Le mont Ararat, butin de guerre de la Turquie

Après plusieurs années de restrictions, le plus haut sommet de Turquie est à nouveau accessible depuis février 2021. Ankara désire en faire un haut lieu touristique sans perdre de vue la révolte kurde qui depuis un siècle rythme la vie du mont Ararat, resté pour les Arméniens le berceau de leur nation.

Michael Karavanov/Wikimedia Commons

L’Ararat (Ağrı Dağı en turc) cumule les symboles. Le plus haut sommet turc, situé sur le haut plateau arménien à l’extrême est du pays et à proximité de la frontière iranienne, rappelle l’irrédentisme d’Erevan et le mythe de l’Arche de Noé, en plus de faire rêver les alpinistes. Le volcan est composé de deux sommets, le Grand et le Petit Ararat, culminant respectivement à 5137 et 3896 mètres d’altitude.

Cependant, son ascension, accessible à nouveau depuis le 4 février 2021 demeure fortement restreinte, tributaire des tensions entre le gouvernement turc et les Kurdes qui peuplent majoritairement la région, foyer de révoltes depuis les années 1920. Ankara y suit de près la situation sécuritaire dans le cadre de sa lutte contre le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK).

Un héritage kémaliste

Cette approche sécuritaire remonte au début du XXe siècle. La répartition des frontières établie par le traité de Sèvres (1920) qui consacre l’éclatement de l’empire ottoman prévoit la création d’un État kurde (autour de Diyarbakir), mais place l’Ararat en territoire arménien. Or, trois ans plus tard, le traité de Lausanne rebat les cartes et marque l’établissement de la Turquie moderne avec ses frontières actuelles. Dès lors, l’Ararat est majoritairement situé en territoire turc, tandis que le flanc sud-est du Petit Ararat demeure en territoire iranien.

La proclamation de la Turquie nationaliste donne lieu à de nombreuses révoltes des mouvements nationalistes kurdes, dont Mustafa Kemal refuse de reconnaître la spécificité. L’une de ces révoltes, appelée « la République du Mont Ararat » prend place entre 1926 et 1930 sur les flancs de la montagne et vise à établir un Kurdistan indépendant. Cette insurrection marque un jalon dans le devenir de l’Ararat, car elle aboutit à une modification des frontières tout en installant une approche sécuritaire de la région. Lorsque la République kurde d’Ararat est autoproclamée en 1927, le quartier général de la révolte réside dans les contreforts, la topologie montagneuse faisant office de refuge. Les Kurdes ont en effet une très bonne maîtrise de ce relief accidenté, leur offrant un avantage tactique considérable par rapport à l’armée turque, ainsi que la possibilité de se rabattre sur le flanc iranien. Après l’écrasement de cette insurrection par l’armée turque, Ankara et Téhéran concluent un accord en 1932 pour un échange de territoire. En cédant à l’Iran des territoires autour de la ville de Qotur au sud, la Turquie contrôlera la totalité du Petit Ararat désormais en territoire turc.

Une ouverture d’une quinzaine d’années

La politique sécuritaire du gouvernement turc dans la région fait osciller l’accessibilité au sommet de l’Ararat entre périodes de restriction et de détente. Mais depuis le début des années 2000, cette approche sécuritaire tend à s’affaiblir.

Alors qu’en 1990, l’Ararat est défini comme « zone militaire interdite », le champ d’application de cette décision est réduit en 2000, permettant une ouverture significative au tourisme. Elle se matérialise par l’instauration du Parc national du mont Ararat en 2004, témoignant ainsi de la volonté turque de mettre en valeur son patrimoine naturel. S’ensuit l’entrée en vigueur d’un « protocole relatif aux activités de montagne dans les zones militaires restreintes et des zones sécuritaires », octroyant aux étrangers la possibilité de gravir l’Ararat. Ces derniers restent toutefois soumis à la délivrance d’un permis et doivent être accompagnés par un guide local qui encadre les alpinistes, mais, surtout, surveille le respect des conditions du protocole. Ainsi, si l’ascension de l’Ararat est bienvenue, il est strictement interdit d’y mener des recherches à visée scientifique, militaire, commerciale ou politique. Une restriction qui dépasse le contexte kurde et s’explique plus largement par la proximité de la frontière iranienne.

Cette relative fenêtre d’ouverture est liée à la conjoncture favorable au tournant du millénaire. En effet, le PKK engage un changement de stratégie, en renonçant à la lutte armée. De plus, l’accession au pouvoir du Parti de la justice et du développement (AKP) d’Erdoğan et les perspectives d’adhésion à l’Union européenne sont autant de facteurs qui infléchissent la politique sécuritaire à l’égard des Kurdes et poussent vers une ouverture à l’égard des touristes étrangers.

Mais cette période prend fin en 2015, quand l’accès à la montagne est à nouveau interdit. La rupture du processus de paix durant l’été 2015 entre le PKK et le gouvernement turc s’est accompagnée d’une reprise des hostilités. Le parti kurde revient sur les flancs du mont Ararat qui est à nouveau déclaré « zone de sécurité militaire temporaire ». L’armée turque y multiplie les perquisitions dans les grottes qui font office d’abris et de dépôts d’armes pour les rebelles, ainsi que les offensives militaires, à l’instar de « Foudre 3 mont Ararat », en juillet 2020. Ces opérations font l’objet d’une médiatisation importante dans la presse turque, qui fait l’éloge de leur succès contre les « terroristes ».

L’instrumentalisation nationaliste du tourisme

De nombreux projets ont ensuite été annoncés par le gouvernement, présageant le fléchissement du régime restrictif et traduisant également un vif intérêt pour le développement économique et touristique de la région. Conscients de l’attrait de la montagne, les autorités parient à la fois sur un tourisme culturel et spirituel avec l’édification du jardin de Noé, et sur un tourisme sportif, avec entre autres l’annonce de la construction d’un mur d’escalade. Le toit de la Turquie offre en effet pour les randonneurs et les alpinistes la possibilité de grimper un 5 000 mètres techniquement facile.

Cet assouplissement s’est concrétisé le 4 février 2021 avec la fin de l’interdiction de l’ascension du sommet, la montagne étant « purifiée du terrorisme » selon les dires des autorités turques. Cette ouverture ne signifie donc pas un apaisement des relations, mais au contraire un contrôle toujours plus répressif des régions kurdes qui se traduit par la détérioration croissante de la situation de cette minorité ces dernières années.

La reprise du contrôle du toit de la Turquie est une victoire symbolique pour les autorités d’Ankara, consacrée par une cérémonie d’ouverture organisée début février sur les flancs du volcan. Cet événement, tenu en présence de députés de l’AKP, a vu l’exaltation de valeurs nationalistes et l’affichage de portraits géants de Mustafa Kemal Atatürk et Recep Tayyip Erdoğan, le tout sur fond d’hymne national turc. Tout un symbole, un siècle après les premières tensions autour de l’Ararat.

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