
« Celui qui gagne Istanbul gagne la Turquie », proclamait Recep Tayyip Erdoğan. Ces propos, prononcés alors qu’il était maire d’Istanbul entre 1994 et 1998, résonnent encore comme une vérité fondamentale. La ville, véritable mosaïque de la Turquie, avec ses diverses communautés ethniques et socio-économiques, représente un enjeu stratégique pour les partis politiques1. Elle est non seulement un baromètre électoral, mais aussi une clé du pouvoir central.
Lors de son élection à la mairie en 2019, Ekrem İmamoğlu, membre du Parti républicain du peuple (CHP), crée la surprise. Confirmé à la tête d’Istanbul lors des élections municipales de 2024, il incarne la contestation du pouvoir d’Erdoğan. En cohérence avec la droite ligne entre la mairie d’Istanbul et le palais présidentiel, il annonce le 21 février 2025 sa candidature à la prochaine présidentielle, en 2028. Le 19 mars, dans la foulée de l’annulation de leurs diplômes universitaires2, İmamoğlu et plusieurs personnalités politiques sont arrêtées, ce qui déclenche une flambée de contestations à travers le pays. Le même jour, les rues et les universités d’Istanbul, Ankara et Izmir se remplissent de manifestants. Cette série d’événements culmine le 29 mars avec un meeting à Maltepe, à Istanbul, où près de 2,2 millions de personnes manifestent pour soutenir le leader de l’opposition et appeler à la fin de la répression du soulèvement populaire.
Le juge d’instruction qui a placé Ekrem İmamoğlu en détention provisoire a retenu le motif de « corruption », mais à ce jour, l’acte d’accusation n’a pas encore été rédigé ni de date de procès fixé. Quant au maire par intérim d’Istanbul et au CHP, ils sont soumis à une forme accrue de contrôle et de restriction de leur liberté d’action par le pouvoir central. Plusieurs membres du parti, y compris des maires comme celui de Beşiktaş (un des districts d’Istanbul), sont placés en détention.
Des institutions subordonnées au pouvoir exécutif
La capitale économique et culturelle se trouvait depuis plus de deux décennies sous le contrôle du Parti de la justice et du développement (AKP) dirigé par Erdoğan lorsque Ekrem İmamoğlu remporte la mairie le 31 mars 2019.
En raison d’une requête de l’AKP et du Parti d’action nationaliste (MHP)3 visant à annuler les résultats pour cause d’« irrégularités », un nouveau scrutin est organisé en juin 2019. İmamoğlu remporte l’élection avec une majorité élargie, obtenant 54,21 % des suffrages, soit un écart de plus de 800 000 voix, contre son principal rival, Binali Yıldırım, candidat de l’AKP. Erdoğan, qui a longtemps considéré Istanbul comme son fief, vit cette défaite comme un affront. Avec l’ampleur de l’écart de voix, İmamoğlu apparaît comme une figure incontournable de l’opposition, suscitant l’inquiétude de l’AKP.
Le président turc et l’AKP, bien qu’en position de force, n’hésitent pas à s’appuyer sur des outils institutionnels, notamment le Conseil électoral supérieur (Yüksek Seçim Kurulu, YSK), pour assurer leur emprise. En effet, depuis 2016, la politique de kayyum, qui permet de destituer des élus pour les remplacer par des administrateurs nommés, s’est étendue aux municipalités contrôlées par l’opposition, notamment dans celles que l’AKP a perdues. L’YSK paraît de plus en plus aligné sur les intérêts politiques de l’exécutif, de moins en moins indépendant. Cette pratique a progressivement sapé la légitimité de la plus haute institution judiciaire chargée du bon déroulement des élections. En janvier 2025, bien avant l’arrestation d’Ekrem İmamoğlu, la députée du CHP Aliye Coşar dénonçait déjà une justice instrumentalisée par le pouvoir, affirmant que « la volonté populaire est ignorée ». L’affaire İmamoğlu a renforcé cette perception d’institutions subordonnées au pouvoir exécutif.
L’arrestation d’İmamoğlu, ainsi que l’emprisonnement, depuis 2016, de Selahattin Demirtaş, ancien coprésident du Parti démocratique des peuples (HDP), prokurde, et candidat à la présidence en 2014 et 2018, mettent en lumière un aspect crucial de la politique turque : le musellement de la contestation et la neutralisation de quiconque peut représenter une alternative sérieuse à Erdoğan.
Question kurde, question démocratique
« Le problème kurde serait-il résolu si la Turquie devenait démocratique, ou la Turquie deviendrait-elle démocratique si le problème kurde était résolu ? », s’interroge l’ancien député et défenseur des droits humains Ahmet Faruk Ünsal. La lettre du leader du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) Abdullah Öcalan, lue le 27 février à Istanbul, vient y répondre : la démocratisation de la Turquie doit progresser de manière parallèle et indissociable avec la résolution de la question kurde. Il devient de plus en plus difficile de maintenir l’ambiguïté d’une « paix avec les Kurdes » tout en poursuivant une forme de confrontation avec la démocratie. L’appel d’Öcalan au désarmement et à la dissolution du PKK semble en suspens dans les dynamiques politiques actuelles. Selon ses déclarations, le PKK pourrait renoncer à la violence en échange de la construction d’une Turquie démocratique, avec des garanties juridiques. Cependant, l’arrestation d’İmamoğlu vient mettre à mal ce processus.
Le référendum constitutionnel de 2017 a modifié la structure politique de la Turquie en introduisant un système présidentiel fort. Cette réforme a donné à Erdoğan un contrôle presque total sur le gouvernement, mais elle limite également le nombre de mandats présidentiels à deux. En théorie, cette modification constitutionnelle empêche Erdoğan de briguer un troisième mandat, à moins qu’une nouvelle révision de la constitution ne soit adoptée. Cette incertitude est source de tensions politiques, notamment au sein de l’opposition.
Dans ce contexte, l’arrestation d’İmamoğlu semble être un coup stratégique visant à affaiblir la principale menace pour Erdoğan, tout en consolidant la légitimité de sa propre candidature pour un troisième mandat. À moins que cette dynamique ne vienne renforcer l’opposition…
La roue de l’histoire ?
La légitimité populaire d’Ekrem İmamoğlu s’est exprimée à travers les bureaux de présélection mis en place dans chaque province par le CHP, le parti d’opposition laïc et nationaliste d’où est issu Ekrem İmamoğlu. Plus de 15 millions de citoyens s’y sont rendus pour le désigner comme candidat du parti à la présidentielle de 2028, un chiffre huit fois supérieur au nombre officiel d’adhérents du CHP. Ce dépassement massif du cadre partisan ne relève pas seulement du symbole : il représente un coût politique réel pour l’AKP.
Les différentes actions menées par le CHP depuis l’arrestation d’İmamoğlu, telles que l’organisation de deux rassemblements hebdomadaires, une campagne de signatures pour réclamer la libération de son candidat, ainsi que les appels au boycott d’entreprises proches du pouvoir lancés depuis le 2 avril, témoignent clairement de la volonté de l’opposition de se structurer. Au lieu de se diviser, elle semble se renforcer, s’unissant autour d’un large consensus démocratique, ainsi que le démontre la rue : des centaines de milliers de manifestants, unis sous les bannières des partis d’opposition de plus en plus nombreuses, bravent la répression policière. « Taksim est partout, la résistance est partout ! », peut-on lire sur les banderoles4.
En face, n’est-on pas en train d’assister à la fragilisation de l’alliance entre l’AKP et le Parti du mouvement nationaliste sur la question kurde ? En effet, le processus défendu par le MHP est à la fois directement et indirectement entravé par l’AKP, dont le contrôle des institutions et l’autoritarisme croissant freinent toute avancée véritable. Après la lutte acharnée qui a opposé le mouvement Gülen à l’AKP en 2013, suivie de la rupture définitive marquée par le coup d’État manqué du 15 juillet 2016, une dynamique similaire pourrait-elle survenir entre le MHP et l’AKP ?
« Vingt-quatre heures peuvent être très longues dans la politique en Turquie », disait Süleyman Demirel, ancien président de la Turquie. Peut-être, qui sait, le jour où « la roue tournera »5 approche-t-il enfin.
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1La Turquie, composée de 81 provinces, compte une population totale d’environ 86 millions d’habitants, dont près de 16 millions résident à Istanbul.
2L’article 101 de la Constitution impose un diplôme universitaire pour accéder à la présidence — une exigence qui avait déjà barré la route à Bülent Ecevit en 1989.
3Depuis le 20 février 2018, l’AKP et le MHP forment la coalition « Alliance du peuple » (Cumhur İttifakı), consolidant ainsi leur pouvoir commun et leur influence politique en Turquie.
4En 2013, un important mouvement de contestation se développe autour du parc de Taksim Gezi. Il sera violemment réprimé et les manifestants chassés du parc.
5En référence au livre Et tournera la roue écrit depuis sa cellule par Selahattin Demirtaş (Collas, 2019)