Mais que se passe-t-il en Turquie ? Voilà que le tempétueux président de la République change de ton, révise ses lignes directrices et tend désormais la main à ceux qui, il y a peu, faisaient partie de ses pires ennemis régionaux. Les temps sont difficiles, il est vrai. L’euphorie du début du XXIe siècle a vécu. L’essor économique, le « miracle turc », n’est plus qu’un souvenir. Et la réalité d’une monnaie nationale en perdition impose des choix drastiques qui font mal. La croissance à 7,4 % au troisième trimestre de 2021 pourrait faire illusion, mais avec une inflation officiellement identifiée à 21,31 % sur un an au 3 décembre 2021 — un chiffre que d’aucuns considèrent d’ailleurs comme tronqué, car selon eux largement sous-estimé — le régime d’Erdoğan est entré dans le dur.
Inflation rime avec désaffection
Les rangs des partisans de Recep Tayyip Erdoğan ne cessent de se clairsemer, comme l’indiquent les courbes en berne des résultats électoraux depuis quelques années. L’élection présidentielle et les législatives prévues en juin 2023 se présentent mal. Des sondages le donnent battu pour la magistrature suprême par le maire d’Istanbul comme par celui d’Ankara. La chute de la monnaie nationale — de 45 % en regard du dollar américain depuis le 1er janvier 2021, et même de 30 % depuis fin octobre — n’est pas étrangère à cette désaffection. Elle a en effet induit la hausse des prix susmentionnée, nourrie par le renchérissement des importations, hausse ressentie avec amertume dans une vaste majorité des foyers en Turquie.
Pourtant, le premier remède que propose ou plutôt impose le président Erdoğan ne laisse pas de surprendre et de contrarier les économistes. Il a ainsi fait pression sur la Banque centrale, en théorie indépendante, pour qu’elle baisse ses taux d’intérêt, ce qu’elle vient de faire trois fois en deux mois, alors que les théories économiques classiques considèrent qu’il convient d’augmenter ces taux pour combattre et juguler l’inflation. Face aux attaques, Erdoğan a répondu ce 1er décembre : « Ce que nous faisons est juste. Nous avons suivi et nous suivons un plan politiquement risqué, mais juste (…). Nous savons ce que nous faisons. (…) C’est notre job ». Ceux qui s’y opposent s’exposent aux représailles puisque, comme le notait Reuters le 2 décembre, il « a renvoyé trois gouverneurs de la Banque centrale depuis la mi-2019, et a licencié trois des principaux responsables politiques de la banque en octobre ». »
Renouer les liens rompus
Mais les décisions les plus spectaculaires prises dans ce contexte par l’homme fort de Turquie se situent dans ses orientations de politique étrangère qu’il a commencé à réviser en tentant, dans un difficile exercice d’équilibrisme, de ne pas trahir les alliances et options qui étaient les siennes depuis longtemps. Ainsi, Erdoğan s’efforce-t-il dorénavant de reprendre langue avec des puissances régionales qu’il considérait naguère comme hostiles et qu’il traitait comme telles : l’Égypte, Israël et les Émirats arabes unis.
Le rapprochement le plus concret, le plus ostensible bien que le moins évident concerne Abou Dhabi. Les contacts ont repris au printemps 2021, après une longue rupture datant au moins de 2012. Le contentieux avait quelque consistance, comme l’expliquait James M. Dorsey sur le site ModernDiplomacy le 26 novembre : « Les Émirats arabes unis et la Turquie se sont trouvés dans les camps opposés des guerres civiles en Libye et en Syrie qui ont éclaté à la suite de révoltes populaires, et en désaccord en Méditerranée orientale. Les EAU ont cherché à inverser les résultats des soulèvements soutenus par la Turquie qui avaient réussi à renverser un dirigeant autocratique comme en Égypte [Hosni Moubarak]. La Turquie avait laissé entendre que les Émirats arabes unis avaient financé une tentative de coup d’État militaire ratée en 2016 visant à écarter M. Erdoğan du pouvoir. »
On ajoutera qu’Ankara avait aussi pris fait et cause en faveur du Qatar lors de la crise diplomatique du Golfe, entre juin 2017 et cette année, se positionnant donc contre trois capitales de la région, Riyad, Abou Dhabi et Manama, qui avaient à l’époque décidé de faire le siège du petit émirat coupable, entre autres « crimes », de soutenir, à l’instar de la Turquie, la mouvance des Frères musulmans à travers une région bouleversée par les secousses des mal-nommés « printemps arabes ».
Dix milliards de dollars et une « nouvelle ère »
Ces tensions ont-elles disparu comme par enchantement ? Nullement. Mais les deux plus hauts responsables, Recep Tayyip Erdoğan à Ankara et Mohamed Ben Zayed (MBZ), le prince héritier détenteur de facto du pouvoir à Abou Dhabi, ont estimé que la juste appréciation des intérêts de leurs pays nécessitait une réconciliation. Laquelle a été entérinée par une visite officielle du responsable émirati à Ankara ce 24 novembre. MBZ n’était pas venu les mains vides puisqu’il a fait état d’investissements dans l’économie turque ces prochaines années pour un montant de 10 milliards de dollars (8,86 milliards d’euros). De son côté, tout sourire, Erdoğan a fait l’éloge d’une « nouvelle ère » dans les liens entre son pays et le richissime émirat du Golfe.
Quel prix le président turc a-t-il dû consentir de payer pour cette aide venue d’une puissance jusqu’il y a peu hostile ? Il se dit qu’il aurait accepté d’imposer un profil bas aux Frères musulmans arabes réfugiés sur le sol turc ainsi qu’aux médias à Istanbul qui leur sont proches.
Le site Middle East Eye s’en est fait l’écho le 25 novembre : « Plus tôt cette année, les autorités turques ont demandé à certaines chaînes, dont plusieurs appartenant aux Frères musulmans, ennemis des Émirats arabes unis, de déprogrammer certaines de leurs émissions politiques. Même si ces chaînes n’ont pas été chassées du pays, cette mesure était une déclaration claire indiquant qu’Ankara prenait ses distances avec les Frères musulmans et était prête à resserrer ses liens avec des pays tels que les Émirats arabes unis et l’Égypte. »
On voit en revanche assez mal Erdoğan changer son fusil d’épaule vis-à-vis du Qatar, plus gros investisseur encore que MBZ en Turquie, ou même, modifier son attitude en Libye où Abou Dhabi soutient le camp de Khalifa Haftar, non reconnu par la communauté internationale, mais appuyé par les chantres de la « contre-révolution » dans la région.
Pour les Émiratis aussi, l’affaire peut sembler fructueuse. « L’opinion dominante, écrit Al-Monitor, est que les EAU cherchent à établir des relations avec Ankara, en partie pour compenser la concurrence économique croissante de l’Arabie saoudite et, plus généralement, parce que (à Washington) l’administration Biden signale un engagement plus faible dans la région, laissant des pays comme la Turquie et les EAU se débrouiller seuls. »
Des ambassadeurs bientôt au Caire et à Tel-Aviv
Les choses évoluent vers l’apaisement envers deux autres pays de la région avec lesquels le président turc entretenait des relations problématiques : l’Égypte et Israël. « Tout comme une étape a été franchie entre nous et les Émirats arabes unis, nous prendrons des mesures similaires avec les autres, déclarait le président turc le 29 novembre à propos de ces deux États. Maintenant, lorsque nous aurons pris notre décision, nous serons bien sûr en mesure de nommer des ambassadeurs selon un calendrier défini », avait-il ajouté.
Avec Le Caire, la Turquie d’Erdoğan s’était fâchée très sérieusement à l’été 2013, après le coup d’État orchestré par l’armée égyptienne sous les ordres d’Abdel Fattah Al-Sissi, qui avait brutalement mis fin à l’expérience démocratique — avec ses défauts et ses lacunes — entamée deux ans plus tôt après la chute du régime de Hosni Moubarak. Le président ne pouvait pardonner au militaire d’avoir renversé un gouvernement proche de lui auquel il croyait, celui des Frères musulmans et du président élu, Mohamed Morsi. Les deux pays avaient rappelé leurs ambassadeurs et étaient restés en froid et Erdoğan n’avait pas manqué de critiquer plusieurs fois vertement son alter ego égyptien…
Quant aux rapports de la Turquie avec l’État d’Israël, ils se situaient à un niveau encore infiniment plus médiocre. Depuis l’entrée en fonction d’Erdoğan comme premier ministre en 2003, son soutien à la cause palestinienne en général et au Hamas islamiste en particulier avait motivé une montée des tensions entre la Turquie et Israël, alors que la première avait été, en 1950, le premier État à population musulmane à reconnaître le second.
L’assaut par des commandos israéliens, au large de Gaza, du navire turc Mavi Marmara à la tête d’une flottille humanitaire en 2010 (10 morts) avait encore considérablement envenimé les relations, les ambassadeurs se voyant rappeler dans leur capitale respective pour un laps de temps qui allait durer cinq ans. Toujours à Gaza, au printemps 2018, quand des milliers de Gazaouis avaient organisé des manifestations intitulées « Marche du retour », la terrible répression israélienne (des dizaines de morts) avait conduit Ankara à expulser l’ambassadeur israélien. Durant toutes ces années, Erdoğan multiplia ses plus vives remontrances à l’égard d’Israël, comparant parfois son comportement à celui des nazis.
Cette période semble être déjà entrée dans l’histoire. Car, tout comme la posture politique du président turc envers Abou Dhabi et Le Caire s’est modifiée du tout au tout ces derniers mois, celle qu’il entend adopter concernant l’État d’Israël suit le même chemin. À la mi-novembre, grande première depuis 2013, il s’est ainsi entretenu d’abord avec son homologue israélien Isaac Herzog, puis avec le premier ministre Naftali Bennett. Gage turc de bonne volonté, ces conversations ont eu lieu quelques heures à peine après la libération et le retour dans leur pays d’un couple de touristes israéliens accusés d’espionnage et détenus en Turquie. Le retour des ambassadeurs n’est donc plus qu’une question de semaines, tout au plus.
Comment dit-on « realpolitik » en turc ?
Tout se passe donc comme si les inflexions et même les contorsions politiques ont bien été inspirées au président turc par une sévère dégradation de la situation économique du pays. Il n’en est certes pas à convenir que toutes les options radicales de politique étrangère qu’il avait privilégiées depuis près de vingt ans se sont révélées erronées. Mais son nouveau pragmatisme le persuade que son intérêt consiste à renouer avec des États qu’il vilipendait jusqu’ici parfois de manière très acerbe et à oublier les envolées anti-occidentales et les discours enflammés sur la défense des musulmans ou des intérêts nationalistes de la Turquie.
Pour le moment, son évolution vers plus de modération et d’apaisement convient à beaucoup de monde : à l’OTAN, où un discret soulagement doit poindre ; aux Européens sûrement, alors qu’un Mario Draghi, chef du Conseil italien, le traitait encore de « dictateur » le 8 avril 2021 ; et enfin aux États concernés du Proche-Orient, où le désinvestissement américain les contraint à réviser leurs alliances.
Seule l’Arabie saoudite de l’ombrageux Mohamed Ben Salman (MBS) n’a pas encore avancé ses pions en direction d’Ankara, en tout cas de manière publique. Visiblement, le traitement turc de l’affaire Khashoggi, du nom de ce journaliste saoudien assassiné le 2 octobre 2018 dans les locaux du consulat d’Arabie saoudite à Istanbul, reste encore pour le moment en travers de la gorge de MBS. Erdoğan avait parlé d’un crime « sauvage », « politique », « planifié » dont l’ordre était venu « des plus hauts niveaux du gouvernement saoudien » avant de lancer des mandats d’arrêt internationaux au nom de plusieurs ressortissants saoudiens, dont deux proches de MBS…
La Turquie de Recep Tayyip Erdogan, elle-même, n’est guère épargnée par des organisations comme Human Rights Watch ou Amnesty International, qui continuent à la pointer du doigt pour ses nombreuses violations en matière de droits humains. Gageons que les États en train de se réconcilier avec le pouvoir d’Ankara n’y trouveront pas un prétexte pour lui chercher noise. La « realpolitik » est une expression allemande connue des Turcs, mais, d’évidence, elle se décline aussi, notamment, en arabe ou hébreu.
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