Le Baloutchistan, ce territoire si convoité

Entre Pakistan et Afghanistan · De récents attentats ont secoué la région du Baloutchistan au Pakistan. Ils ont rappelé l’existence de mouvements de rébellion qui combattent Islamabad, mais aussi les enjeux géopolitiques du contrôle de cette région.

Combattants baloutches.
Karlos Zurutuza/IPS

Le 18 avril 2019, une attaque perpétrée contre des bus qui faisaient la navette entre Karachi, la capitale économique et financière du Pakistan et la ville côtière d’Ormara1 dans la province du Baloutchistan s’est soldée par quatorze morts. Cette agression faisait suite à un attentat perpétré en novembre 2018 contre le consulat de Chine à Karachi, revendiqué lui aussi par des séparatistes baloutches. Et le vendredi 10 mai, l’Armée de libération du Baloutchistan (Balochistan Liberation Army, BLA) a revendiqué l’attaque d’un luxueux hôtel du port de Gwadar, sur la côte pakistanaise. Ces attentats ne sont pas les premiers du genre. Dans cette région à l’histoire tourmentée, nationalistes baloutches, djihadistes de l’organisation de l’État islamique (OEI) et talibans pakistanais multiplient les opérations sanglantes et déstabilisatrices pour Islamabad.

Bordé au sud par la mer d’Arabie, le Baloutchistan aux terres arides et aux montagnes volcaniques se situe au sud de l’Afghanistan et à l’est de l’Iran. Les Baloutches, d’origine iranienne et de confession musulmane, sont environ 8 millions, dont 6 200 000 au Pakistan (soit 5 % de sa population), 1 500 000 en Iran et 100 000 en Afghanistan. Ils ont longtemps vécu sous une tutelle afghane, mais de façon semi-indépendante, dans un territoire dénommé le Khanate de Kalat, nom historique du pays baloutche et de son ancienne capitale.

Répartition des groupes ethniques du Pakistan en 1980
En rose, le Baloutchistan

Après l’avoir envahi en 1839, les Britanniques se sont employés à en garantir la souveraineté par deux traités, l’un signé en 1854, l’autre en 1874. En contrepartie, le khan accordait aux armées britanniques un droit de passage, afin qu’elles puissent pénétrer en Afghanistan et en maîtriser sa politique extérieure, lui attribuant ainsi une indépendance sous contrôle. Entre 1871 et 1893, les Britanniques ceignent le Baloutchistan de deux frontières, l’une avec la Perse (la ligne Goldsmith), amputant le pays de son actuelle partie iranienne, l’autre avec l’Afghanistan (la ligne Durand), actant ainsi la partition du pays en trois États. Pour gérer cet ajout à leur empire des Indes, ils créeront une entité administrative, la Balochistan Agency.

En 1947, après avoir accordé l’indépendance à l’Inde et au Pakistan, ils la rattacheront à ce dernier, lui accordant de fait un territoire qui ne lui appartenait pas et lui apportant 45 % de sa superficie. Le prince Abdoul Karim, le frère du khan régnant et de nombreux sardar (chefs tribaux) déclencheront immédiatement une guerre d’indépendance qui se perpétua, arguant des traités passés avec Londres.

Afin de procéder à un état des lieux sur ce conflit qui s’éternise et de prendre la mesure des enjeux économiques et géopolitiques que représente les régions baloutches pour le Pakistan, l’Iran et plus généralement pour la région, nous avons demandé à Georges Lefeuvre, ancien diplomate et chercheur à l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS) de répondre à nos questions.

Jean Michel Morel.Intéressons-nous d’abord au Baloutchistan pakistanais, le plus vaste et celui qui est le plus souvent sous les feux de l’actualité. Qu’en est-il des revendications séparatistes ? Ces attentats signifient-ils la reviviscence d’une demande d’autonomie de la province dans le cadre de la fédération pakistanaise et de la Constitution de 1973 qui, en principe, en garantit le droit ?

Georges Lefeuvre. — En 1948, le Pakistan a accordé un statut d’autonomie au Baloutchistan. Mais, en 1952, le gouvernement central s’est empressé de revenir sur cette décision après la découverte d’énormes réserves de gaz qui, aujourd’hui, fournissent 40 % de la production nationale. Ce revirement tient aussi au fait que le Baloutchistan renferme près de 20 % des ressources minières du Pakistan (charbon, or, cuivre, argent, platine, aluminium et surtout uranium) et qu’il possède une façade maritime de 750 km, occupant ainsi une position stratégique par rapport au golfe d’Oman et à la mer d’Arabie, voire au détroit d’Ormuz plus à l’ouest. Malgré toutes ces potentialités de développement économique, 70 % de la population vit sous le seuil de pauvreté, ce qui ne peut qu’attiser les tensions avec Islamabad. Comme je l’ai écrit en 2006 dans un rapport pour l’Union européenne, « aucune population du Pakistan n’a probablement été aussi maltraitée que la population baloutche. » La situation ne s’est pas améliorée depuis : aux appétits du pouvoir central se sont ajoutés ceux de puissances étrangères, et le terrorisme de type islamiste — qui n’est pas une spécificité baloutche — s’y est de surcroît beaucoup développé dans les années 2000.

J. M. Morel.Dès lors, cette situation d’injustice n’a pu que générer des groupes de guérilleros et un sentiment indépendantiste…

G. L. — Effectivement, mais les Baloutches sont majoritairement sunnites de rite hanafite et comportent une infime minorité de zoroastriens ; ils ne se réclament pas du djihad. L’histoire des partis politiques baloutches montre que ceux-ci ont toujours été séculiers. Contrairement à une idée toute faite, les Baloutches ne développent pas de sentiments religieux très vivaces et les mouvements nationalistes se méfient carrément des religieux. Sous le règne violent de Zulfikar Ali Bhutto dans les années 1970, le Balochistan Student Organisation (BSO) d’obédience marxiste a joué le rôle de laboratoire d’idées, puis — les étudiants ayant vieilli ! — il est devenu la matrice des partis nationalistes.

Décédé en 1989, le grand idéologue du nationalisme baloutche Ghaus Bakhsh Bizenjo était lui aussi partisan d’une approche marxiste des nationalités. Son idée n’a jamais été l’indépendance du Baloutchistan, mais la promotion à la fois de la démocratie au Pakistan et de l’autonomie des provinces. Son parti s’appelait d’ailleurs le Pakistan National Party. Il était à l’origine du projet d’écriture d’une nouvelle Constitution qui aurait fait du Pakistan une confédération démocratique d’au moins cinq États : pachtoune, pendjabi, sindhi, baloutche et saraiki. Cette vision d’un fédéralisme tenait aussi au fait qu’au nord de la région, l’ethnie baloutche ne représente que 8 % au maximum de la population et donc que 92, voire 100 % dans certains districts de celle-ci est d’ethnie pachtoune. La capitale Quetta au nord-ouest de la province n’est elle-même peuplée que de 25 % de Baloutches pour 50 % de Pachtounes.

En 2002, les quatre grands partis du Baloutchistan ont formé la Baloch Nationalist Quadrennial Alliance, un parti séculier marxiste non tribal qui intègre trois grandes tribus : les Bugti, les Mengal et les Marri. Le Front de libération du peuple baloutche (Baloch People’s Liberation Front, BPLF) a été créé en 1973 en réponse à la répression du gouvernement central, farouchement opposé à tout fédéralisme réel. Le BPFL est un groupe armé de plusieurs milliers de combattants, la plupart étudiants, mais aussi une force politique d’idéologie marxiste révolutionnaire. Il lutte clairement pour l’indépendance d’un « grand Baloutchistan » réunifié.

En 2002 est entrée en scène la BLA qui est maintenant à l’origine de presque tous les sabotages sur les équipements d’État au Baloutchistan. La BLA est foncièrement anti-islamisme radical et les rebelles baloutches ont toujours été anti-talibans. En fait, la BLA dépasse largement le cadre de paysans ou de nomades en colère et de la capacité des sardar à financer les révoltes. C’est un instrument qui sert la cause nationaliste historiquement récurrente, mais en même temps va au-delà. Enfin, à ces dispositifs spécifiquement baloutches, il faut ajouter le Pakistan Oppressed Nations Movement (Ponam) fondé en 1998, qui rassemble sur une plateforme commune des nationalistes baloutches, pachtounes, sindhis et saraikis, et mène un combat d’inspiration non religieuse. Mais aujourd’hui, tous ces groupes séculiers peinent à contenir l’expansion de l’islamisme radical, y compris dans le Baloutchistan qui en était exempté jusqu’au années 1980. Les talibans étant presque tous l’origine pachtoune, ils se sentent chez eux dans la zone nord-ouest où leur cause peut ainsi s’apparenter, sous l’étendard de la charia, à une cause nationale pachtoune. Le groupe terroriste Jundullah (Les soldats d’Allah) joue sur cette même ambiguïté entre le Sistan2, la partie iranienne du Baloutchistan et sa partie pakistanaise.

Depuis longtemps, le Pakistan traverse ce que l’un de ses responsables politiques a appelé une « crise de la fédération ». Cette crise ne pourra trouver sa résolution dans les remèdes que le pouvoir central considère comme ad hoc : le retour de l’islam politique et une forte reprise en compte de la question du Cachemire. Pourquoi ? Parce que de l’échec de l’islam comme ferment de la nation et du Cachemire comme cause partagée découlent ipso facto une perte de la conscience identitaire commune et un repli sur les vieilles valeurs nationalistes à l’ouest de l’Indus, parce qu’il ne reste rien d’autre à défendre (même pas le nucléaire qui, à défaut d’être un ferment de fabrication d’une nation, en était au moins la fierté, avant la chute du héros, le fameux « docteur Khan »3).

J. M. Morel.Qu’en est-il de l’OEI et d’autres groupes insurrectionnels ?

G. L. — Jusqu’à présent les djihadistes de l’OEI sont présents le long de la frontière entre le Pakistan et l’Afghanistan, cherchant à maîtriser un territoire qu’ils dénomment « État islamique du Khorassan », c’est-à-dire de l’est de l’Iran à l’Indus. S’ils sont à l’origine d’attentats comme celui qu’ils ont perpétré à Quetta le 12 avril, ils n’ont rien à voir avec ceux qui ont frappé les bus, le consulat chinois ou, tout récemment, l’hôtel de Gwadar. L’OEI concentre son action sur le terrorisme antichiite — 20 %, de la population. En cela ils sont concurrencés par le Lashkar-i-Jhangvi, créé sur une ligne profondément antichiite. Quant à Jundullah, récemment rebaptisé Jaish Al-Adl (L’armée de la justice), ses centres nerveux sont surtout dans le Sistan iranien, et pour faire court, il s’oppose évidemment à l’ordre « khomeyniste »... Ces groupes islamistes violents sont en train de corrompre gravement une société baloutche essentiellement séculière, d’autant qu’ils récupèrent parfois la thématique nationaliste.

Pour ce qui est des talibans pakistanais, ils sévissent essentiellement dans les régions tribales du Waziristan, au nord-ouest du Pakistan, une zone de non-droit que l’armée a récemment purgée de ses réseaux combattants, Tehrik-e-Taliban Pakistan (Mouvement des talibans du Pakistan, TTP) et réseau Haqqani4 — et que le gouvernement du premier ministre Imran Khan tente d’associer à la province régulière de Khyber Pakhtunkhwa.

J. M. Morel.L’attentat contre le consulat de la Chine à Karachi s’inscrit-il dans un ressentiment à propos de l’omniprésence de celle-ci depuis plusieurs années dans le port de Gwadar ?

G. L. — L’attentat du 18 avril correspond bien au mode opératoire de la BLA et du Front de libération du Baloutchistan (Balochistan Liberation Army, BLF). Traditionnellement, les groupes armés baloutches ne cherchaient pas à faire des victimes dans la population civile, mais plutôt à attaquer les structures de l’État (transformateurs, centraux téléphoniques, installation de gaz, voies de chemin de fer, trains...) Quitte à prévenir la gare suivante qu’il fallait les stopper pour éviter qu’ils ne déraillent ! Les attaques ad hominem se sont cependant développées depuis une vingtaine d’années, tels des membres de la police, de l’armée, des cours de justice, ou des ingénieurs chinois en charge de la construction du port de Gwadar. En mai 2004, trois d’entre eux ont été tués dans l’explosion d’une bombe.

L’attentat contre le consulat de Chine, lui, pose question. La cible est « logique », mais le mode opératoire plus surprenant, car de type suicidaire (même si les attaquants ne se sont pas fait sauter eux-mêmes, ils n’avaient aucune chance d’en revenir vivants), ce qui est nouveau pour la BLA et ressemble à une escalade de la tension. La Chine est une cible au même titre que l’armée parce que les séparatistes (ou même simplement les autonomistes) n’acceptent pas cette mainmise de l’État et de la Chine sur ce qui était voici peu un petit port de pêche et de constructions navales traditionnelles. Le plan de développement de Gwadar prévoit de raser la vieille ville et de déplacer ses 60 000 habitants à 10 km à l’intérieur du désert, afin de faire place nette pour des projets immobiliers et le passage de l’autoroute et du rail qui doivent desservir le port en eaux profondes. Il s’agit d’un amer sentiment de dépossession. S’y ajoute évidemment l’arrivée de gros navires de pêche coréens et taïwanais qui exercent une concurrence insoutenable sur les petits chalutiers locaux.

La construction du port de Gwadar symbolise l’enjeu géostratégique du Baloutchistan. Financé à 85 % par Pékin qui va y construire de nombreuses infrastructures — autoroutes, centrales électriques, hôpitaux... —, il permet au Pakistan de se rapprocher du détroit d’Ormuz et de s’imposer face à l’Iran. Pour la Chine, il est l’indispensable terminal du Corridor économique Chine-Pakistan (CPEC), dans lequel elle compte investir 65 milliards de dollars (58 milliards d’euros) pour relier sa province occidentale du Xinjiang à la mer d’Arabie. Gwadar constitue une réponse idéale au « dilemme de Malacca », le détroit indonésien par lequel transitent les deux tiers des importations pétrolières chinoises dans des zones maritimes où l’armée américaine assure une présence forte. De plus, Pékin a construit un gazoduc entre Nawabshan dans la province pakistanaise de Sind et Gwadar. C’est pourquoi la gestion du port de Gwadar et celle de la zone franche qui l’entoure ont été confiées à une compagnie chinoise. Quant à la sécurité, elle est assurée par l’armée pakistanaise en collaboration avec l’armée chinoise.

J. M. Morel.On mesure bien pour le Pakistan l’importance de « son » Baloutchistan, mais qu’en est-il du Baloutchistan iranien, le Sistan ?

G. L. — C’est par le détroit d’Ormuz que transitent chaque année plus de 40 % des exportations mondiales de pétrole. Pour l’Iran, la position géographique de « son » Baloutchistan qui s’étend sur son flanc sud-est suscite également ses ambitions. Elle souhaite étendre son contrôle sur le transport maritime au-delà du détroit d’Ormuz et atteindre la mer d’Arabie et pousser son avantage dans l’océan Indien. Pour ce faire, les Iraniens ont passé des accords avec l’Inde. Cherchant à contourner le Pakistan et à atteindre l’Asie centrale, New Delhi a mis au point un couloir économique qui part de Mumbai (anciennement Bombay) et atteint Chabahar, un port situé dans le Sistan-Baloutchistan iranien. Poursuivant sa route, ce couloir économique rejoindra l’Afghanistan, première étape avant une pénétration plus profonde en Asie centrale. L’aménagement de Chabahar coûtera 500 millions de dollars (440 millions d’euros) à l’Inde. Ce projet prend place dans la concurrence féroce que l’International North-South Transport Corridor (INSTC) indien entend mener contre la nouvelle route de la soie (« One Belt, One Road », OBOR) chinoise.

Cet intérêt des Indiens pour Chabahar ravit les Iraniens, surtout en période de sanctions américaines. La région est donc appelée à devenir le centre des relations commerciales entre la République islamique et les pays asiatiques, sachant que la province du Baloutchistan sert également de voie de passage des oléoducs et gazoducs en provenance d’Asie centrale. L’évacuation des ressources énergétiques de la mer Caspienne constitue un enjeu important pour les économies du centre asiatique qui cherchent à diversifier leurs voies de sortie.

J. M. Morel.Qu’est-ce que les Baloutches peuvent espérer retirer de tous ces investissements colossaux ?

G. L. — Sans doute pas grand-chose. Jusqu’à présent, les efforts de développement économique des Baloutchistan pakistanais et iranien n’ont pas procuré d’avantages tangibles à leurs populations. Face aux énormes enjeux économiques, aux concurrences politiques régionales, mais aussi à l’urgence des approvisionnements énergétiques, on peut craindre que les pouvoirs centraux ne renforcent les mesures sécuritaires au détriment de solutions politiques qui restent à trouver. Les derniers attentats montrent que le Baloutchistan n’est pas encore sorti de l’engrenage rébellion-répression.

1Le port d’Ormara, racheté par Islamabad au sultanat d’Oman en 1958, est une base maritime militaire pakistanaise.

2Le Sistan-Baloutchistan est la province iranienne située de l’autre côté de la ligne Goldsmith, dont la capitale est Zahedan.

3Abdul Qadeer Khan, scientifique et entrepreneur pakistanais est connu comme le père de la bombe atomique du Pakistan, mais aussi comme un trafiquant international de matériel nucléaire au profit de la Corée du Nord, de la Libye, de l’Iran, de l’Inde et de l’Irak. Il est surnommé « Dr Khan ».

4Le TTP est la principale mouvance des talibans pakistanais. Elle s’est constituée à la fin de 2007 en agrégeant une quarantaine de factions basées dans le nord-ouest du Pakistan. Le réseau Haqqani est un groupe armé islamiste faisant partie des talibans. Il était dirigé par Jalalouddine Haqqani jusqu’à sa mort en 2018. La relève a été prise par son fils Seraj Haqqani. Le réseau est l’un des principaux groupes contribuant à la guérilla dans le cadre de la guerre d’Afghanistan.

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