Diplomatie

Raccommodement calculé entre la Turquie et l’Arménie

En décembre 2021, le ministre des affaires étrangères turc Mevlüt Çavusoglu a annoncé le début des pourparlers entre son pays et l’Arménie. Depuis, les rencontres diplomatiques se sont multipliées et les vols entre Ankara et Erevan ont repris, une première depuis 2020. Mais le processus dépend en dernière instance de l’issue des négociations de paix entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan.

Antalya, 11-13 mars 2022. Le ministre arménien des affaires étrangères Ararat Mirzoian (g.) et son homologue turc Mevlüt Çavuşoğlu (dr.) pendant le Forum diplomatique d’Antalya (FDA)
Cem Ozdel/Ministère des affaires étrangères de Turquie/AFP

« Deux peuples proches, deux voisins lointains. » Telle était la vision de la Turquie et de l’Arménie de Hrant Dink, journaliste turco-arménien assassiné à Istanbul devant les locaux de son journal Agos en 2007. La normalisation des relations entre les deux États était son rêve, ce pour quoi il avait lutté en tant que journaliste. Aujourd’hui, cet objectif paraît plus proche que jamais, même si le rapprochement en question concerne essentiellement les domaines économique et diplomatique à court terme.

L’Azerbaïdjan comme faiseur de roi

Les frontières terrestres entre les deux voisins sont fermées depuis 1993. La décision avait été prise par le gouvernement turc, en réaction à l’invasion des sept districts azerbaïdjanais hors Karabakh par l’Arménie pendant la première guerre du Haut-Karabakh (février 1988-mai 1994). Pendant les premières années du jeune gouvernement de Recep Tayyip Erdogan, le rétablissement des relations turco-arméniennes faisait partie des priorités. La Turquie était en plein dialogue pour son intégration dans l’Union européenne (UE), et la détente avec l’Arménie allait de pair avec sa politique étrangère à l’époque. Ainsi, en 2008, l’ancien président de la République turque Abdullah Gül s’était-il rendu à Erevan pour regarder un match de foot entre les deux équipes nationales, un geste qui salué par plusieurs dirigeants européens.

Le 10 octobre 2009, un protocole pour le rétablissement des relations diplomatiques a été signé par les deux États à Zurich. Cependant, le document n’a jamais été ratifié par leurs Parlements respectifs. Pour Bayram Balci, directeur de l’Institut français d’études anatoliennes (IFEA), la raison majeure de la fin du processus a été l’hostilité de l’Azerbaïdjan. Par crainte d’un isolement dans le cas d’un rapprochement turco-arménien, Bakou avait mis son veto au processus. La Turquie, de son côté, ne voulait pas compromettre ses relations avec l’Azerbaïdjan, un partenaire économique incontournable, notamment dans les hydrocarbures.

Une deuxième raison de l’échec de ces premiers pourparlers a été le virage anti-occidental adopté par le président Erdoğan à partir de 2013. L’adhésion à l’UE ne figurant plus dans son agenda politique, les négociations avec l’Arménie ont été suspendues. En 2017, l’alliance politique conclue avec le Parti d’action nationaliste (MHP), puis le soutien militaire et financier accordé à l’Azerbaïdjan pendant la seconde guerre du Haut-Karabakh ont à nouveau fortement dégradé les relations bilatérales entre Turcs et Arméniens.

Un contexte géopolitique plus favorable

Le 13 décembre 2021, le ministre des affaires étrangères turc Mevlüt Çavusoglu a finalement annoncé la reprise des pourparlers. Un mois plus tard, le premier sommet entre les délégations turque et arménienne s’est tenu à Moscou. Une deuxième rencontre diplomatique a eu lieu le 24 février à Vienne. Les vols commerciaux entre Ankara et Erevan ont repris le 2 février 2022, après une interruption de deux ans. Enfin, la participation du ministre des affaires étrangères arménien Ararat Mirzoyan au forum diplomatique d’Antalya, le 11 mars 2022, a été un nouveau signe de détente entre les deux pays. Lors de cette visite, le ministre arménien l’a affirmé : « Le peuple arménien est majoritairement favorable au rapprochement. »

La plus grande différence avec l’expérience de 2008 est la seconde guerre du Haut-Karabakh. Pour Sinan Ülgen, ex-diplomate et directeur du Centre d’études sur l’économie et la politique étrangère (Ekonomi ve Dış Politika Araştırmalar Merkezi, Edam), un think tank turc, l’accord de cessez-le-feu du 10 novembre 2020 dans le Haut-Karabakh a été essentiel dans la reprise des pourparlers. Côté turc, les sept districts hors Karabakh occupés par l’Arménie depuis 1994 ont été restitués à l’Azerbaïdjan, ce qui était la condition d’Ankara pour ouvrir ses frontières. Côté azerbaïdjanais, Bakou ne pose plus son veto au processus de paix, car le statu quo dans le Haut-Karabakh est en sa faveur.

Un deuxième facteur à prendre en compte est le revirement de la politique étrangère turque. « La Turquie cherche à réparer ses relations avec ses voisins, ainsi qu’avec l’Occident. Le rapprochement avec l’Arménie va dans ce sens. Le gouvernement turc cherche à s’affirmer dans un rôle d’arbitre dans le Caucase, comme il le fait actuellement dans la guerre en Ukraine », commente Sinan Ülgen. Cette politique peut tout de même aller à l’encontre du Kremlin. La Russie veut avoir le contrôle sur le processus, c’est pourquoi les premiers pourparlers ont eu lieu à Moscou. « Poutine se montre favorable au dialogue turco-arménien, mais cela peut changer si jamais la sphère d’influence turque devient trop importante dans le voisinage russe », ajoute-t-il.

Du côté de l’Arménie, le dégel des relations avec la Turquie est un moyen d’alléger la dépendance à l’égard de la Russie. L’Arménie est membre de l’Organisation du traité de sécurité collective (OTSC), une alliance militaire dominée par la Russie et qui réunit six anciennes républiques soviétiques : l’Arménie, la Biélorussie, le Kazakhstan, le Kirghizistan, la Russie et le Tadjikistan. Elle peut se trouver dans l’obligation de mobiliser ses troupes si un État membre est victime d’une attaque armée. « La guerre en Ukraine a intensifié, chez beaucoup d’Arméniens, le sentiment que l’alliance ultra-prioritaire avec la Russie pourrait entraîner l’Arménie dans l’aventurisme de Vladimir Poutine », explique Michel Marian, enseignant à Sciences Po Paris. « Une partie non négligeable des Arméniens sont tentés par l’ouverture avec la Turquie. Le besoin de désenclaver le territoire arménien prime sur les questions historiques et géopolitiques », ajoute-t-il.

Dans les cercles nationalistes arméniens, ces pourparlers sont pourtant contestés. L’Alliance arménienne (Hayastan dashink, HD), première force d’opposition politique au Parlement et porteuse de l’idéologie du parti nationaliste Dachnak critique le premier ministre Nikol Pashinyan sur ce dossier. Pour Pakrat Estukyan, éditorialiste au quotidien turco-arménien Agos, la méfiance règne dans l’opinion publique à l’égard de ce rapprochement. Cela est en grande partie dû à l’attitude adoptée par la Turquie pendant la seconde guerre du Haut-Karabakh. « Après les accords de novembre 2020 qui ont officialisé la défaite de l’Arménie, beaucoup d’Arméniens ont accusé Nikol Pashinyan d’être un traître à la nation. Aujourd’hui ce même discours revient dans le contexte des pourparlers avec la Turquie. »

Une normalisation à petits pas

Même si les rencontres se multiplient, la question de la reconnaissance du génocide arménien reste en dehors des pourparlers. Selon Sinan Ülgen, « une telle demande du côté arménien bloquerait les négociations ». Pour le chercheur, la normalisation adviendra avant tout dans les domaines diplomatique et économique. « La première étape sera l’ouverture des ambassades des deux côtés. À cela s’ajouteront l’ouverture des frontières terrestres et des accords commerciaux, mais je ne pense pas qu’un traité de libre-échange sera signé », commente-t-il. Pour Pakrat Estukyan, qui estime que ce rapprochement est très bon signe, beaucoup d’Arméniens craignent que l’Arménie soit submergée par l’économie turque. « Avec l’ouverture des frontières et la reprise du commerce, j’ai peur que l’Arménie devienne un deuxième Chypre du Nord, c’est-à-dire un territoire dominé par des hommes d’affaires turcs à travers des casinos, le commerce d’armes et le trafic de drogue », ajoute-t-il.

La restauration du dialogue reste malgré tout dépendante de facteurs externes. Une possible reprise du conflit dans la région du Haut-Karabakh pourrait mettre en danger l’amélioration des relations turco-arméniennes. Pour le gouvernement turc, les pourparlers de paix entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan seront décisifs pour la suite du processus. Le 7 avril 2022, le premier ministre arménien Nikol Pashinyan et son homologue azerbaïdjanais Ilham Aliyev se sont entretenus à Bruxelles sous la médiation du président du Conseil européen, Charles Michel. À l’issue de cette rencontre, les deux hommes ont annoncé le lancement des préparatifs aux pourparlers de paix entre les deux pays. Rien n’est pour autant garanti. Le 26 mars 2022, l’Arménie et la Russie avaient accusé l’Azerbaïdjan d’avoir violé le cessez-le-feu dans le Haut-Karabakh, une allégation démentie par Bakou.

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