Depuis leur migration du sous-continent indien, les Doms ont conservé leur langue, le domari, mais la dispersion de la communauté pourrait la menacer à terme.
Warda dépose délicatement un large plateau en argent sur la moquette. Olives vertes, labneh baignant dans de l’huile d’olive, pain pita et gâteaux croquants à l’anis. Fadi, accoudé sur un coussin, se redresse, et Farah et Nagham, 7 et 9 ans, s’approchent du petit déjeuner. « Iba » !, crie la petite dernière, qui vient enlacer son papa. « Regarde, ce n’est pas compliqué », m’explique Fadi. « Pour l’eau, on dit pani, le sel, c’est lon, et le pain, mana », dit-il. À ma prononciation hésitante, les petites filles s’esclaffent. « Kakie namor ? » (comment tu t’appelles ?), s’amuse Farah, un sourire grand jusqu’aux oreilles. La famille, qui habite la Seine–Saint-Denis, parle le domari au quotidien, une langue propre à la communauté marginalisée des Doms.
« La langue des oiseaux »
Au moins 15 000 Doms ont fui la Syrie depuis le début des affrontements armés en 2011. Après avoir avalé des milliers de kilomètres, ils se sont établis en Europe, principalement en Belgique et en France depuis 2014. Fadi et les siens ne sont pas syriens, mais ont toujours vécu au Liban, sans toutefois être libanais. Apatrides, comme une partie des Doms au pays du Cèdre, ils ont pris la route de l’exil, suivant des proches qui avaient fui Homs. « Au Liban, parler notre langue était très mal vu, on avait honte, les gens l’appellent le nawari » (du mot nawar, un terme dégradant en arabe), raconte Fadi. « Mais nous, on en est fiers, le domari fait partie de notre histoire, de notre identité, il nous rappelle les difficultés qu’on a traversées. On l’appelle “la langue des oiseaux”1, car on n’arrête pas de jacasser quand on discute entre nous », plaisante le père de famille.
« Bien sûr qu’on transmet le domari à nos enfants, c’est important », s’exclame-t-il. Pourtant, Farah, ne semble pas enthousiasmée. « Le domari, ce n’est pas beau », tranche-t-elle. « Je préfère parler français avec mes amies Jennifer, Marie et Yara. Et aussi apprendre l’anglais avec la maîtresse », explique la petite, qui se met à compter jusqu’à 20 dans la langue de Shakespeare. Les enfants doms, qui suivaient rarement un cursus scolaire complet au Liban, sont désormais majoritairement scolarisés, après des années d’adaptation. La langue risque-t-elle de disparaître ? Depuis la fin des années 1990, des linguistes contemporains tentent de la retranscrire.
Une grammaire proche du sanscrit
Les premières découvertes du domari remontent, elles, au début du XIXe siècle. En 1806, l’explorateur allemand Ulrich Jasper Seetzen, qui réalise un périple à travers le Proche-Orient, arrive en Palestine, où il rencontre des tribus doms près d’Hébron et Naplouse. Il est le premier à répertorier une liste de mots de vocabulaire, publiée en 1854, et note que la langue des Doms contient de nombreux mots arabes, avec une grammaire proche du sanskrit. L’expansion coloniale, l’amélioration des moyens de transport (bateau à vapeur, rail) et la « question d’Orient » poussent des chercheurs académiques — scientifiques, philologues, archéologues ou historiens — à se rendre dans la région. « Ces pionniers produisent des notes de voyage et s’intéressent notamment à la langue des populations de commerçants nomades pour comprendre leur origine historique, comme plus tôt avec les Roms en Europe. À l’époque, il existe une vision romantique, on postule l’existence d’une langue tsigane asiatique commune, alors que le domari est à part », affirme Bruno Hérin, professeur à l’Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco) et l’un des seuls spécialistes du domari au monde.
Dans la seconde moitié du XIXe siècle, une demi-douzaine d’explorateurs publient des lexiques plus fournis du domari et de ses variantes, sur un vaste territoire s’étendant du Caucase au Soudan. « La contribution la plus importante est celle de Robert Macalister, un archéologue irlandais qui a réalisé un travail extraordinaire », explique le linguiste israélien Yaron Matras, qui s’est basé sur ces travaux pour publier une grammaire du domari en 2012. Macalister mène une vaste campagne de fouilles en Palestine à partir de 1902 pour le compte du Palestinian Exploration Fund. Il découvre le domari en entendant parler les ouvriers sur les chantiers, et une fois les travaux d’excavation achevés, rémunère un intermédiaire, qui va lui raconter des histoires traditionnelles en domari, et les traduire en arabe. L’ouvrage The Language of the Nawar or Zutt, the nomad smiths of Palestine, paru en 1914, inclut également un lexique de 1350 mots et les bases d’une grammaire de la langue.
Pendant près d’un siècle, le domari est ensuite peu étudié, puis est redécouvert au début des années 1990, notamment par Yaron Matras. Ce professeur de linguistique à l’université de Manchester, spécialisé dans l’étude du romani, apprend que le domari serait encore parlé à Jérusalem, dans le quartier de Bab Al-Huta. « Il restait une cinquantaine de locuteurs au début de mes recherches, aujourd’hui, il n’existe plus qu’une femme parlant le domari. Elle a été éduquée par ses grands-parents, qui lui ont transmis la langue, mais n’a plus personne à qui le parler », assure Matras.
Des réseaux claniques en Syrie
Si le domari est quasiment éteint en Palestine, il est encore couramment parlé dans d’autres pays du Proche-Orient. « C’est dans le nord-ouest de la Syrie que le domari est le plus dynamique, notamment à Alep, Lattaquié, Homs, Saraqib. Les réseaux claniques dans cette région sont extrêmement forts, avec une importante endogamie », précise Bruno Hérin, qui a réalisé ses premiers enregistrements à Alep dès 2009. Une importante communauté vit également dans le sud de la Turquie et dans le nord du Liban. Il s’agit des mêmes clans familiaux, qui ont été séparés par la création des nations modernes après l’éclatement de l’empire ottoman. « Jusqu’à Mersin et Urfa, le domari est encore couramment parlé, mais dans l’est de la Turquie, il a été remplacé par le domani, une langue presque intégralement kurdisée, avec des restes de vocabulaire domari », précise-t-il.
Le chercheur fait une distinction entre le domari du sud, plus arabisé et parlé en Jordanie et en Palestine, et le domari du nord, utilisé au Liban, en Syrie, et en Turquie. Les différentes strates de la langue permettent de deviner le parcours migratoire de la communauté. « Le domari est une langue indo-aryenne. Entre le IIe et le VIe siècle, les ancêtres des Doms se sont déplacés d’Inde centrale vers le nord-ouest du continent, puis auraient migré vers des zones iranophones, puis turcophones, où la langue a été influencée par le kurde et le turc », assure-t-il. « Ensuite, la communauté s’est divisée il y a plusieurs siècles, une partie poussant plus loin vers le sud, en Palestine et en Jordanie, l’autre rejoignant les zones arabophones plus tardivement ».
Dans d’autres parties du Proche-Orient, il existe également des Doms, mais qui ont totalement perdu l’usage du domari, par exemple en Irak, en Iran, ou en Égypte. La chercheuse Alexandra Parrs a rencontré des Doms en Égypte vivant dans les quartiers pauvres du Caire et à Alexandrie. « Souvent appelés Ghajar, ils utilisent parfois le sim, qui signifie code en arabe. Il s’agit en réalité d’un lexique d’une cinquantaine de mots qui leur permet de se reconnaître entre eux, mais qui a très peu de liens avec le domari. Ce vocabulaire est par exemple utilisé dans le souk des joailliers au Caire dans les négociations », explique la sociologue.
Le choix de l’arabe pour les sédentaires
Pourquoi la langue des Doms s’est-elle perdue dans certains territoires alors qu’elle a résisté dans d’autres ? La progressive sédentarisation de la communauté au XXe siècle semble avoir joué un rôle important. Elle a été favorisée, entre autres, par les régimes nationalistes arabes. En Irak par exemple, explique le chercheur Ronan Zeidel, les Doms ont été intégrés à la nation par Saddam Hussein dès 1979, et ont reçu des terres fertiles dans la périphérie des grandes villes, par exemple dans la zone d’Abou Ghraïb, à l’ouest de Bagdad.
Les Doms ont également reçu la nationalité en 1957 en Syrie et en 1994 au Liban, même si une partie d’entre eux demeure apatride. Bénéficiant d’un statut plus favorable, ils ont davantage eu accès à l’éducation, se mêlant aux sociétés arabes. Les Doms se sont aussi concentrés en périphérie des grandes villes, leurs métiers traditionnels itinérants — forgerons, tanneurs, fabricants de tamis, de bijoux en argent, dentistes informels, entre autres — ayant peu à peu disparu. « À Jérusalem et à Amman, les Doms ont abandonné leurs activités nomades, sont devenus travailleurs journaliers et ont inscrit leurs enfants à l’école. Les parents les ont encouragés à parler arabe, pour qu’ils s’intègrent mieux et ne soient plus stigmatisés », affirme Yaron Matras.
Les familles qui conservent un mode de vie semi-nomade (migration en été et en hiver) parlent généralement un meilleur domari. « La question de la transmission est déterminante : la langue se perd quand les parents arrêtent de parler domari à leurs enfants, ou l’inverse ». En Jordanie, le domari semble encore bien se maintenir, mais demeure fragile. Un court documentaire de la vidéaste israélienne Einat Dattner, rare témoignage d’une famille vivant près d’Amman, le confirme. « La famille m’a dit qu’elle voulait conserver les traditions, mais qu’ils souhaitaient oublier leur langage, qui faisait d’eux des gens différents, et préféraient que leurs enfants parlent arabe », confie la réalisatrice de films indépendants.
À Beyrouth, la situation est à peu près similaire. Une étude de 2011 de l’ONG Terre des Hommes au Liban avait montré que 47 % des adultes parlaient le domari, mais seulement 23 % parmi les enfants. « C’est l’importance numérique de la communauté et sa cohésion sociale qui expliquent la dynamique de la langue », affirme Bruno Hérin.
La dispersion des Doms après le déclenchement de la guerre en Syrie pourrait menacer le domari. La communauté est en effet éclatée entre le Liban, la Turquie, l’Europe et l’Afrique du Nord. Mais la migration en Europe pourrait aussi être une chance, car de jeunes Doms sont déterminés à faire connaître leur langue.
Une nouvelle vie sur YouTube et les réseaux sociaux
Kamal Kelzi en est persuadé : s’il n’avait pas quitté la Syrie, il n’aurait jamais pu lancer en 2017 sa chaîne YouTube en domari, Kamal Dom people. L’étudiant en dentisterie de 24 ans, originaire d’Alep, possède un profil atypique. Contrairement à la majorité des Doms, il est arrivé par avion d’Istanbul en 2012 en Suède grâce au regroupement familial, son père vivant dans le pays. C’est aussi un passionné de langues, qui participe volontiers à des défis en ligne. Sur YouTube, il a commencé par poster d’anciennes chansons en domari récupérées auprès de personnes âgées de la communauté, des contes pour enfants, du vocabulaire de base, puis a mis en ligne une vidéo très regardée sur le coronavirus. « Le domari n’est pas connu, car les Doms n’osent pas dévoiler leur identité. Ils se présentent comme kurdes, turkmènes, ou membres d’autres minorités. J’ai mis du temps à en parler moi-même, mais je ne voulais plus me cacher », raconte-t-il.
Kamal se veut pourtant optimiste. « Je ne pense pas que notre langue va disparaître rapidement en Europe, car les enfants vont prendre conscience de leur identité, de leur culture, sans crainte d’être jugés. Il y a même eu une tentative de créer une association pour représenter la communauté ». Pour le jeune homme, qui a de la famille en Belgique, c’est plutôt l’arabe qui est en perte de vitesse, par rapport au domari et au français. Sa chaîne YouTube a suscité de l’intérêt au sein de la communauté. « J’ai été contacté sur Instagram par un Dom de 19 ans du sud d’Iskanderun, qui m’a dit qu’avec ses cousins, il avaient créé un groupe WhatsApp pour documenter le domari en Turquie ».
À des milliers de kilomètres, dans le sud-est de l’Andalousie, Bahaa, un étudiant dom qui a fui Homs pendant la guerre en Syrie ambitionne d’écrire un dictionnaire domari-arabe. Étudiant en master 2 d’arabe à l’université de Grenade, son parcours a été plus chaotique que celui de Kamal. Il est passé par le Liban, l’Algérie et le Maroc, où il a entamé des études d’Arabes à Oujda. Après avoir franchi la frontière dans l’enclave espagnole de Melilla, il est arrivé en Espagne, puis en France, et « dubliné », a été renvoyé en Espagne. « Je veux écrire ce dictionnaire pour sauver notre langue, dans les pays arabes, le domari risque de disparaître. Les Doms ne peuvent même pas écrire dans leur propre langue et sont obligés d’utiliser l’arabe, ce n’est pas normal. Ceux qui n’auront pas appris le domari de leurs parents pourront le faire plus tard si la langue est écrite », explique l’étudiant. « C’est une langue très riche, et j’ai très envie de la partager avec le plus de monde possible ».
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