Le soir du 11 septembre 2001, dans un discours préenregistré, le président américain George W. Bush déclare que l’Amérique a été attaquée parce qu’elle est « le phare le plus brillant au monde de la liberté et de l’opportunité, et personne n’empêchera cette lumière de briller ». Dans un long article établissant un bilan américain des événements advenus il a deux décennies et de leurs suites, appuyé sur le recensement et la critique d’une quinzaine des meilleurs ouvrages et de divers rapports d’enquête publiés sur ce sujet, Carlos Lozada, journaliste au Washington Post réplique a posteriori : « Bush avait raison. Al-Qaida n’avait pas les moyens d’épuiser la promesse de l’Amérique. Seuls nous-mêmes étions en mesure de nous l’infliger »1.
Et c’est bien ce qu’il est advenu. Le titre de l’article de Lozada : « Le 11 septembre était un test. L’Amérique y a échoué » résume l’état d’esprit général qui ressort de la quasi-totalité des ouvrages : les États-Unis, dans l’après 11-Septembre, ont failli. Et presque tous les auteurs pointent du doigt, nommément ou implicitement, un responsable majeur : le néoconservatisme, un mouvement politique qui s’est emparé des rênes de l’État fédéral américain au lendemain des attentats d’Al-Qaida. Un mouvement porteur d’une idéologie qui a non seulement amené le pays à s’engager dans deux guerres, en Afghanistan puis en Irak, qui se termineront par des retraites lamentables, mais qui a plus encore grandement participé à l’affaiblissement au Proche-Orient de la première puissance mondiale.
La « guerre contre le terrorisme » au cœur de l’idéologie
Selon le néoconservatisme, le XXIe siècle devait voir le triomphe exclusif d’une Amérique devenue la superpuissance unique et incontestée. Deux décennies plus tard, ce serait lui faire trop d’honneur que d’attribuer à la seule idéologie néoconservatrice la responsabilité de l’affaiblissement américain que chacun peut constater à l’échelle mondiale, et tout particulièrement en Orient. Mais sa contribution majeure à cet affaiblissement est criante. Au cœur de cette idéologie figurait un corpus de concepts dont l’un, au lendemain du 11-Septembre, deviendra prééminent. Il s’agit de la « guerre au terrorisme », qui donna forme à un acronyme : la GWOT, pour « Global War on Terror », la guerre mondiale au terrorisme. Cette guerre, conçue par la mouvance « neocon », comme disent par abréviation les Anglo-Saxons aboutira à deux fiascos retentissants, en Irak et en Afghanistan, et à une faillite politique. En suivant les idéologues néoconservateurs, écrit Lozada, « Bush a offert à son ennemi exactement ce qu’il attendait : il a démontré que les États-Unis étaient en guerre contre l’islam, et que nous étions de nouveaux croisés ».
Pourtant, le néoconservatisme avait connu des premiers pas très encourageants dans son ambition première : le domaine économique. Son influence commence sous l’ère du démocrate Jimmy Carter, président de 1977 à 1981. Il développe une hostilité radicale au New Deal, la politique sociale progressiste adoptée par le président Franklin D. Roosevelt pour résorber la grande crise économique des années 1930 et qui se poursuit alors. L’idéologie néoconservatrice s’inscrit dans une mouvance plus large qui privilégie l’exemplarité de la réussite personnelle et la primauté du mérite individuel sur le contrat social. Dès 1963, Irving Kristol, un des pères du néoconservatisme, juge l’État-providence « obsolète »2. Il prône l’abandon des prestations sociales.
Sous la présidence de Ronald Reagan (1981-1989), les « néocons » prennent leur essor. Ils s’allient alors aux nationalistes agressifs, déjà représentés au gouvernement par Dick Cheney et Donald Rumsfeld, que l’on retrouvera aux postes de commande de la Maison Blanche vingt ans plus tard, après le 11-Septembre.
La différence entre néocons et nationalistes est que les seconds, cyniquement motivés par la seule promotion des intérêts américains, se préoccupent peu de contribuer au bonheur des peuples ou à l’expansion de la démocratie, quand les néoconservateurs, eux, se parent des habits du progrès et théorisent l’idée que l’intérêt américain accompagné du modèle de société qu’il véhicule constitue le phare universel unique qu’ils entendent imposer. Après la chute du Mur de Berlin en 1989 et la disparition de l’URSS, les néocons voient leur capacité d’influence croître encore. L’un de leurs grands idéologues, Charles Krauthammer qualifie ce basculement planétaire de « moment unipolaire ». N’ayant plus d’adversaire, l’Amérique peut agir à sa guise. Le politologue Francis Fukuyama théorise la « fin de l’histoire », le triomphe définitif du modèle démocratique capitaliste américain. En 1996, deux idéologues phares de cette mouvance, William Kristol et Robert Kagan, publient un article retentissant où ils proclament que « l’hégémonie mondiale bienveillante » des États-Unis relève de l’ordre naturel des choses et qu’elle peut être imposée par la force en cas de nécessité3.
Ainsi le néoconservatisme développe désormais une vision où la légitimité de leur pays à diriger le monde unilatéralement résulte d’une sorte de droit naturel. Bientôt, ils vont préciser leur échéancier. Le Proche-Orient se résume à leurs yeux à une série de dictatures entourant leur unique allié fiable et respectable, Israël, seule démocratie de cette région. Il sera le terrain d’expérimentation de leurs thèses. Lorsqu’en janvier 1991 le président George Bush père lance une guerre contre Saddam Hussein qui a annexé le Koweït, il est soutenu par les grands pays occidentaux (Royaume-Uni, France, etc.), mais aussi par le Maroc, l’Égypte, la Syrie, l’Arabie saoudite et les monarchies du Golfe. Il dispose d’un mandat de l’ONU pour obliger les troupes irakiennes à quitter le Koweït, ce qu’il obtient en deux semaines de combat. Mais, contrairement à l’espoir des néocons, qui souhaitent profiter de l’aubaine pour renverser Saddam Hussein, Bush père refuse d’enfreindre la résolution de l’ONU et de lancer ses forces à l’assaut de Bagdad.
Les néoconservateurs ne le lui pardonneront jamais. Dès lors, ils n’auront de cesse de faire de Saddam Hussein l’épouvantail menaçant la paix mondiale. Dès 1992, dans un rapport secret, Paul Wolfowitz, sous-secrétaire à la défense et néoconservateur de premier plan, prône la « guerre préventive » – c’est-à-dire une guerre non conforme au droit international, pour renverser le président irakien. En 1998, Paul Kagan et lui rédigent une lettre ouverte au président Bill Clinton dans laquelle ils lui enjoignent de renverser Saddam par la force ; lettre qui sera signée par une vingtaine de néoconservateurs.
Lorsque le 11 septembre 2001, Oussama Ben Laden lance ses terroristes contre les tours jumelles de Wall Street et le Pentagone (et échoue à faire de même avec le Capitole à Washington), l’occasion apparait instantanément comme une aubaine. Le soir, Donald Rumsfeld réunit son cabinet. Un des membres, Stephen Cambone, notera les propos du secrétaire à la défense : « Voir si possible frapper SH (Saddam Hussein), pas seulement OBL (Oussama Ben Laden). Frapper massivement, tout balayer. Que les choses soient liées ou pas »4
Relisons bien : « Que les choses soient liées ou pas » : que Saddam soit impliqué ou pas dans les attentats, qu’il ait ou n’ait pas de lien avec Ben Laden importe peu. Il s’agit de profiter des circonstances. Dans quel but ? Pour les néoconservateurs, la soumission de l’Afghanistan, puis celle de l’Irak seront la rampe de lancement d’un « Grand Moyen-Orient » démocratisé, tout à la dévotion de Washington. Au-delà se profile une ambition internationale gigantesque : garantir que le XXIe siècle sera celui d’une domination sans partage des États-Unis sur la planète. D’ailleurs, l’un des principaux think tanks néocons affiche fièrement cette ambition : il se nomme le « Projet pour un nouveau siècle américain ».
« Je me fiche de ce que vont dire les juristes internationaux »
Dans Contre tous les ennemis (Albin Michel, 2004), Richard Clarke, responsable du contre-terrorisme à la Maison Blanche en 2001, se souvient de la réaction de Bush aux propos d’un conseiller qui évoquait le droit international : « Je me fiche de ce que disent les juristes internationaux, on va botter des culs ». « Le message, écrit Lozada, était sans ambiguïté : la loi est un obstacle à un contre-terrorisme efficace ». L’idée centrale du néoconservatisme, c’est que pour mieux défendre les droits démocratiques, il faut commencer par rogner le droit et s’émanciper de la démocratie. C’est cette ambiguïté qui va mener ses partisans à leur perte : d’un côté, ils veulent offrir à la pointe du fusil la démocratie qui leur convient aux peuples qui en sont privés ; de l’autre, ils entendent y parvenir sans faire aucun cas des droits humains. De là l’épouvantable prison de Bagram, en Afghanistan, puis les prisons secrètes de la CIA disséminées de par le monde, puis le bagne de Guantanamo, puis la découverte des crimes d’Abou Ghraïb qui vont scander les guerres en Afghanistan et en Irak. Dans ces deux pays, le « regime change », ce changement de régime qui est la clé de voûte de la pensée néoconservatrice ressemble comme deux gouttes d’eau à une occupation coloniale.
Formellement, le néoconservatisme a la prétention d’être une morale. « Nous sommes bons », avait martelé George W. Bush lors de sa première allocution sur « l’état de la Nation » suivant le 11-Septembre, où il avait désigné les membres de « l’axe du Mal » (l’Iran, l’Irak et la Corée du Nord). Il bénéficie du soutien d’universitaires de premier plan, dont le célèbre Bernard Lewis, qualifié de « plus grand orientaliste au monde ». L’homme assure aux dirigeants américains que les Irakiens accueilleront leurs troupes par une ovation mêlant la joie et la reconnaissance éperdue envers leurs bienfaiteurs. On connait la suite. L’armée américaine conquiert l’Irak sans résistance, mais très rapidement, le pays sombre dans un chaos inouï. Bush a commencé par nommer un idéologue néoconservateur convaincu à un poste qui fait de lui un proconsul américain en Irak. Son nom est Paul Bremer. Difficile de trouver plus ignare et engoncé dans ses convictions obtuses. Quelques analystes de la CIA s’en arrachent les cheveux. L’homme ne pense qu’à l’exploitation pétrolière et à l’installation d’une bourse des valeurs en Irak. Il va commettre toutes les erreurs possibles, y compris du point de vue américain. Sa certitude que le futur de l’Irak réside dans un État structuré par les divisions ethnoreligieuses aboutira vite à un chaos interreligieux effroyablement violent. Il permettra aussi l’épanouissement d’un régime où l’Iran, l’autre ennemi régional prééminent de Washington, parviendra en Irak à une influence. dont il n’aurait jamais pu rêver auparavant. Cette guerre américaine devait, entre autres, préluder à une mise au pas de l’Iran, elle aboutira vite à renforcer sa position régionale.
Dans The Forever War5, Dexter Filkins décrit, loin de leurs ambitions officielles, le fond réel de la pensée néoconservatrice : « Avec une bonne dose de peur et de violences et beaucoup d’argent pour entreprendre des projets, nous pouvons convaincre ces gens que nous sommes là pour les aider », lui a expliqué un colonel américain. La phrase est cynique, mais résume en quelques mots cette idéologie : le glaive dans une main, les dollars dans l’autre. Ce vœu pieux s’avèrera rapidement aussi vide que les autres certitudes néoconservatrices. Bientôt, Al-Qaida, qui n’avait jamais existé avant en Irak, s’y développe à un rythme galopant. Les affrontements interethniques font des dizaines de milliers de morts. En trois mois, le pays sombre dans un effroyable chaos.
Dans un aveu rare, après deux ans d’occupation, Rumsfeld avouera : « Nous n’avons aucune visibilité sur qui sont les méchants ». Un ex-coordinateur des interventions en Afghanistan puis en Irak, le général Douglas Lute, reconnaîtra : « Nous n’avions pas la moindre idée de ce dans quoi nous nous étions lancés »…
Qui peut croire que l’Amérique représente « le Bien » ?
Les certitudes ignares des néocons avaient amené Washington à multiplier les bourdes. La suite est une déconfiture rapide, l’armée américaine multipliant les changements de stratégie dans l’espoir de plus en plus vain de stabiliser l’Irak. Aux États-Unis, la contestation enfle. Ce n’est pas tant l’absence de toute « arme de destruction massive », dont la supposée détention par Saddam Hussein constituait une pseudo-justification pour lui mener la guerre qui jette un doute sur les assurances préalables des néoconservateurs, mais la découverte des multiples mensonges et dissimulations inventés pour la justifier. Bientôt, les révélations sur ce qui se passe dans la prison pour « terroristes » d’Abou Ghraïb, les tortures et humiliations que les geôliers y font subir à ceux qu’ils détiennent, font basculer l’opinion. L’Amérique perd le statut de victime hérité du 11-Septembre. Qui, à la vue des épouvantables photos diffusées dans la presse et sur les écrans, peut encore croire que l’Amérique incarne « le Bien » ?
En 2011, les forces américaines évacuent l’Irak en quasi-totalité, après huit ans d’une guerre d’où ils sont sortis laminés. Dix ans plus tard, ils feront de même avec l’Afghanistan, qu’ils restitueront aux mêmes « terroristes » (les talibans) qu’ils étaient venus éradiquer à jamais. Ce qui reste de la « guerre mondiale au terrorisme », écrit Spencer Ackerman, se résume en une idée simple : « Le terroriste, c’est celui que vous désignez comme tel »6, en d’autres termes l’ennemi utile.
Aujourd’hui, la faillite du néoconservatisme et l’inanité du concept de « guerre au terrorisme » sont acquises auprès de la plupart des commentateurs américains. Pour autant, l’idéologie néoconservatrice s’est-elle évaporée ? Comme l’estime Baher Azmy, directeur juridique du Centre pour les droits constitutionnels à Washington, la réaction des gouvernants américains au 11-Septembre n’a « pas seulement consisté en une série de politiques aléatoires et de réponses incohérentes, elle a été une construction idéologique qui a affecté en profondeur toute notre culture politique et judiciaire »7. On aurait tort de croire que cet impact culturel s’est évaporé. Au contraire, la marque laissée par le néoconservatisme persiste de manière non négligeable au sein des opinions publiques occidentales. Chaque attentat commis par un groupe djihadiste suscite immédiatement un torrent de réactions qui rappellent, dans leur essence, celles qui suivirent le 11-Septembre. Cela commence par la propension, exprimée avec plus ou moins de véhémence, à assimiler l’islam en tant que tel à la forme moderne de la barbarie. Avec pour corollaire une vision retrouvant des accents anciens de défense de l’Occident dans un monde perçu comme de plus en plus menaçant pour ses « valeurs ». Cela s’accompagne enfin d’un réflexe quasi pavlovien à rechercher dans l’usage de la force, dans la limitation des droits démocratiques et la surveillance accrue et incontrôlée des populations (y compris les populations victimes des actes de terreur) la panacée pour mener des « guerres au terrorisme » toujours renouvelées et toujours plus inefficaces et qui, chaque fois, s’accompagnent au plan intérieur d’une poussée de xénophobie et de racisme et, au plan extérieur, de politiques fleurant bon le néocolonialisme.
En quoi, s’interroge Ackerman, le 11-Septembre a-t-il joué un rôle dans l’accession de Trump à la Maison Blanche ? Lozada résume ainsi sa pensée :
Sans la guerre au terrorisme, il est plus difficile d’imaginer un candidat à la présidentielle [Donald Trump] dénonçant un commandant en chef en exercice [Barack Obama] comme un étranger, un musulman illégitime — et utilisant ce mensonge comme une plate-forme politique à succès. Sans la guerre au terrorisme, il est plus difficile d’imaginer une interdiction d’entrée du territoire à des personnes au seul motif qu’elles sont musulmanes. Sans la guerre au terrorisme, il est plus difficile d’imaginer des manifestants américains qualifiés de terroristes […] Trump était une force disruptive, mais il y avait aussi chez lui beaucoup de continuité.
Et cette continuité descendait en droite ligne de l’abandon assumé par le néoconservatisme des normes démocratiques et du droit international.
De fait, l’idéologie de la « guerre au terrorisme » reste prégnante dans les pays occidentaux. En France, par exemple, son influence est encore notoire au Quai d’Orsay. Elle est aussi très prisée par des régimes du type de ceux existant en Chine ou en Russie et partout où l’« identitarisme » règne. Accompagnant les évolutions technologiques, cette idéologie a promu dans les pays occidentaux l’expansion de politiques de sécurité d’État où le contrôle des citoyens est de plus en plus légitimé. L’affaire Pegasus a montré combien ces contrôles, formellement destinés à lutter contre « le terrorisme », sont instrumentalisés vers des objectifs beaucoup plus prosaïques de protection des pouvoirs. Ces politiques, dans presque tous les cas, s’accompagnent d’une poussée notoire et constante des moyens mis à la disposition des forces de l’ordre. Quant à la perception d’un Occident menacé par des masses barbares déferlantes et avides de le déposséder, elle se répand de plus en plus. Ce ne sont là que quelques-uns des impacts pérennes laissés par l’idéologie néoconservatrice sur les esprits.
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1Carlos Lozada, « 9/11 was a test. The books of the last two decades show how America failed », Washington Post, 4 septembre 2021. Nous avons largement utilisé cet article. Sauf mention contraire, les citations sont tirées de ce texte.
2Irving Kristol, « Is the Welfare State obsolete ? », Harper’s, juin 1963.
3William Kristol et Robert Kagan, « Toward a Neo-Reaganite Foreign Policy », Foreign Affairs, vol. 75, no. 4, juillet-août 1996.
4“Rumsfeld Lacked Intel on Who The Enemies Were Two Years After Afghanistan Invasion”, National Security Archives, 1er février 2021.
5Vintage Books, 2008.
6Spencer Ackerman, Reign of Terror–How the 9/11 era destabilized America and produced Trump, Random House, 2021.
7Cité par Ishaan Tharoor, « The World 9/11 created : the sprawling, dark legacy of U. S. Counterterrorism », The Washington Post, 7 septembre 2021.