Tout au long des huit jours qui ont suivi le premier bombardement israélien de la bande de Gaza le 8 juillet, le Hamas et ses alliés ont fait preuve d’une stratégie militaire élaborée. Des réponses graduelles ont été apportées aux initiatives israéliennes à travers le nombre de roquettes tirées et leurs capacités offensives, le choix des cibles, l’utilisation de drones ou l’envoi de commandos maritimes ou terrestres. À la surprise des stratèges israéliens, semble-t-il, les performances techniques du matériel utilisé ont été améliorées par rapport à celles observées lors des derniers affrontements de 20121. Les réserves en armement ont elles-mêmes été reconstituées, en dépit du contrôle accru de la frontière égyptienne depuis le coup d’État du 3 juillet 2013.
Contrairement à la présentation presque unanimement adoptée par les médias, il ne s’est agi en aucune façon d’un simple face-à-face entre Israël et le Hamas, même si celui-ci constituait bien l’objet de l’intervention israélienne. Loin d’avoir été le seul fait du Hamas, en effet, les roquettes tirées sur le territoire israélien émanent également tant du très influent Djihad islamique et des Comités de résistance populaire (à connotation islamiste) que de diverses organisations nationalistes membres de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) : Front populaire de libération de la Palestine (FPLP), Front démocratique de libération de la Palestine (FDLP) mais également divers groupes se réclamant du Fatah.
Nationalisme de résistance
À l’occasion de ce nouveau cycle de violences, le Hamas conforte son rôle de catalyseur d’un renouvellement du nationalisme palestinien de résistance à Israël. L’OLP, quant à elle, s’enferre dans son impuissance diplomatique. La légitimité de l’Autorité intérimaire d’autonomie (AP), minée par sa coopération sécuritaire avec Israël, semble aujourd’hui se cantonner au paiement des salaires du secteur public. À d’autres époques, ce nationalisme de résistance aurait drainé les forces vives palestiniennes. Mais nous ne sommes plus dans les années 1970 : en Cisjordanie, une partie de la population a succombé à la consommation de masse, tandis que les forces de sécurité palestiniennes constituent une ligne de défense d’Israël aux côtés de l’armée israélienne toujours présente. La diaspora, quant à elle, a été quasiment abandonnée par le leadership de l’OLP qui, rapatrié en Palestine, se contente de l’AP, laquelle ne prend en charge que les Palestiniens des territoires autonomes et non l’ensemble des Palestiniens dans le monde. La bande de Gaza, qui ne pourra jamais être comparable au Sud-Liban en termes de géographie physique, restera isolée selon toute probabilité, mais l’équilibre stratégique avec Israël est indéniablement en train d’évoluer.
« Réconciliation » sous tension
Au printemps 2014, le Hamas était victime d’un étranglement financier — mené notamment par l’Égypte qui fermait les tunnels et privait l’organisation de ressources substantielles — qui l’empêchait même de rémunérer ses fonctionnaires. Résolu à enrayer l’érosion du soutien populaire qui en découlait, il a décidé de ne plus revendiquer la gestion politique de la bande de Gaza pour se concentrer sur ses activités associatives traditionnelles. C’est la raison pour laquelle il a accepté de se soumettre aux conditions de quasi-reddition exigées par le Fatah et la présidence palestinienne pour une « réconciliation ». Deux mois plus tard, pourtant, l’accord signé dans le camp de Chati à Gaza le 23 avril 2014 n’avait accouché que d’un « cabinet d’entente » captif de la présidence. La Garde présidentielle supposée reprendre le contrôle de la frontière de Rafah — et ainsi permettre la réouverture du passage avec l’Égypte — n’a pas été déployée et l’Autorité de Ramallah a refusé de payer les salaires des membres de la fonction publique recrutés depuis 2007. Aucun responsable de Cisjordanie n’a jugé nécessaire de se rendre à Gaza.
Si la nouvelle guerre s’insère à l’évidence dans les suites de l’enlèvement des trois jeunes Israéliens le 12 juin dans la région d’Hébron, elle ne peut être véritablement comprise que dans le cadre de la séquence ouverte par cette « réconciliation ». L’enlèvement, d’une part, n’a jamais été revendiqué et le Hamas dément les accusations israéliennes qui lui en font porter la responsabilité. Les trois semaines du mensonge d’État cachant leur assassinat dans les minutes mêmes qui ont suivi leur enlèvement ont été mises à profit par le gouvernement israélien pour réoccuper des zones autonomes et mener des centaines d’arrestations dans les rangs du Hamas dans toute la Cisjordanie. À aucun moment, pourtant, l’aile gazaouie du mouvement n’a décidé de riposter. La première réplique est venue en réponse au lynchage d’un jeune Palestinien de Jérusalem brûlé vif, intervenu à la suite des appels à la « vengeance » lancés par le premier ministre Benyamin Nétanyahou sur les réseaux sociaux.
Cette gestion de l’enlèvement et la guerre qui a suivi ne prennent tout leur sens qu’en rapport avec la réconciliation palestinienne, tant la stratégie israélienne récente est fondée sur la disjonction entre la bande de Gaza et la Cisjordanie en l’absence de toute solution politique apportée à la question palestinienne. Cette coupure vise à compléter le dispositif qui, à travers la mise en œuvre de l’autonomie par le leadership de l’OLP, avait débouché sur sa profonde séparation d’avec la diaspora. Le rapprochement avec Ramallah demandé par Gaza risquait de déboucher sur la ré-articulation entre les deux régions, même si de nombreux obstacles strictement palestiniens rendaient l’hypothèse difficile à réaliser. Une telle ré-articulation aurait alors constitué un revers pour la politique lancée par le premier ministre Ariel Sharon en 2005 et poursuivie depuis lors.
Une stratégie de dislocation
Le Hamas constitue la clé de cette stratégie de dislocation. Dans le même temps, Israël ne peut se satisfaire d’un vide politique à Gaza qui risquerait de déboucher sur une anarchie mêlée de djihadisme et lourde de menaces. Au risque de passer pour un hurluberlu dans les circonstances actuelles, le Hamas devrait donc, dans la logique de cette dislocation, être non seulement préservé mais également rétabli dans ses prérogatives politiques à Gaza, avec les responsabilités sécuritaires afférentes. Dans cette perspective, cependant, le simple retour à la situation antérieure à l’accord de Chati n’est pas envisageable, dès lors que le blocus israélien et égyptien et son isolement international ont montré qu’ils empêchaient le Hamas d’exercer ses prérogatives de puissance publique. L’allègement sensible du blocus aux frontières, sinon sa suppression pure et simple (qui n’implique pas la fin de toute surveillance visant à interdire l’importation d’armement) devrait dès lors s’imposer et amener Israël à lever toute restriction aux aides financières et techniques déjà proposées par le Qatar2.
On en revient ainsi aux « concessions » faites par Israël pour aboutir à l’accord de cessez-le-feu du 21 novembre 2012 dont l’Égypte de Mohamed Morsi était signataire et qui avait été négocié en lien avec les États-Unis : allègement du blocus terrestre, éloignement des limites du blocus maritime de 3 à 6 miles marins, etc. Elles n’ont jamais été traduites dans la réalité, et le Hamas fait de l’engagement israélien à les mettre en œuvre une condition préalable à tout nouveau cessez-le-feu (avec la libération des membres du Hamas arrêtés en Cisjordanie depuis un mois qui avaient bénéficié en 2011 d’une mesure israélienne d’élargissement dans le cadre de l’échange de prisonniers avec Gilad Shalit). Sa diplomatie semble ainsi ne pas croire à (ou ne pas redouter) un engagement terrestre israélien et s’estime suffisamment forte pour refuser la proposition du maréchal Abdel Fattah Al-Sissi qui veut oublier les engagements de Morsi.
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1Jean-François Legrain, « Gaza, novembre 2012 ; une ’victoire’ de Hamas pour quoi faire ? », Les Carnets de l’IREMAM, 3 février 2013.
2Amir Oren, « Israel’s new idea : Three states for two peoples », Haaretz, 15 juillet 2014, recoupe mon analyse sous certains aspects.