Le panneau solaire, symbole d’un Proche-Orient en ruine

À Gaza, au Liban, en Syrie, le panneau solaire photovoltaïque est devenu omniprésent dans les paysages d’immeubles en ruines, de routes en terre défoncées, de tentes et de centres d’accueil où se pressent des réfugiés épuisés et privés de tout. Il est le symbole de la précarité de vies et d’infrastructures soumises aux caprices de la météo et à la violence.

L'image montre une scène de destruction urbaine, où plusieurs bâtiments sont partiellement effondrés et en ruines. On peut voir des décombres éparpillés au sol, tandis qu'une personne à moto passe devant. Le ciel est dégagé, laissant transparaître un jour ensoleillé, contrastant avec le désastre visible. La scène évoque un fort sentiment de désolation et de dégâts, typique de zones touchées par des conflits ou des catastrophes.
Beyrouth, 2 décembre 2024. Un immeuble détruit dans la banlieue sud de Beyrouth, et ses panneaux solaires PV démantibulés. A l’arrière-plan, plusieurs systèmes solaires sur les toits des immeubles voisins.
Mona Fawaz

La technologie solaire rendue relativement bon marché couvre bien des toits dans les villes et les campagnes du Proche-Orient. De plus en plus, elle assure les besoins essentiels des citoyens, tels que le pompage de l’eau, la lumière, la réfrigération et le fonctionnement de la téléphonie et d’internet. Elle s’étend aussi dans les champs où elle assure une part croissante de l’irrigation. C’est une révolution silencieuse des pratiques, peu commentée, qui s’est imposée en moins d’une dizaine d’années.

Le Proche-Orient n’est pas la seule région du monde où les panneaux solaires photovoltaïques (PV) sont devenus un objet banal. Mais, dans des territoires bouleversés par les guerres et l’effondrement économique, ils incarnent le règne du bricolage fragile de la survie face à l’impéritie — ou l’absence — des États, en crise profonde, incapables de répondre aux besoins essentiels des populations. Parfois considérés comme l’emblème de la résilience, ils illustrent également une exposition à la logique de marchés qui se nourrissent de la détresse et de l’urgence et amplifient la fragmentation des sociétés.

S’ils sont censés alléger le fardeau de la reconstruction des réseaux électriques et réduire leur empreinte écologique, ils ont également des effets pervers. En effet, ils pourraient favoriser la persistance d’une infrastructure défaillante, tout à la fois redondante et segmentée, onéreuse et peu efficace.

Insécurité électrique

Les dysfonctionnements des réseaux publics d’électricité dans les pays en guerre au Proche-Orient — qui vont jusqu’à l’interruption quasi totale de la fourniture de courant — ont certes des temporalités et des causes spécifiques. Demeurent néanmoins quelques motifs structurels convergents. Au Liban, l’entreprise nationale Électricité du Liban (EDL) n’a jamais totalement retrouvé un fonctionnement normal après les dégradations de la guerre civile (1975-1990), malgré les coûteux investissements de la période de la reconstruction. À partir de 2006, avec la guerre entre Israël et le Hezbollah, un nouveau cycle de dégradations a débouché sur des épisodes d’arrêt total de la fourniture de courant en 2021. Se combinent là une politique tarifaire qui ne permet pas le recouvrement des coûts, des pertes dues à la fraude, des investissements insuffisants et erratiques et une corruption proverbiale. Avec la crise financière du pays et la dévaluation de la monnaie en 2020, EDL s’est trouvé en incapacité d’importer des hydrocarbures pour ses centrales, cause de l’interruption de la production.

À Gaza, avant même la guerre débutée en 2023, la production de l’unique centrale était structurellement insuffisante face à une demande en hausse constante. Des importations complémentaires depuis Israël et l’Égypte sont ainsi nécessaires. Mais Israël utilise, de longue date, l’approvisionnement en fioul et en électricité comme moyen de pression. Il a en outre bombardé à de nombreuses reprises les installations électriques lors des précédentes offensives militaires. Depuis octobre 2023, l’approvisionnement électrique est totalement interrompu ainsi que les livraisons de fioul pour la centrale thermique.

En Syrie, la guerre civile a fortement perturbé l’approvisionnement électrique, déjà à la peine faute d’investissements avant son déclenchement en 2011. Des infrastructures de production et de transport ont par ailleurs été ciblées par les groupes belligérants. Les pénuries de combustibles, en partie liées à l’embargo contre les exportations en Syrie et à la dévaluation de la livre syrienne, ont également limité la production tandis que les sanctions internationales ont interdit l’approvisionnement à partir de la Jordanie.

Ces trois sociétés exsangues connaissent ainsi des crises électriques de longue durée qui traduisent la perte (ou l’absence historique) de souveraineté des États sur leur territoire et leur incapacité à maintenir la distribution d’un service public essentiel.

Le pari sur le photovoltaïque

La crise électrique se manifeste, dans les trois pays, y compris à Gaza avant 2023, par des coupures d’approvisionnement chroniques durant plus de la moitié, voire les trois-quarts, de la journée. Ainsi, populations, organisations publiques et entreprises ont réagi, dans la mesure de leurs moyens, par la mise en place de systèmes d’autoproduction reposant principalement sur des groupes électrogènes alimentés au diesel. Depuis 2015, une alternative a connu une hausse spectaculaire : l’installation de panneaux photovoltaïques. Ils viennent compléter les chauffe-eau solaires, présents depuis les années 1980 à Gaza et plus récemment au Liban et en Syrie.

Bien que les sources soient très disparates, on peut avancer les chiffres suivants. Au Liban, la capacité des panneaux solaires PV atteignait début 2024 environ 1300 mégawatt (MW). Ils produisant environ 20 % de l’électricité du pays1.
À Gaza, une étude de chercheurs israéliens évaluait la capacité photovoltaïque à environ 40 MW pour 2019, soit 18 % de la consommation électrique2. Cette puissance et cette proportion avaient certainement fortement augmenté en 2023, dans un contexte marqué par un très important déficit d’approvisionnement. En effet, 55 % des demandes n’étaient pas satisfaites avant le 7 octobre 2024.
En Syrie, une étude du Syria Report publiée en juillet 2024 estime la capacité installée à 170 MW, dont 120 MW dans les zones qui étaient contrôlées par le régime — signalant un équipement moindre sûrement lié à la situation économique très difficile et la moindre intervention de bailleurs internationaux et des ONG qui financent parfois ces installations.

L’expansion de cette technologie légère et individuelle au cours des dernières années s’explique essentiellement par la conjonction de l’aggravation des conditions d’approvisionnement, mais aussi par la baisse très rapide des coûts de la technologie solaire, tant pour les panneaux PV que pour les batteries et les autres composants. Il s’agit de dispositifs très majoritairement d’origine chinoise qui peuvent bénéficier de certaines facilités douanières au Liban. En Syrie, les proches du régime d’Assad en avaient monopolisé le commerce. L’installation se fait par des entreprises locales. En effet, certains composants (notamment les structures métalliques) peuvent être produits sur place.

Il est difficile d’évaluer les coûts investis dans ces technologies. Au Liban, les panneaux solaires et les batteries seuls, à l’exclusion des autres composants, représentent 1,5 milliard de dollars (1,4 milliard d’euros) d’importations entre 2014 et 2023, selon les données compilées des douanes. Depuis 2019, l’augmentation est significative. Il est probable que la reconstruction en Syrie et celles qui adviendront d’une manière ou d’une autre au Liban et à Gaza suite aux destructions massives générées par Israël depuis 2023 accentueront l’usage de ces installations modulaires, non sans poser d’autres problèmes.

Individualisation et clientélisme politique

L’investissement dans ces technologies résulte massivement de décisions individuelles d’urgence visant à assurer la sécurité énergétique des ménages, entreprises ou organisations. Elle procède souvent par l’addition et l’articulation de plusieurs technologies, en fonction de leur coût : on consomme de l’électricité du réseau public quand il y en a, on complète avec des groupes électrogènes et désormais, on couple ces derniers avec des panneaux solaires PV et des batteries. En raison d’hivers rudes et peu ensoleillés, les utilisateurs qui franchissent le pas de l’autonomie énergétique en s’appuyant seulement sur les batteries et les panneaux PV sont encore rares.

Dans ces trois pays, le fonctionnement erratique du réseau a découragé les connexions solaires PV dites on-grid (sur réseau), c’est-à-dire qui injectent le surplus d’électricité auto produite non consommée dans le réseau (en contrepartie d’un crédit sur la tarification) comme cela se fait par exemple en Jordanie, ou en Europe. Il s’agit donc essentiellement de systèmes off-grid (hors réseau), et parfois hybrides lorsqu’ils associent panneaux photovoltaïques, batteries et groupes électrogènes.

L’usage du solaire PV implique ainsi une individualisation de la fourniture et très peu de systèmes photovoltaïques collectifs se sont développés. Quelques cas ont été documentés au Liban dans des municipalités rurales3, mais dans les villes, la production solaire reste individuelle. Cette logique essentiellement individuelle contraste avec les formes d’organisation des groupes électrogènes qui étaient devenus, en tout cas au Liban4 et en Syrie5, des services commerciaux à l’échelle des quartiers. Individuelles ou collectives, ces solutions PV ou liées à des groupes électrogènes restent beaucoup plus onéreuses que le réseau public, même après l’augmentation récente des tarifs électriques au Liban. Les investissements initiaux se montent par ailleurs à plusieurs milliers de dollars, ce qui exclut la plupart des familles.

Au Liban, une enquête de l’Institut français du Proche-Orient sur la période 2022-2023 a montré que seuls 21,3 % des ménages en possédaient. Un autre facteur joue fortement : la disponibilité d’espace libre. Le partage des rares espaces disponibles en toiture dans les villes est rapidement devenu un enjeu. Cela explique que l’habitat des zones rurales soit comparativement plus fortement équipé. Mais les chiffres n’en disent pas beaucoup sur le niveau de service rendu par ces systèmes, en particulier quand la météo est maussade.

Par ailleurs, la tendance à l’atomisation des consommateurs défavorise les mécanismes de solidarité, sous forme de tarif social ou d’accès partiellement gratuit, qui existent dans la tarification des services publics. Dès lors, les seules formes d’inclusion s’inscrivent dans une logique d’échange clientéliste. Dans sa thèse de doctorat « Désintégration sociotechnique et territoriale au Liban. Le cas de l’électricité », Alix Chaplain a montré que l’accès à ces systèmes photovoltaïques se faisait en grande partie par l’intermédiaire des réseaux politiques, à travers le système de crédit — l’institution financière Al Qard al-Hassan pour le Hezbollah par exemple, US Aid et ses clients locaux, l’Œuvre d’Orient auprès des écoles chrétiennes — ou via les réseaux d’installateurs qui gravitent parfois dans cercles politiques.

Une sécession des riches ?

Le tremblement de terre de 2023 dans le nord de la Syrie et les combats, certes localisés, de ces dernières années, tout comme les destructions dans la banlieue sud de Beyrouth, au Sud-Liban et dans la Bekaa, et à Gaza l’annihilation presque totale du tissu urbain ont affecté un très grand nombre de maisons et d’immeubles, mais aussi les systèmes infrastructurels largement individualisés (citernes et panneaux, donc) qui leur sont attachés. Au Liban, il est estimé qu’une capacité de 150 à 200 MW a été mise hors d’état de fonctionnement qui est de l’ordre de 15 % de l’existant. À Gaza, même si l’on ne dispose pas de chiffres, les dégâts sont d’une ampleur encore plus considérable, puisque près de 70 % des habitations ont été détruites.

La mobilisation des panneaux solaires pour la reconstruction impérieuse des infrastructures électriques des zones détruites apparaît sans doute comme une nécessité. La ressource solaire est largement disponible et gratuite dans les trois pays ici considérés. C’est évidemment une solution modulaire, techniquement facile à mettre en œuvre et relativement peu onéreuse sur le plan des investissements initiaux. Il n’est toutefois pas certain que le recours à cette technologie produise un système nécessairement plus écologique et plus économique que le système qui préexistait. Ce qu’elle implique pour les États n’est, par ailleurs, pas sans poser question. Dès lors, la reconstruction, que chacun peut appeler de ses vœux, doit tenir compte des limites de cette solution.

Les systèmes purement individuels, non raccordés au réseau, sont en effet peu efficients, car une grande partie de l’électricité produite n’est pas consommée et est donc perdue. Pour une large part, les capacités installées au Liban et, semble-t-il, en Syrie, sont dans cette situation. Remplacer tous les onduleurs qui permettent la consommation de l’électricité autoproduite pour qu’elle puisse être injectée dans le réseau représente un chantier gigantesque et onéreux. L’on voit mal qui pourrait le prendre en charge, d’autant que beaucoup d’installations ne sont pas aux normes. La gestion des batteries en fin de vie implique une très bonne organisation, pour l’instant inexistante, pour éviter les pollutions.

Un autre enjeu de la reconstruction de systèmes électriques favorisant les systèmes individuels autonomes est qu’une telle solution revient souvent à déconnecter les usagers les plus aisés de l’infrastructure publique collective. Cette piste fait supporter aux plus défavorisés l’essentiel des coûts sans mutualisation. Cette forme de sécession, que les représentants de ces groupes sociaux pourraient justifier au nom de la méfiance que leur inspire une gestion étatique erratique et peu efficace, aurait toutes les chances de déboucher sur la mise en place d’une infrastructure électrique peu performante et socialement très discriminante.

Un enjeu régional

Sur le plan technique, il apparaît sans doute souhaitable de privilégier, dans la mesure du possible, des infrastructures de plus grande taille, au sol, sur des zones non agricoles, pour minimiser les coûts de construction. Mais il semble difficile, sauf à consentir d’énormes investissements dans le stockage de l’électricité, de ne pas recourir à des centrales thermiques. Surtout, une logique de mutualisation régionale paraît souhaitable, par exemple à partir de la Jordanie, ainsi qu’à terme de l’Égypte ou de l’Arabie saoudite, qui pourraient ensuite exporter du courant vers le Liban, la Syrie et Gaza.

Si le panneau solaire, dans ces régions du Proche-Orient, représente une sorte de révolution, c’est en réalité plutôt un pis-aller, une réponse bricolée face à l’urgence. Le modèle socio-technique massivement adapté dans ces pays et territoires a popularisé le solaire et rendu tangibles ses bénéfices. Il doit néanmoins aujourd’hui être renversé et reconstruit en réhabilitant le grand réseau, y compris dans ses interconnexions régionales. L’intégration de l’autoproduction, pour alléger le fardeau des investissements publics, est souhaitable, mais dans une perspective de mutualisation et non de sécession. Les exemples de la Jordanie et de la Tunisie, deux pays où le réseau électrique fonctionne et intègre une part désormais importante de panneaux PV connectés au réseau montrent que cette articulation n’est cependant pas simple. Elle implique des investissements lourds et un pilotage ferme. Seuls des États rétablis dans leurs pleines prérogatives, face à un secteur privé attiré par les profits faciles et face aux pressions internationales qui poussent leurs intérêts politiques et économiques, permettront que de tels objectifs soient atteints.

1Danielle Fheili, Joanne Nucho, «  Off the Grid—Why Solar Won’t Solve Lebanon’s Electricity Crisis  », Middle East Report, 311, 2024

2Itay Fischhendler, Lior Herman, & Lioz David, «  Light at the End of the Panel : The Gaza Strip and the Interplay Between Geopolitical Conflict and Renewable Energy Transition  », New Political Economy, 27(1), 2021, p. 1–18.

3Alix Chaplain, «  L’émergence de mini-réseaux hybrides d’électricité au Liban : vers une différenciation territoriale des dispositifs de fourniture énergétique  », Carnets de l’Ifpo, 25 janvier 2021

4Pauline Gabillet, «  Le commerce des abonnements aux générateurs électriques au Liban  », Géocarrefour, vol. 85/2, 2010

5Youssef Diab & Abboud Hajjar, «  L’électricité dans Alep en guerre : un nouveau mode de gestion urbaine  ?  », Métropolitiques, 16 novembre 2017

Soutenez Orient XXI

Orient XXI est un média indépendant, en libre accès et sans publicité.
Vous pouvez nous soutenir en faisant un don défiscalisé.