Diplomatie

Le Maroc à l’offensive pour faire plier l’Espagne sur le Sahara occidental

Pour le pouvoir marocain, tous les moyens de pression sont bons pour amener le gouvernement espagnol à soutenir la solution prônée par Rabat dans le conflit qui l’oppose au Front Polisario.

Fnideq, 18 mai 2021. La police espagnole tente de disperser à la frontière entre le Maroc et l’enclave espagnole de Ceuta les milliers de migrants venus à la nage ou à pied à marée basse depuis des plages situées à quelques kilomètres au sud
Fadel Senna/AFP

Les 25 et 26 mai 2021, trois avocats ont porté plainte à Logroño, la capitale de la région espagnole de La Rioja, contre celle qui était à l’époque la ministre des affaires étrangères d’Espagne, Arancha González Laya et son chef de cabinet, Camilo Villarino. À la demande de l’Algérie, la ministre avait autorisé l’hospitalisation en Espagne de Brahim Ghali, leader du Front Polisario qui revendique l’indépendance du Sahara occidental sous contrôle marocain. Son chef de cabinet l’avait organisée. Ghali, âgé de 72 ans, était gravement malade de la Covid-19. Le 18 avril 2021, il a été admis en soins intensifs à San Pedro, un établissement public de la petite ville de Logroño.

Les plaignants étaient Mourad Elajouti, porte-parole du Club des avocats marocains ; le syndicat d’extrême droite espagnol Manos Limpias (Mains propres) dont le leader, Miguel Bernald a été condamné à quatre ans de prison pour extorsion et blanchiment d’argent ; et Juan Carlos Navarro, bâtonnier de Valence. Ce dernier avait deux clients résidents à Valence, Rachad Andaloussi Ouriaghli, un homme d’affaires hispano-marocain, et Juan Vicente Pérez Aras, un ancien député du Parti populaire (PP, droite) qui depuis des années chantent les louanges de la monarchie alaouite dans la presse locale. Navarro défend de longue date les présumées victimes saharaouies du Polisario, mais aucune de ses plaintes n’a jamais abouti.

Le juge d’instruction de Logroño a considéré qu’il n’y avait ni prévarication, ni recel ni faux et usage de faux, car si Brahim Ghali avait bel et bien été enregistré à l’hôpital de Logroño sous une fausse identité, la ministre n’en était nullement responsable. Bien qu’ayant acquis la nationalité espagnole en 2006, Ghali était arrivé en Espagne via la base aérienne de Saragosse, à bord d’un avion officiel algérien et portant un passeport diplomatique de ce pays, mais à son nom.

La ministre des affaires étrangères perd son poste

Le 26 mai, un quatrième avocat, Antonio Urdiales, résident à Torremolinos (Malaga), s’en est allé à Saragosse porter plainte pour les mêmes motifs auprès du juge d’instruction Rafael Lasala du tribunal judiciaire numéro 7. Plus réceptif, celui-ci a entamé des poursuites. En septembre, il a mis en examen pour prévarication, faux et usage de faux et recel Arancha González Laya et son chef de cabinet, un diplomate de carrière. Vu le succès de son collègue le bâtonnier de Valence, Juan Carlos Navarro s’est également déplacé à Saragosse pour l’épauler.

Urdiales, qui a réussi à faire interroger par le magistrat de nombreux fonctionnaires civils et militaires de la base aérienne, de l’hôpital, de l’administration régionale de la santé de La Rioja, n’a pour sa part aucun client. « Je suis mon propre client », répète-t-il à la presse, se considérant comme lésé par la crise entre l’Espagne et le Maroc. Marié à une Marocaine et ayant de la famille au Maroc, il pâtit, se plaint-il, de l’interruption du trafic maritime de passagers à travers le détroit de Gibraltar qui l’empêche de voyager en ferry jusqu’à Tanger. Ce trafic est suspendu pour des raisons sanitaires depuis mars 2020, donc bien avant que n’éclate la crise. Il se défend pourtant et répète qu’il n’est pas à la solde du makhzen.

Les avocats de l’État espagnol, qui défendent l’ex-ministre et son directeur de cabinet, argumentent que Brahim Ghali est espagnol depuis seize ans et que l’Espagne ne peut refuser l’accès de son territoire à ses citoyens. Certes, il est arrivé à Saragosse avec un passeport diplomatique algérien, mais le règlement de Schengen prévoit que les autorités des pays membres peuvent accorder des exemptions de visas et même de contrôle de la documentation, ce qui a été le cas pour Ghali. Elles viennent d’ailleurs de demander au magistrat de classer l’affaire. Des professeurs de droit, des juges à la retraite ont estimé que González Laya et Villarino ne s’assoiront pas sur le banc des accusés, car pénalement on ne peut rien leur reprocher. L’affaire risque cependant de traîner, l’avocat Urdiales ayant sollicité du juge l’audition de Brahim Ghali qui, s’il est convoqué, se refusera à revenir en Espagne.

Les avocats Urdiales et Navarro et les clients de ce dernier ont tous des liens étroits, familiaux ou d’affaires, avec le Maroc. Il suffirait sans doute que les autorités marocaines leur conseillent de retirer leurs plaintes pour que les poursuites prennent fin. Elles n’en ont rien fait et la presse marocaine — surtout celle proche du pouvoir — prend un malin plaisir à décrire en détail les déboires judiciaires de l’ancienne ministre des affaires étrangères.

Ce n’est pourtant pas elle qui a pris la décision d’accueillir Ghali pour des « raisons humanitaires », mais après l’avoir écouté, le chef du gouvernement Pedro Sánchez. Après tout il n’était pas le premier dirigeant du Polisario à être traité dans un hôpital espagnol. Devenue alors la bête noire des autorités marocaines, Sánchez éjecta González Laya de son gouvernement lors du remaniement ministériel de juillet 2021. Il le fit sans doute pour apaiser le Maroc et faciliter la réconciliation. Peine perdue.

Une guérilla médiatique

Les représailles contre González Laya rappellent celles que la Direction générale d’études et de la documentation (DGED), les services secrets marocains, exercèrent directement en 2008 contre José María Aznar, l’ancien chef du gouvernement, qui avait pourtant quitté le pouvoir quatre ans auparavant. Il avait infligé une cuisante défaite au Maroc en juillet 2002 en expulsant de l’îlot de Persil (Peregil en espagnol) les fusiliers-marins marocains qui s’y étaient installés.

« Rachida Dati enceinte d’Aznar » : tel est le titre qui fit la une de l’hebdomadaire L’Observateur du Maroc appartenant au groupe de presse Global Media Holding d’Ahmed Charai. Pour donner du crédit à cette fausse nouvelle, l’hebdomadaire d’investigation espagnol Interviu reçut au même moment un lot de photos où l’on voyait Aznar embrasser Dati sur la joue à la sortie d’un restaurant parisien. Aznar porta plainte pour diffamation et Ahmed Charai fut condamné en Espagne, en 2011, à 90 000 euros d’indemnités. Une série de documents publiés sur Twitter en 2014 dévoilèrent que Charai était un étroit collaborateur de la DGED, ce que confirma un an plus tard l’arrêt d’un tribunal madrilène.

L’accueil de Ghali par l’Espagne en avril 2021 a marqué l’apogée de la crise entre Madrid et Rabat, mais celle-ci avait commencé bien avant, le 10 décembre 2020. Ce jour-là, le président Donald Trump reconnaissait la souveraineté du Maroc sur le Sahara occidental. Ce 10 décembre, les autorités marocaines invoquèrent la Covid-19 pour ajourner sine die le sommet prévu avec le gouvernement espagnol pour le 17 décembre. L’exécutif espagnol venait pourtant de tenir deux sommets, avec le Portugal et l’Italie, sans que personne n’ait été infecté.

L’arme des immigrés clandestins

Depuis, Rabat n’a cessé de harceler son voisin du nord. Le pic a été atteint les 17 et 18 mai 2021, quand 10 000 immigrés, marocains dans une large majorité (dont un cinquième de mineurs), déferlèrent sur la ville de Ceuta (85 000 habitants). Ils furent encouragés par les forces de l’ordre marocaines à la rejoindre à la nage depuis la plage de Fnideq, selon de nombreux témoignages. Le bruit courut parmi les adolescents que dans la ville espagnole ils pourraient voir les grands du football, à commencer par Lionel Messi. Deux immigrés se noyèrent en faisant la traversée et un troisième mourut en tombant d’un mur.

D’autres épisodes, avant et après l’afflux migratoire, ont marqué les relations bilatérales. En mai 2021 l’ambassadrice du Maroc à Madrid, Karima Benyaich, a été rappelée en consultation, et neuf mois après elle n’a toujours pas rejoint son poste. Les cinq ports andalous par où transitent 3 millions d’immigrés marocains qui rentrent dans leur pays pendant leurs vacances ont été boycottés l’été 2021 par les autorités du Maroc. « Une perte énorme pour les ports espagnols exclus de l’opération », titrait en juin le journal marocain numérique Le 360.

Depuis mars 2021, les rapatriements d’immigrés irréguliers, qui se déroulaient pourtant au compte-gouttes, sont pratiquement suspendus, et le flux migratoire submerge toujours les îles Canaries. Plus de 22 000 sans-papiers y ont débarqué en 2021 et, dans les 45 premiers jours de cette année, ce chiffre est en hausse de 116 % par rapport à la même période de l’année dernière, selon le ministère de l’intérieur. Les 340 rafiots qui ont transporté, entre le 1er janvier et le 15 février, 4 753 harraga — dont 8 % de mineurs — ont tous pris la mer à partir du Sahara occidental et du sud du Maroc, sauf un qui est parti du Sénégal, d’après l’enquête de la police espagnole. Les autorités de l’archipel ont déjà sous leur tutelle 3 000 mineurs d’origine marocaine. Cinq jours avant que ces chiffres ne soient dévoilés, le nouveau ministre des affaires étrangères José Manuel Albares faisait encore l’éloge de la coopération marocaine en matière migratoire.

La dernière pique marocaine remonte à fin décembre 2021, quand le ministère de la santé s’est fendu d’un communiqué accusant l’Espagne d’envoyer au Maroc des passagers infectés, car elle n’exerçait pas correctement les contrôles sanitaires dans les aéroports espagnols. Aucun autre pays ne s’est plaint du supposé laxisme des vérifications sanitaires espagnoles.

Le ton conciliant de Madrid

Patient et résigné à la fois, le gouvernement espagnol n’a cessé de tendre la main au Maroc, sauf pendant les semaines qui ont suivi l’« invasion » pacifique de Ceuta. Pedro Sánchez décrit ce pays comme un « partenaire stratégique » avec lequel il veut développer les meilleures relations. Il a même fait intervenir le roi Felipe VI. Dans son discours de janvier adressé au corps diplomatique, le monarque a invité solennellement le Maroc à « marcher ensemble pour concrétiser une nouvelle relation ».

Ces paroles bienveillantes ont été accompagnées de gestes concrets. L’Espagne a été, en octobre, le premier État membre à annoncer qu’il fallait faire appel aux deux arrêts du Tribunal général de l’Union européenne qui invalidaient les accords d’association et de pêche entre Bruxelles et le Maroc, car ils incluaient le Sahara occidental. La Commission européenne et le Conseil des ministres de l’UE présentèrent en novembre leur recours auprès de la Cour de Justice, l’instance juridique supérieure.

Plus important, Madrid a accepté de combler le déficit énergétique dont pâtit le Maroc depuis que le président algérien Abdelmajid Tebboune a ordonné fin octobre 2021 la fin du contrat gazier qui passait par le gazoduc via le Maroc pour relier l’Algérie à l’Espagne. Le Maroc touchait des droits de transit (entre 50 et 200 millions d’euros/an) et il achetait du gaz algérien, soit au total environ 1 milliard de m3 destiné à une centrale électrique de l’Oriental. Depuis novembre, Espagnols et Marocains se sont accordés en secret pour exploiter le gazoduc dans le sens nord-sud, ce qui nécessite quelques changements techniques. Le Maroc, dépourvu de terminal méthanier, achètera du gaz naturel liquéfié (GNL) venu sans doute des États-Unis, qui sera dégazéifié en Espagne avant d’emprunter le gazoduc, selon la ministre marocaine de la transition énergétique, Leila Benali.

L’enjeu européen

Que cherche donc Rabat en faisant constamment pression sur son voisin espagnol ? Le ministre marocain des affaires étrangères Nasser Bourita l’avait laissé entendre en janvier 2021, quand il avait appelé l’Europe à « sortir de sa zone de confort » et suivre l’exemple du président américain Trump. Le roi Mohamed VI a été plus explicite dans son discours du 6 novembre dernier à l’occasion de la commémoration de la Marche verte qui permit au Maroc de s’approprier le Sahara en 1975. « Aujourd’hui, nous sommes tout à fait fondés à attendre de nos partenaires qu’ils formulent des positions autrement plus audacieuses et plus nettes au sujet de l’intégrité territoriale du Royaume. (…) Aujourd’hui comme par le passé, la marocanité du Sahara ne sera jamais à l’ordre du jour d’une quelconque tractation ». Autrement dit le Maroc ne fera pas affaire avec ceux qui ne reconnaissent pas que le Sahara lui appartient. Il leur cherchera même noise, à en juger par la façon dont il traite l’Espagne.

Ce forcing de Rabat a donné ses fruits avec l’Allemagne, contre laquelle le Maroc déclencha aussi une crise en mars 2021 avec, en arrière-fond, le Sahara. Il est vrai que l’ambassadeur allemand auprès des Nations unies Christoph Heugen avait déclaré en décembre 2020, juste après l’annonce de Trump, que le Sahara occidental était un territoire « occupé », ce que n’oserait jamais dire un diplomate espagnol. Après maints va-et-vient, Berlin a finalement reconnu en décembre, dans un texte affiché sur le site web de son ministère des affaires étrangères, que l’offre d’autonomie marocaine était une « importante contribution » pour résoudre le conflit. Rabat a alors renoué la relation suspendue avec Berlin.

Pour le Maroc il est bien plus important que l’Espagne franchisse ce pas, car il s’agit de l’ancienne puissance coloniale et qu’elle est écoutée sur ce sujet. La diplomatie marocaine pense que si Madrid venait à épauler ouvertement sa thèse de la « marocanité », l’Union européenne suivrait. Mais le gouvernement espagnol n’a pas modifié d’un iota sa position sur la question. Dans son discours aux Nations unies, en septembre 2021, Pedro Sánchez a prôné une « solution mutuellement acceptable » sans faire de concession au Maroc.

En sous-main cependant, l’Espagne aide le Maroc et pas seulement en soutenant les recours contre les arrêts du Tribunal de Luxembourg. Quand les autorités marocaines présentèrent, en 2007, leur offre d’autonomie pour le Sahara, l’ambassadeur espagnol au Maroc, Luis Planas, leur proposa de l’étoffer avec l’aide de prestigieux juristes espagnols. Six ans plus tard, l’Espagne et la France firent cause commune à New York pour empêcher que John Kerry, alors secrétaire d’État américain, ne modifie le mandat de la Mission des Nations unies pour l’organisation d’un référendum au Sahara occidental (Minurso). Il voulait lui octroyer des compétences en matière de surveillance des droits humains, ce à quoi s’opposait Rabat.

Cette aide discrète ne suffit pas aux autorités marocaines. Malgré la pression migratoire qui terrifie les gouvernements espagnols successifs, Madrid tient bon sur le Sahara. Ce n’est pas que l’Espagne soit fidèle à ses principes, c’est surtout qu’elle a une crainte : quand le Maroc en aura terminé avec le Sahara, il se tournera vers Ceuta et Melilla, les deux villes espagnoles enclavées sur la côte nord-africaine.

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