la Russie lui ont accordé une « ceinture » de 120 km de long et de 30 km de profondeur entre les villes de Tel Abyad et de Ras El-Ain. Pour l’État turc, il était impératif d’éloigner les Kurdes de sa frontière.

Cependant, les raisons qui ont entraîné les différentes interventions turques en Syrie sont plus complexes que la lutte contre les Kurdes syriens. Pour tenter de les comprendre, il faut revenir sur les politiques transfrontalières de la Turquie, son rapport à la question kurde, mais aussi sur l’histoire de ses frontières.

Des frontières discutées à la chute de l’empire

Après la chute de l’empire ottoman, les Turcs ont remporté la guerre d’indépendance (1919-1921) contre les Grecs et fait reculer les Alliés – Français, Britanniques et Italiens, empêchant ainsi l’application du traité de Sèvres (1920). Celui-ci prévoyait la création d’une grande Arménie et d’un Kurdistan à l’est ainsi que l’élargissement de la Grèce à l’ouest, décisions qui amputaient d’autant la Turquie. Sa frontière sud, elle, fut définie par les accords Sykes-Picot consacrant le partage du Proche et Moyen-Orient entre les Français et les Britanniques.

En 1923, faisant suite à ses victoires militaires, le gouvernement nationaliste turc avec à sa tête Mustafa Kemal entérina le traité de Lausanne qui dessinait une nouvelle Turquie et organisait des déplacements de populations afin de constituer des territoires homogènes. Cependant il faudra attendre le traité anglo-irako-turc de 1926 pour que la Turquie reconnaisse l’Irak et abandonne ses revendications sur le vilayet de Mossoul (subdivision administrative de l’empire ottoman). L’article 10 de ce traité prévoit « une zone de 75 km de part et d’autre de la frontière dans laquelle les deux États doivent s’abstenir d’actes hostiles envers le voisin ». La Turquie s’est appuyée sur ce traité pour intervenir militairement à plusieurs reprises dans le Kurdistan irakien, en particulier dans la zone contrôlée par le Parti démocratique du Kurdistan (PDK) où l’armée turque se comporte en pays conquis.

Les autorités turques ont aussi déclaré qu’en cas de désintégration de l’Irak, l’accord serait considéré comme caduc. En application de ce principe, en 1990, au moment de l’invasion du Koweït par l’Irak, Ankara aurait sérieusement envisagé d’annexer la région de Mossoul et de Kirkouk. Quelques années plus tard, renchérissant sur le credo nationaliste dominant, le président Süleyman Demirel évoquait son désir de voir « la frontière suivre le pied des montagnes », ce qui, de fait, incluait Mossoul dans la Turquie. En 2004, profitant de l’invasion de l’Irak par l’armée américaine, Ankara réclamera le vilayet de Mossoul. Elle ne l’obtiendra pas, mais, trois ans après, elle réussissait à acquérir le droit de mener des opérations militaires dans le nord du pays.

Les contraintes du statu quo bouleversés

Les frontières de la Turquie n’ont été fixées définitivement qu’en 1939 avec la cession par la France du sandjak (division administrative) d’Alexandrette appartenant à la Syrie, alors sous protectorat français. Longtemps, la Turquie s’est efforcée de conserver une politique de non-ingérence — à l’exception notable de son intervention militaire à Chypre en 1974. Cette retenue belliciste était en partie due au statu quo imposé par la Guerre froide. En effet, la Turquie, membre de l’OTAN, ne pouvait intervenir chez ses voisins syriens ou irakiens, alliés de l’URSS, ni en Arménie devenue République soviétique.

La première guerre du Golfe vint bouleverser cette position. Le chercheur Yohanan Benhaim voit dans l’opération militaire « Bouclier de l’Euphrate » en 2016 et la politique d’Ankara vis-à-vis de la région depuis la guerre du Golfe de 1990

une certaine continuité (…) La première invasion états-unienne de l’Irak a en effet représenté une étape décisive qui a fait sauter le verrou idéologique et diplomatique que constituait la tradition de non-ingérence1.

C’est à partir de cette date que le prisme sécuritaire orientera la politique étrangère d’Ankara et l’écartera de ses logiques de non-intervention vis-à-vis de la Syrie et du nord de l’Irak. Cependant, les interventions turques en Syrie et en Irak sont surtout dictées par un problème intérieur récurrent : la « question kurde ».

L’État turc considère le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) comme son principal ennemi, l’envisageant, selon l’expression d’Hamit Bozarslan, comme une « menace organique ».

Au début des années 1990, désormais convaincu que la guérilla du PKK constituait la “vingt-neuvième révolte kurde” de l’histoire du pays, l’état-major adopta officiellement la stratégie “guerre de basse intensité”. La doctrine de l’armée, cautionnée par le gouvernement, consistait à ne pas traiter la question kurde comme une question politique, ni même “culturelle”, mais comme relevant du “terrorisme séparatiste”. Bien au-delà du PKK, toute expression de la kurdicité fut désignée comme la “principale menace stratégique” contre la Turquie2.

Vision stratégique du « zéro problème »

Dans la continuité de ce tropisme sécuritaire, en 1998, la Turquie amassa des troupes à la frontière syrienne, faisant pression sur Damas qui hébergeait le PKK depuis de longues d’années. Cédant à l’intimidation, Hafez Al-Assad expulsa le PKK et son chef, Abdullah Öcalan. Durant sa fuite à la recherche d’un pays où s’exiler, celui-ci fut capturé au Kenya par le Millî İstihbarat Teşkilatı (MIT) — les services secrets turcs —, aidé par la CIA et le Mossad israélien. Cette politique de pression sur un « étranger proche » va se combiner avec une nouvelle vision portée par le Parti de la justice et du développement (AKP), celle du « zéro problème » avec les voisins.

Dans cette optique, la Turquie va renouer le dialogue avec les Russes et les Iraniens, mais aussi avec l’Irak et la Syrie. Les importantes mutations qu’ont connues ces deux pays, les deux guerres d’Irak, la chute de Saddam Hussein et l’accession de Bachar Al-Assad au pouvoir en Syrie favorisent ces rapprochements.

Les relations vont encore s’améliorer avec l’arrivée au pouvoir de l’AKP en 2002 et la mise en œuvre effective de la doctrine « zéro problème » d’Ahmet Davutoğlu. Universitaire et homme d’État, conservateur et nationaliste, il a été à la fois premier ministre et président de l’AKP d’août 2014 à mai 2016. Pour lui, la Turquie doit sortir de la politique d’alignement qu’elle a adoptée vis-à-vis du camp occidental durant la Guerre froide. Il souhaite mettre en place une nouvelle politique plus adaptée au contexte régional de son pays.

Elle doit désormais reconfigurer sa position géographique plus largement, non plus à partir de deux blocs, mais de onze voisins (8 voisins directs, 3 voisins quasi directs riverains de la mer Noire et Chypre). Elle doit aussi se positionner par rapport à des bassins maritimes, mer Noire, mer Égée, Méditerranée, mais aussi indirectement, la Caspienne dont elle est devenue un débouché énergétique. Elle a de fait un rapport direct avec trois continents, asiatique, européen, mais aussi africain, y compris à travers les espaces intermédiaires de la péninsule arabique et du Caucase3.

À partir de cette idée, deux conceptions vont émerger. La première repose sur une vision sécuritaire qui est largement majoritaire chez les partis nationalistes ainsi que dans l’armée confrontée au PKK. La seconde, celle de l’AKP, plus intégrationniste, évoque une communauté de destin liant la Turquie à d’autres acteurs politiques de la région. Elle perçoit les « étrangers proches » comme des marchés potentiels pour l’économie turque et leurs territoires comme des zones où la Turquie a des intérêts à défendre. Cette vision d’espaces extérieurs où la Turquie doit jouer un rôle majeur est légitimée par leur ancienne appartenance à l’Empire ottoman et par la présence de populations turcophones.

La nostalgie de l’impérialisme ottoman

Dans cette instrumentalisation du passé par Recep Tayyip Erdoğan, il faut voir la continuité d’un impérialisme turc ou ottoman qui n’a jamais disparu. Durant la première guerre du Golfe (1990), si les souvenirs du vilayet perdu de Mossoul ont refait surface, c’est en référence au Serment national (ou Pacte national), voté en 1920 par le dernier Parlement ottoman. Ce texte exprimait les revendications territoriales et nationales du peuple turc. À travers lui, les parlementaires ottomans reconnaissaient le démantèlement de l’empire, mais refusaient de céder l’Arménie et la Mésopotamie (c’est-à-dire l’Irak actuelle).

Dès lors, il faudra attendre 1926 pour que la Turquie reconnaisse l’Irak — et 1991 pour qu’elle n’hésite pas à faire valoir des revendications sur ce pays. Selon l’historien Edhem Eldem, la mobilisation et l’instrumentalisation du passé dépassent les stratégies politiques, la Turquie ayant toujours été « cliomane »4 obsédée d’attribuer à l’histoire une mission politique et idéologique destinée à formater la nation.

L’arrivée au pouvoir de l’AKP et la reprise du conflit avec le PKK en 2015 accentueront ce rapport délirant à un passé mythifié. Durant une cérémonie en hommage à Atatürk en 2016, le président Recep Tayyip Erdoğan prononce un discours qui en fournit un excellent exemple :

La Turquie est plus grande que la Turquie, sachez cela. Nous ne pouvons pas rester enfermés dans 780 000 km2. Car nos frontières physiques sont une chose, et nos frontières de cœur (gönül sinirimiz) autre chose. Nos frères de Mossoul, de Kirkouk, de Hassaké, d’Alep, de Homs, de Misrata, de Skopje, de Crimée et du Caucase ont beau être en dehors de nos frontières physiques, ils sont tous dans nos frontières de cœur.

Dans ce discours, les références aux minorités turcophones sont utilisées afin d’évoquer leur proximité ethnique et historique avec les Turcs. Ankara va tenter de les instrumentaliser afin d’augmenter son influence en Irak et plus spécialement à Kirkouk.

Cependant, faute de résultats significatifs la Turquie opte pour une autre stratégie. Pour influer sur cet espace transfrontalier, Ankara tente d’abord de manipuler les minorités turcophones, mais n’obtenant pas de résultats satisfaisants, elle se tourne vers le gouvernement autonome du Kurdistan irakien.

De nouveaux marchés pour les travaux publics

À partir de 2008, elle met en place un partenariat avec le gouvernement de l’entité kurde et plus particulièrement avec le PDK de Massoud Barzani. L’objectif principal étant de neutraliser les bases arrière de la guérilla du PKK, installée en territoire irakien, dans le Qandil, au cœur d’une région particulièrement difficile d’accès de la chaîne des monts Zagros. Pour le PDK ce rapprochement avec la Turquie est un moyen de s’émanciper du gouvernement fédéral de Bagdad. Il lui permet aussi de se renforcer et de contrer l’Union patriotique du Kurdistan (UPK), son opposant soutenu par l’Iran.

La doctrine « zéro problème » que préconise l’AKP va permettre d’ajouter à ce partenariat sécuritaire une dimension économique.

La levée des barrières idéologiques et la récession économique européenne, liée à la crise financière américaine, incitent les hommes d’affaires turcs à s’investir dans le marché de la construction et des travaux publics du Kurdistan irakien qui constitue également un débouché commercial salutaire pour ses exportations5.

Le commerce transfrontalier en est redynamisé. Les revenus douaniers fournissent des recettes importantes pour le Gouvernement régional du Kurdistan (GRK) qui contrôle la frontière irako-turque. Aujourd’hui l’on dénombre quelque 40 000 travailleurs turcs au Kurdistan irakien. Au fil du temps, les liens économiques se développent et l’Irak est devenu le deuxième partenaire commercial de la Turquie avec plus de 12 milliards de dollars (10,83 milliards d’euros) d’échanges — 70 % de ces recettes proviennent du commerce avec le GRK. La construction en 2013 d’un oléoduc reliant Kirkouk au port turc de Ceyhan renforce le caractère stratégique du partenariat entre Ankara et Erbil, la capitale du GRK.

En parallèle l’Iran consolide ses liens avec le gouvernement central irakien. La bipolarisation entre Erbil et Ankara ainsi qu’entre Téhéran et Bagdad se renforce avec la montée en puissance de l’organisation de l’État islamique (OEI) et par l’expansion territoriale des Kurdes.

Le 4 août 2014, à la surprise générale, l’OEI lance une offensive d’ampleur sur le Kurdistan irakien. Les Forces de défense du peuple (HPG, la branche armée du PKK) sont les premiers à s’opposer aux djihadistes et à évacuer la population de Makhmour et du Sinjar. Les forces militaires du GRK, les peshmergas, eux, vont se replier sur la ligne Erbil-Kirkouk, abandonnant à leur sort les Yézidis. Le PKK saura tirer avantage de cette situation. Le retrait des peshmergas lui permettra de se positionner en marge de la zone d’influence du PDK.

En 2013, l’État turc ouvre des pourparlers avec le PKK afin de trouver une solution politique à la question kurde en Turquie, avec en tête l’hypothèse de relations pacifiées comme dans le cas du Kurdistan irakien. Dans un premier temps cette stratégie semble fonctionner. Le dirigeant du Parti de l’union démocratique (PYD) est invité à deux reprises en Turquie et le parti n’est pas loin d’ouvrir une représentation à Ankara. Mais la négociation échoue.

En Syrie, les Kurdes et l’opposition soutenue par la Turquie n’arrivent pas à trouver un terrain d’entente. Sur le terrain militaire, les Unités de protection du peuple (YPG) et les Unités de protection de la femme (YPJ) affrontent les djihadistes du Front Al-Nosra (Al-Qaida en Syrie), eux aussi soutenus par la Turquie. De plus, les relations entre les Kurdes syriens et irakiens, alliés des Turcs, ne sont pas bonnes. Barzani se rapproche de plus en plus d’Erdoğan. Alors qu’en Irak la Turquie s’allie au PDK, en Syrie elle va soutenir une partie des mouvements djihadistes qu’elle pense capables d’empêcher l’autonomisation en cours des Kurdes syriens, redoutant, depuis le début de la crise que le régime de Damas ne s’en serve contre elle. Par ailleurs, elle considère cette autonomisation comme n’étant qu’une émanation du PKK.

Le partenariat avec le PDK permet à Ankara de contrôler son espace transfrontalier avec l’Irak, mais aussi de contrer politiquement le PKK en Turquie. En 2015, fort de la victoire des Kurdes à Kobané et renforcé par le soutien occidental au YPG/YPJ, le PKK pensait pouvoir l’emporter militairement aussi en Turquie. De violents combats éclatèrent dans d’importants centres urbains du Bakûr, le Kurdistan turc. Ce fut la guerre des villes. Elle se révéla désastreuse pour le PKK qui ne parvint pas à vaincre l’armée.

Une double stratégie

La stratégie d’Ankara vis-à-vis de la question kurde est double. D’un côté elle s’allie avec le PDK de Barzani et de l’autre elle combat le PKK. L’État turc s’efforce aussi de promouvoir Massoud Barzani comme une figure politique kurde d’ampleur régionale. Ce n’est donc pas un hasard si des mouvements politiques se réclamant de son héritage connaissent un renouveau en Turquie.

Dans un premier temps, pour combattre les Kurdes de Syrie, l’État turc va s’appuyer sur des forces djihadistes locales et adopter une posture plus que complaisante vis-à-vis de l’OEI ; ensuite, pour contrer le PYD, elle va intervenir militairement par trois fois. La première en 2016, avec l’opération « Bouclier de l’Euphrate » bloquant l’avancée des Forces démocratiques syriennes (FDS) qui espéraient faire la jonction avec le canton d’Afrin situé à l’ouest du fleuve. La deuxième fois en 2018, avec l’opération « Rameau d’olivier » en s’emparant de la province d’Afrin. Et la troisième fois, cette année, avec l’opération baptisée par antiphrase « Source de paix » qui porte un rude coup au projet de société des Kurdes dans le Rojava.

Sans l’appui des États-Unis, les FDS n’ont alors d’autre alternative que de se tourner vers le régime syrien. Ce rapprochement met en danger le projet d’autonomie de la Fédération démocratique de Syrie du Nord, Damas souhaitant rétablir un État central fort. En parallèle, Ankara intensifie ses bombardements dans le nord de l’Irak dans l’espoir de faire tomber Qandil, le bastion du PKK.

1Yohanan Benhaim, La ligne Alep-Mossoul, nouvel étranger proche de la Turquie, Mouvements n° 90, 2017.

2Hamit Bozarslan, Histoire de la Turquie contemporaine, La Découverte, Paris, 2010.

4NDLR. Dans la mythologie grecque, Clio, fille de Zeus et de Mnémosyne (déesse de la mémoire), est la muse de l’Histoire.

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