
Le football en Iran, un match entre la société et le pouvoir
Bien plus qu’un passe-temps · Le 16 juin, l’équipe nationale de football iranienne, la Team Melli, obtenait le nul contre la sélection nigériane pour ses débuts dans la Coupe du Monde, après un match assez terne. Si l’Iran est appelé à jouer un rôle très marginal dans la compétition, l’événement rencontre davantage d’écho qu’il n’y paraît. Le football se trouve en effet au cœur d’un écheveau de tensions et de dynamiques complexes — et fascinantes — entre le pouvoir et la société.

Le président iranien, un religieux, assis sur son canapé en jogging devant le match Iran-Nigeria : la photo postée sur le très actif compte Twitter de Hassan Rohani relève d’une communication politique bien pensée mais n’en est pas moins surprenante. Pour en comprendre les implications, il faut remonter aux origines du football en Iran. Relativement tardive (au début du XXe siècle), l’introduction du sport en Iran a été le fait d’expatriés occidentaux, principalement britanniques, à travers trois canaux : les écoles missionnaires, l’industrie pétrolière et l’armée. Jusqu’au lendemain de la seconde guerre mondiale, le football est resté un sport universitaire, réservé aux élites du pays qui recevaient l’éducation moderne promue par Reza Chah1. Si le premier match international dont on ait gardé la trace fut joué en 1941 à Kaboul contre l’Afghanistan, la fédération nationale ne fut créée qu’en 1947. Elle fut affiliée à la Fédération internationale de football association (FIFA) dans la foulée.
Emblème de la modernité
D’emblée, le football a assumé en Iran le statut particulier de sport « moderne », par opposition au sport traditionnel, pratiqué depuis des temps immémoriaux, qu’était la lutte (koshti). Sport d’équipe né dans une Angleterre en cours d’industrialisation, le football faisait appel à la collaboration d’individus dont les rôles étaient complémentaires. Il valorisait l’agilité, la vitesse, par opposition à la force du lutteur2. Le sport s’est massifié dans les années 1960, alors que les Iraniens des campagnes rejoignaient par millions la périphérie des grandes villes : l’affiliation à un club offrait un substitut aux solidarités traditionnelles mises à mal par le déracinement.
Si Reza Chah utilisa le football comme un vecteur de modernisation de ses élites, son fils Mohammad Reza s’attacha à tirer parti de son pouvoir mobilisateur : la finale de la Coupe d’Asie des nations de 1968 contre Israël, jouée — et remportée — à Téhéran un an après la guerre israélo-arabe de juin 1967 fut présentée comme une revanche du monde musulman, à une époque ou le Chah cherchait justement à se distancier de son allié américain. Le régime fonda à Téhéran le club de Taj (« Couronne ») ainsi qu’une myriade d’organisations sportives, généralement affiliées aux industries d’État ou à l’armée, à travers tout le pays3, et un championnat national fut créé.
Un sport populaire dans la République islamique
Prenant le contre-pied du régime impérial, la République islamique a mis la bride à ce qui était vu à la fois comme une importation occidentale et un passe-temps frivole4, alors que le pays entrait dans une guerre contre l’Irak qui allait mobiliser l’ensemble de la population. Le championnat fut alors supprimé et la pratique du football généralement découragée. Il est cependant apparu bien vite inutile et contre-productif pour le régime d’interdire un sport de plus en plus populaire5, alors même que ledit régime était bien en peine de proposer d’autres divertissements à une population épuisée par la guerre. À partir des années 1990, les Iraniens purent ainsi assister aux matches de football des équipes nationales, mais aussi européennes, renforçant encore la popularité d’un sport qui se mondialisait.
En 1997 et 2005, la qualification de l’Iran pour la Coupe du monde suscita des scènes de liesse jamais vues depuis la Révolution, dans un espace public d’ordinaire sévèrement contrôlé. Le film de Jafar Panahi, Hors Jeu (2005), qui met en scène un groupe de jeunes filles essayant de s’introduire au stade Azadi pour voir le match de la qualification contre le Bahreïn restitue admirablement cette tension entre la norme — que les soldats de garde essaient de faire respecter de manière absurde en les parquant entre des barrières — et l’espèce de bouillonnement du match qui avance ; de l’excitation qui monte et, inévitablement, finit par les submerger – tension dans laquelle on peut évidemment voir une métaphore de la société iranienne tout entière6.
Mahmoud Ahmadinejad, lui-même fan de football, avait tenté d’utiliser le sport comme un levier de popularité auprès des classes populaires. Dès 2006, il a envisagé d’autoriser des sections réservées aux femmes dans les stades – une mesure qui l’opposa aux ayatollahs traditionalistes de Qom et, pour la première fois, au Guide Suprême. Ses interventions répétées dans les affaires de la Fédération nationale, avec des résultats sportifs plus que médiocres, finirent par entraîner un conflit avec la FIFA, dont les statuts stipulent que les fédérations affiliées doivent être indépendantes du pouvoir politique.
Affairisme et corruption
Dans cette hésitation jamais vraiment levée entre une méfiance traditionnelle envers le football et une volonté de tirer profit de son potentiel mobilisateur, le régime a conservé le contrôle des principaux clubs du pays. Ceux-ci font aujourd’hui l’objet d’une pénétration de plus en plus forte des Gardiens de la Révolution, qui ont imposé leurs hommes dans les instances dirigeantes de nombre de clubs7, renforçant le climat d’affairisme et les soupçons de corruption qui pèsent sur le championnat. Dans une perspective d’assainissement global de l’économie du football, la privatisation des principaux clubs, dont les pertes sont colossales, a été envisagée, mais les autorités ne semblent pas se résoudre à laisser entre des mains privées des monuments comme Esteghlal et Persépolis, susceptibles de mobiliser des millions de personnes à travers le pays.
Miné par ces scandales et les soupçons de corruption qui portent sur la plupart des matches importants, le football iranien est un écosystème assez fermé. En raison des confortables salaires versés par les clubs, les joueurs partent de moins en moins dans les clubs européens pour se familiariser avec le haut niveau, comme ce fut le cas à la fin des années 1990. Si les matches restent très mobilisateurs – le derby entre Persépolis et Esteghlal se disputant généralement devant 100 000 personnes au stade Azadi –, les clubs ont peine à rivaliser avec leurs homologues japonais ou coréens au sein de l’Asian Champions League.
Dans ce contexte lourd, l’excitation qui a suivi la qualification face au vieux rival sud-coréen, le 18 juin 2013, a cédé la place à une certaine apathie à la veille de la Coupe du monde. La préparation de la sélection a en effet été perturbée par des problèmes d’organisation qui ont entraîné des échanges assez vifs entre le sélectionneur Carlos Queiroz et la Fédération. Après le nul relativement encourageant face au Nigeria, une victoire miraculeuse face à la Bosnie ou à l’Argentine déchaînerait cependant une ferveur qui ne demande qu’à se réveiller. La Team Melli est un point de ralliement pour tous les Iraniens, y compris ceux de l’étranger : une victoire serait célébrée avec la même ferveur à Qom qu’à Los Angeles, le traditionnel et très fort nationalisme iranien dépassant alors les divisions les plus profondes. Plus que jamais, le football apparaît donc comme un réceptacle et un révélateur exemplaire des mouvements de fond qui traversent la société iranienne.
Remerciements à Christian Bromberger, Ali Akhoondan et Sadegh Afsarian.
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