Le New York Times et les Égyptiens « libéraux »

« Anarchie » sur le mur du palais présidentiel égyptien, lors de la manifestation du 10 décembre 2012.

Si l’envie vous prenait de lire un parfait exemple de simplification monochrome de la complexe scène politique égyptienne, jetez un œil sur le papier de David D. Kirkpatrick dans le New York Times du 15 juillet : « Egyptian Liberals Embrace the Military, Brooking No Dissent ».

L’article commence ainsi : « Sur la place où libéraux et islamistes scandaient ensemble des slogans sur la démocratie, les manifestants portent désormais des affiches acclamant comme un héros national le général qui a chassé le premier président élu du pays, Mohamed Morsi, membre des Frères musulmans. »

Comme beaucoup d’analystes occidentaux, Kirkpatrick a requalifié en « libéraux » les différentes nuances des courants non islamistes en Égypte. C’est devenu une solution de facilité que d’englober en une définition excessivement large et simple tous ceux qui ressentent la moindre gêne à l’égard de la politique des Frères musulmans et de leur échec. D’une manière absurde et quelque peu condescendante, cette définition qualifie de « libéraux » les anciens partisans du régime et ceux de l’armée.

Il poursuit ainsi : « Les émissions-débats libérales dénoncent les Frères musulmans comme une menace extérieure et ses membres comme des créatures sadiques, extrêmement violentes, indignes de la vie politique. » Il va plus loin en mentionnant « un ardent défenseur des droits humains » qui aurait rendu responsables « les immondes dirigeants des Frères musulmans de la mort d’au moins 50 de leurs propres partisans dans une fusillade générale par la police et les militaires ».

Même si Kirpatrick donne les noms de certains d’entre eux, comme Khaled Montaser et Esraa Abdel Fattah, il est intéressant de noter qu’il a choisi de ne pas le faire pour les autres (les invités de l’émission-débat ou les soi-disant militants des droits humains). Pas plus qu’il ne fournit d’ailleurs de lien vers leurs déclarations. Dans ce nouveau monde de l’hyperinformation, l’absence d’information appelle la question suivante : Pourquoi ? Est-ce pour gonfler l’article afin de donner l’idée d’un comportement général ? Depuis quand les émissions-débats égyptiennes sont-elles devenues des modèles d’impartialité et d’équilibre ?

Plus important, comment Kirkpatrick détermine-t-il et juge-t-il les références libérales de ces gens ? Comme je l’ai écrit précédemment, les prétendus libéraux en Égypte forment, au mieux, un mélange éclectique de gauchistes, de socialistes et même d’anarchistes sans objectif ni stratégie cohérents et solides. Pas un seul responsable politique égyptien n’a rejeté l’article 2 de la Constitution égyptienne qui consacre la charia comme « la » source principale des lois dans le pays. En fait, l’absence d’un véritable projet libéral qui se positionnerait face à l’islamisme et qui proposerait au peuple une alternative crédible est l’une des tragédies de l’Égypte.

Il est significatif que Kirkpatrick mentionne les versions des Frères musulmans sans la moindre critique. Il fait remarquer ceci : « les dirigeants des Frères disent que leur organisation n’a pas soutenu la violence en Égypte depuis l’époque du gouvernement britannique. Ils disent que les médias privés ont œuvré pendant des mois pour exciter contre eux un sentiment nationaliste. »

En lançant cette citation sans le moindre commentaire, Kirkpatrick n’offre aucun élément important de perspective au lecteur. Il ne dit rien sur les autres partisans de Morsi, des islamistes qui n’appartiennent pas aux Frères musulmans et qui ont un long passé de violence, dont fait partie l’assassinat de Anouar el Sadate en 1981. Nombre d’entre eux ont ensuite été accueillis par Mohamed Morsi et même invités en 2012 à la commémoration de la Guerre d’Octobre. Comment Morsi a-t-il pu nommer gouverneur de Louxor un ancien membre de la Gamaa Islamiya, une décision qui a suscité une critique universelle ?

Ne citer que des bribes d’information ici et là n’aide pas à expliquer comment les médias privés, favorables ou non à Morsi, mettent en avant leur propre programme médiatique et ont été coupables jusqu’au 30 juin de diffuser des rapports non confirmés. Même si c’est insignifiant, il est quand même utile de rappeler que quelques semaines avant cette date, le ministre de l’information avait interdit la chanson du chanteur Amal Maher au prétexte qu’elle soutenait Tamarrod, le mouvement de la rébellion. En outre, des chaînes privées islamistes lançaient une campagne contre le 30 juin, qualifiant d’infidèles les rebelles anti-Morsi. Les lointains auteurs de commentaires peuvent facilement passer à côté de la réalité du terrain.

L’ironie veut que Kirkpatrick mette en valeur sans le vouloir les perceptions biaisées (et non démocratiques) de quelques-uns des partisans pro-Morsi : «  M. Morsi aurait dû être plus dur avec les médias… ils ne le respectaient pas un seul instant ». Manquer de respect ? Je pense qu’une amnésie partielle explique pourquoi un grand nombre de personnes, pas seulement Kirkpatrick, a oublié que Morsi avait été dur avec les médias. Que l’on se souvienne de l’arrestation de Bassem Youssef pour avoir manqué de respect à l’égard du président Morsi.

Finalement, qui sont les « euphoriques hypernationalistes » ? La photographie qui illustre l’article de Kirkatrick nous en donne une idée. La photo a été prise dans un bar à jus de fruits du Caire avec deux hommes posant à côté d’une photo du général el-Sissi. Un rapide coup d’œil donne à voir qui sont les réels supporteurs du chef militaire : pour la plupart des Égyptiens ordinaires apolitiques qui assistent à l’effondrement des institutions de l’État et voient dans l’armée le seul corps uni et efficace susceptible de gouverner le pays en ce moment. Font-ils partie des hypernationalistes ?

Ce large groupe traditionnel peut-il être qualifié de « libéral » ? Il est tragique de voir que l’armée est perçue comme la mère nourricière qui peut assurer leur subsistance, mais cela n’en fait pas des libéraux, ni des adorateurs de l’autocratie. C’est une indication sur leur détresse. Beaucoup font instinctivement un tri et choisissent la stabilité comme leur principale priorité. Comme un ami du Caire me l’a si bien dit, « si tu crèves la faim, tu ne vérifies pas la propreté de la nourriture qui est disponible ».

Kirkpatrick a raison de pointer du doigt la bigoterie des forces antilibérales en Égypte, mais leur coller l’étiquette de « libérales » est à tout le moins absurde. Par naïveté ou par omission, il n’a rien opposé aux messages islamistes. Les lecteurs américains, dont la plupart ne sont pas des familiers de l’Égypte, doivent savoir qu’il existe des rapports sur la torture et l’emprisonnement de militants pendant le temps qu’il a passé au pouvoir, comme la plupart des journalistes mentionnent, à juste titre, les tests de virginité à chaque fois qu’ils écrivent sur le général Sissi.

Pour être plus clair, en Égypte, les anti-Morsi appartiennent en gros à trois groupes :

➞ les anti-Morsi favorables au coup militaire : peu nombreux mais constituant une élite antilibérale qui sait faire entendre sa voix aux côtés d’un large public apolitique ;

➞ les anti-Morsi qui ne savent que penser du coup militaire ;

➞ les anti-Morsi hostiles au coup militaire ; les vrais libéraux égyptiens.

Le dernier groupe comprend les seuls vrais libéraux en Égypte, pas seulement Hamzawy ou Ahmed Maher. Beaucoup d’autres tirent la sonnette d’alarme, comme Bassem Youssef qui utilise ouvertement son audience populaire pour dénoncer la diabolisation des islamistes.

L’Égypte est en crise. Sans surprise, l’irrationnel règne. Il y a des accusations, des contre-accusations et, il faut le dire, de l’intolérance. Des deux côtes des lignes de partage beaucoup ne sont ni des démocrates ni des libéraux. Les véhéments débats entre non-islamistes sont aussi vieux que la révolution de janvier 2011 et une claire indication de leur nature discordante. C’est une réalité qui n’a jamais été prise en compte depuis la révolution de 2011.

En résumé, le problème avec l’article de Kirpatrick est qu’il ne prend pas de hauteur pour décrire des événements inextricablement liés. L’Égypte a terriblement besoin d’un journalisme équilibré. Les lecteurs des deux camps utilisent tout article publié comme une preuve formelle pour incriminer l’autre camp. L’heure est venue pour les journalistes occidentaux de réviser des termes inexacts qui conduisent à des conclusions inexactes sur l’une des parties au conflit et qui traitent l’autre partie au travers d’un prisme orientaliste biaisé. Faisons mieux.

# Ce texte est la traduction en français, par Nouvelles d’Orient, d’un article original en anglais publié par Nervana : « Kirkpatrick and the Myth of Egypt’s "Liberals" », le 17 juillet 2013. Il est reproduit avec l’aimable autorisation de l’auteure.

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