« Ana njilik men lakher, je te le dis clairement : je suis juste un homme qui aime faire l’amour avec d’autres hommes, ça ne regarde que moi ». Abdelatif se balance sur une chaise en plastique à côté de l’entrée d’une cour d’immeuble du quartier est de Casablanca. Nous sommes un vendredi, je l’ai rencontré via une application de rencontres. Lorsque j’évoque les derniers remous autour de militants homosexuels marocains, ses traits se durcissent : pour lui « Ceux qui sont gays, ils font ce qu’ils veulent. Qu’ils ne viennent pas m’em…er avec leurs visions françaises d’obligations, là ».
Il continue à se balancer, tenant dans sa main son téléphone d’où filtre la lumière orange et bleue de cette application qui en 2020 avait poussé une partie de la population à faire la chasse aux utilisateurs ayant des relations homosexuelles. Il n’a pas l’air de s’en soucier grandement et ajoute : « Je n’ai pas envie qu’on me défende, surtout si c’est par des koufars1 ... ; les gens vont nous démasquer ».
L’anonymat comme espace social de résistance
L’adage voudrait que vivre caché serait nécessairement vivre heureux. Pourtant, les arrestations au hasard, parfois les disparitions inquiétantes mais non signalées, les violences et — beaucoup plus rares — les meurtres mènent à penser que ce n’est pas forcément vivre heureux, mais plutôt vivre en sécurité. Depuis trois ans, l’augmentation de la visibilité des minorités sexuelles, paradoxalement, a été encouragée par une couverture médiatique plus importante et l’interventionnisme de militants aussi bien dans le pays que dans la diaspora. Leurs efforts combinés ont mené par exemple au relogement de personnes aux « comportements déviants » mises à la rue par leurs familles, amis et parfois voisins les ayant dénoncés.
La mise en avant du combat de quelques militants a permis de libérer d’un poids mental celles et ceux qui se sentaient « différents », mais a fait subir plus de violences à ces militants, les menant inévitablement à quitter le territoire. Dina par exemple avait fait la une du magazine marocain Telquel le 11 mars 2019, et a subi quelques jours plus tard des agressions dans l’espace public la conduisant à partir en exil en Espagne. On peut aussi évoquer Lameddine, blogueur et artiste gay interviewé par le média jeune WeLoveBuzz aux 2 millions de followers et qui a ensuite subi des menaces d’agressions de toutes sortes. Plus récemment, un homme homosexuel marocain venu d’Espagne pour des vacances a été violemment agressé et son visage est aujourd’hui défiguré par une cicatrice.
Ces prises de parole largement décriées ou soutenues par le public marocain ont aussi provoqué des commentaires de personnes se définissant comme homosexuelles ou ayant des relations homoérotiques et critiquant de façon véhémente une « visibilité qui finalement fait que maintenant, les gens assimilent tout ça à ces gars, et ça rend encore plus dangereux parce que c’est tranché. Et le débat est tellement divisé qu’il y a plus de chances d’avoir de la violence », raconte Omar, 22 ans, étudiant en école de commerce qui me reçoit chez lui entre deux journées de cours. « Je sais que je veux vivre sans qu’on me casse la tête. Tu vois, je n’ai pas l’air gay et je ne le suis pas. Je n’ai pas envie d’être le gay de service. Si certains le veulent, qu’ils le fassent mais pourquoi ça devrait créer des problèmes à ceux qui n’ont rien demandé ? ».
Le nationalisme comme valeur ultime
Plus que tout, beaucoup d’homosexuel.le.s s’accordent à placer leur citoyenneté marocaine au-dessus de leur identité sexuelle ou de genre que d’autres revendiquent. Cela revient à dire « que nous sommes Marocains avant d’être gays », simplifie Hamed, 23 ans.
« Je suis marocain puis gay, je n’aime pas quand tout de suite on veut me catégoriser, comme pour nier le fait que je sois marocain. D’ailleurs, je suis d’abord pour que le Maroc se développe, et après on verra les questions de gay/pas gay, et tout ça », résume Idder, étudiant chômeur de la banlieue de Rabat. Pour lui, se revendiquer gay reviendrait à tendre le bâton pour se faire battre. « On ne répond pas au vrai problème du Maroc qui est économique et on ne tient pas compte de la vraie valeur, qui est la religion et qui nous lie tous ». Il faudrait donc reléguer le combat des minorités sexuelles pour leurs droits au deuxième plan puisque ce sujet serait moins impérieux que d’autres, comme le chômage ou l’éducation. « Je suis davantage un citoyen marocain quand je défends les chômeurs que quand je défends les gays. Je choisis de me définir comme chômeur parce que je suis sûr d’avoir ainsi quelque chose en commun avec les autres. On passera ensuite aux questions de sexualité, ou pas », étaye-t-il.
Ce discours trouve aussi des fondements dans la religion. Pour beaucoup, les luttes LGBT seraient contraires aux lois de l’islam telles qu’elles sont comprises par la majorité de la population. « Le Maroc est un pays islamique, on vit dedans, on fait avec. Moi j’aime le Maroc, je le respecte et ma sexualité c’est un truc personnel ; je n’ai aucune envie de l’imposer aux autres », explique Maria, auto-entrepreneuse assise à côté de Idder dans un café de l’Agdal.
L’écho de Sarah Hegazy
Et quelque part, c’est autour d’une figure d’un autre pays, l’Égypte, que s’expriment les raisons d’un refus de visibilité, d’une acceptation d’une violence étatique et un dénigrement de celles et ceux qui sortent du placard : celle de Sarah Hegazy.
Sarah Hegazy fut la victime d’une violence d’État orchestrée, pensée et mise en place pour la détruire menant à son exil où elle ne trouva pas la paix. La distance de l’Égypte, de son pays et de son point d’ancrage ont été parmi les raisons de son suicide quelques mois plus tard. Cette violence et ce destin ont mis en exergue une clé de voûte qui est le fait de vouloir rester dans « son pays, dans son territoire, ne pas se sentir seul. Cela sert à quoi d’être moi-même dans un pays où je ne pourrais plus rencontrer des gens qui, même s’ils ne m’aiment pas, me ressemblent beaucoup » commente Leïla, étudiante en médecine à Marrakech. « Alors, si ça veut dire "faire avec", on fait avec ! Je préfère exister en étant oubliée, niée par les autres que niée de par mon existence. Et c’est la même chose pour mes potes homos », conclut-elle.
La prise de conscience des difficultés provoquées par la migration et les témoignages douloureux de personnes restées au Maroc ont un goût amer. Devoir choisir entre la perte d’une nation et la perte de liens sociaux est un choix traumatique que chacun espère repousser, aussi loin que possible bien qu’il hante leur présent.
C’est ce qui ressort d’une discussion en 2020 sur un groupe WhatsApp mélangeant amis, connaissances et figures d’organisations souterraines organisant des soirées LGBT ou régulant la prostitution des hommes au bénéfice des touristes étrangers, souvent français et anglais. La proposition de réitérer le baiser militant entre deux hommes, cette fois-ci devant le Parlement marocain, déplaît fortement à deux membres du groupe. « Mais on fait quoi ? On laisse les autres faire tout ? C’est toujours les gens de la diaspora qui doivent se battre pour nous ? Moi j’en ai marre d’attendre », lance un membre du groupe dont l’image du profil reprend la tête d’une cheikha marocaine2. « Mais vas-y ! Fais-le, toi ! Après, ne me demande pas de venir te chercher au poste », répond un autre participant. Les passes d’armes durent 20 minutes sans qu’un consensus se dégage sur cette action.
Le lendemain, chacun finit par s’accorder pour trouver un autre moyen et ruser : « On va coller des photos d’hommes gays et de femmes lesbiennes s’embrassant sur la façade, personne ne nous verra ». L’action n’a jamais pu se faire en raison du contexte de la Covid-19 et de l’opposition de plusieurs membres du groupe.
Le dernier message du 21 septembre 2021 sur ce groupe WhatsApp se termine par : « Ne devenons pas des Sarah, des Hatem3. Comment pourrons-nous défendre même ceux qui ne veulent pas qu’on les défende si nous ne sommes plus là ? »
Les articles présentés sur notre site sont soumis au droit d’auteur. Si vous souhaitez reproduire ou traduire un article d’Orient XXI, merci de nous contacter préalablement pour obtenir l’autorisation de(s) auteur.e.s.