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Le retour contrarié de la Russie en mer Rouge

Depuis une vingtaine d’années, sous la présidence de Vladimir Poutine, la diplomatie russe a réaffirmé sa présence au Proche-Orient et dans la Corne de l’Afrique. Dans le cadre de ce « retour », Moscou s’est à nouveau fixé comme objectif d’installer une base militaire sur les rives de la mer Rouge, comme à l’époque soviétique.

La mer Rouge est sur l’une des routes les plus sensibles du commerce mondial, car près de 10 % des marchandises du monde entier passent par elle. La mer relie les producteurs d’énergie du golfe Persique, les marchés occidentaux et les industries d’exportation de l’Asie du Nord-Est, ce qui fait des points d’accès à cette mer un objet de convoitise des grandes puissances environnantes. Elle a attiré encore davantage l’attention à l’étranger, dans la mesure où sa stabilité s’est détériorée en raison de la proximité de la guerre civile au Yémen et de l’augmentation de la piraterie basée en Somalie. En conséquence, plusieurs pays ont déployé leurs forces militaires dans la région, notamment à Djibouti, près du détroit de Bab El-Mandeb.

Après le succès de l’intervention russe dans la guerre civile syrienne, les relations entre la Russie et les pays de la mer Rouge se sont développées, avec des perspectives prometteuses pour Moscou d’obtenir des autorisations d’installer des bases dans la région. En particulier, Djibouti, le Soudan, l’Érythrée, le Yémen et le Somaliland — une République somalienne dissidente non reconnue par la communauté internationale — semblent être les plus susceptibles d’accueillir une présence militaire russe près de la mer Rouge. Assisterons-nous bientôt à un retour de la Russie dans la zone du détroit de Bab El-Mandeb ?

Pas de passé colonial

L’intérêt russe pour la mer Rouge n’est pas nouveau. Pendant la guerre froide, Moscou et Washington, ainsi que Londres et Paris, se disputaient l’hégémonie au Proche-Orient. Dans cette compétition, l’Union soviétique cherchait à s’assurer une présence militaire permanente dans la péninsule Arabique et la Corne de l’Afrique, pour pouvoir approvisionner (en matériels et effectifs, NDLR) ses opérations navales dans la région. Mais pour cela, elle devait s’implanter dans une région où elle n’avait jamais eu de réelle influence ni d’alliés traditionnels. De plus, cet objectif stratégique allait à l’encontre de l’un des principaux avantages de l’URSS, à savoir l’absence d’un passé colonial au Proche-Orient. En raison de ces contraintes, Moscou ne pouvait s’implanter dans la région que lorsqu’un pays ami était ouvert à une alliance, comme l’Éthiopie et le Yémen du Sud.

De tels accords étaient fragiles, car vulnérables aux changements géopolitiques dans cette zone de turbulences. Par exemple, dans les années 1970, l’armée soviétique a disposé pendant quelque temps d’une installation militaire à Berbera, le principal port de l’actuel Somaliland. Cette base a été fermée au début de la guerre somalo-éthiopienne de 1977, lorsque Moscou a changé de position vis-à-vis de la partie éthiopienne, provoquant l’expulsion des militaires russes de Somalie. Enfin, l’effondrement de l’Union soviétique a provoqué une diminution substantielle de la présence russe en Afrique et au Proche-Orient, en causant la fermeture de la base d’Aden en 1994.

Au milieu des années 2000, Moscou avait à la fois les moyens et la volonté pour revenir au Proche-Orient et dans la Corne de l’Afrique et reprendre sa présence militaire sur la mer Rouge. Selon Samuel Ramani (Oxford), c’est la crise de la piraterie en Somalie en 2008 qui a déclenché un regain d’intérêt de la Russie pour le détroit de Bab El-Mandeb en particulier. Cet intérêt a été renforcé par les retombées diplomatiques de l’annexion de la Crimée, qui ont incité Moscou à rechercher de nouveaux partenaires pour surmonter l’isolement international auquel elle était confrontée à l’époque.

Pour effectuer ce retour en mer Rouge, Moscou a moins compté sur son « soft power » que sur l’attrait de ses capacités militaires et l’efficacité de ses services de sécurité. Le succès de l’expédition russe pour protéger son allié syrien a renforcé la crédibilité de Moscou en tant que pourvoyeur de sécurité, même pour les pays situés en dehors de l’espace ex-soviétique.

Déception à Djibouti

Comme d’autres puissances en dehors de la région, la Russie a cherché à coopérer étroitement avec Djibouti, un pays dont la situation stratégique en a fait un point focal d’intérêt pour les grandes puissances, plusieurs pays y basant leur présence militaire en Afrique. Selon le journal russe Kommersant, la Russie avait déjà exprimé en 2012 son intérêt pour s’établir militairement à Djibouti, notamment pour son aviation. En 2012 et 2013, des négociations ont eu lieu à ce sujet, avec des discussions précises sur la taille du territoire exclusif à l’usage de la Russie, le degré d’influence des autorités américaines dans la gestion de l’espace aérien de Djibouti, et les investissements russes dans le pays.

Malgré ces développements prometteurs, la crise ukrainienne de 2014 a mis fin aux négociations. En effet, la nouvelle situation géopolitique autour de la Russie et le renouveau de la rivalité russo-américaine ont conduit Washington à faire pression sur les autorités djiboutiennes pour qu’elles n’autorisent pas sa rivale à installer des bases dans leur pays. Aujourd’hui, aucune perspective de présence russe à long terme n’est en vue, mais la coopération entre Djibouti et Moscou en matière de piraterie se poursuit.

Malgré ce revers, Moscou a trouvé d’autres hôtes potentiels en mer Rouge, le plus accueillant étant jusqu’à présent le Soudan. En novembre 2017, l’ancien président du Soudan, le tyran Omar Al-Bachir s’est rendu à Sotchi pour rencontrer son homologue russe, avec un programme visant à approfondir la coopération dans plusieurs domaines, dont la sécurité et la défense. Même si la possibilité d’établir une base militaire ne figurait pas parmi les documents signés par Poutine et Al-Bachir, ce sujet a été discuté par eux lors de la réunion.

Khartoum a souhaité cet engagement renforcé en raison de l’effondrement des relations avec Washington. En effet, après le succès russe à stopper la chute du gouvernement de Bachar Al-Assad en Syrie, Al-Bachir cherchait en Russie un fournisseur potentiel de sécurité pour son régime contre toute intervention de l’Occident. Les résultats des accords de sécurité sont devenus tangibles, avec le dévoilement d’un accord pour l’utilisation des installations navales de Port-Soudan par la flotte russe en mai 2019. Jusqu’à présent, cet accord constitue notamment le plus grand succès de la Russie en matière d’installation militaire sur la mer Rouge.

Pourtant, le projet d’établir une présence permanente de l’armée russe au Soudan reste incertain. L’effondrement du régime d’Al-Bachir en avril 2019 et l’amélioration des relations diplomatiques entre Khartoum et Washington en octobre 2020 réduisent la valeur de la protection russe pour le pays. Ainsi, même si la coopération en matière de défense se poursuit entre Khartoum et Moscou jusqu’à ce jour, les plans d’une base militaire au Soudan semblent être dans les limbes.

La carte de l’Érythrée

Il y a également eu un certain changement en Érythrée concernant une éventuelle présence militaire russe à long terme. Après son indépendance en 1991, l’Érythrée est devenue l’un des pays les plus fermés du monde ainsi que l’une des dictatures les plus sévères d’Afrique. Cependant, depuis la signature d’un accord de paix avec l’Éthiopie en juin 2018 et la levée des sanctions de l’ONU en novembre 2018, il cherche des opportunités pour sortir de son isolement et attirer des investissements étrangers.

Dans ce contexte, Asmara a engagé la Russie plus activement depuis 2018. En août de cette année-là, le ministre russe des affaires étrangères Serguei Lavrov a officiellement annoncé que l’Érythrée et la Russie négociaient l’ouverture d’une base « logistique » sur la côte érythréenne.

D’autres changements suivront. En préparation de la levée des sanctions de l’ONU, les représentants russes et érythréens se sont rencontrés en octobre 2018 pour discuter de l’avenir des relations bilatérales. En outre, en juillet 2019, Moscou a levé ses sanctions contre l’Érythrée, qui étaient effectives depuis près d’une décennie.

Cependant, à l’heure actuelle, rien ne prouve que les plans d’une base logistique russe sur le territoire érythréen soient toujours en cours. En effet, la nature fermée de la politique érythréenne et la nature stratégique de ce type de négociation rendent difficile son décryptage. Mais en tout état de cause, les échanges entre ces deux pays en matière militaire se poursuivent. En janvier 2020, Asmara a annoncé la livraison de deux hélicoptères russes achetés en 2019 dans le cadre du renforcement de leur coopération militaire avec Moscou.

Les autres pays avec lesquels la Russie s’est engagée dans la poursuite de ses ambitions pour la mer Rouge sont le Yémen et le Somaliland. Anciens partenaires soviétiques dans la région, ces deux pays attirent à nouveau l’attention de la diplomatie russe. Dans le cas du Yémen, la Russie a cherché à jouer le rôle de médiatrice entre toutes les forces (à l’exception des djihadistes) impliquées dans la guerre civile en cours. Cela sert les plans stratégiques de Moscou, car comme l’écrit Samuel Ramani pour le Carnegie Endowment, l’implication russe dans le conflit du Yémen laisse la porte ouverte aux aspirations à une présence militaire permanente dans le futur.

Ces aspirations étaient déjà identifiées en 2009 par un officier de la flotte russe qui avait cité Socotra — l’archipel yéménite où la flotte soviétique disposait de facilités dans le passé — comme un lieu possible pour une installation de la marine russe. Puis, en 2016, le gouvernement Saleh a annoncé que le Yémen était ouvert à l’établissement d’une installation russe à Aden, un autre ancien site de la marine soviétique à l’étranger.

Cela étant, il n’y a aucun signe de progrès dans la réalisation des ambitions de la Russie sur la mer Rouge. À Socotra, les Russes sont dans une impasse, car l’archipel est sous occupation émiratie depuis 2019. Et, tout comme les contrats russes au Yémen pour l’énergie et le gaz, la guerre a mis en suspens tout plan de collaboration militaire entre Moscou et ses partenaires yéménites, malgré les déclarations de Ali Abdallah Saleh.

Le choix douteux du Somaliland

Enfin, le Somaliland, partie de jure de la Somalie, mais indépendant de facto depuis 1991 a été cité à plusieurs reprises comme un hôte possible pour une présence militaire russe en mer Rouge. Depuis des décennies, le Somaliland cherche à être reconnu comme un membre de la communauté internationale. Il est donc en quête de partenaires étrangers, en particulier parmi les grandes puissances qui pourraient résoudre la question de son statut.

Selon certains rapports, c’est en 2017 que la possibilité d’une base militaire russe au Somaliland s’est à nouveau présentée. Cette année-là, à l’ambassade de Russie à Djibouti, un représentant du gouvernement du Somaliland a proposé d‘accorder à Moscou le droit de construire une installation à Berbera en échange de sa reconnaissance (du Somaliland, NDLR). Puis, en janvier 2020, des rapports ont fait état de l’ouverture imminente d’une installation militaire russe au Somaliland.

Pourtant, le mois suivant, l’ambassadeur russe à Djibouti les a démentis. En outre, on s’est demandé si la reconnaissance par la Russie d’une République dissidente était dans son intérêt diplomatique général, qui tend à s’opposer à ce que de grandes puissances interviennent ouvertement en faveur des régions en sécession. L’avenir de cette base reste donc inconnu.

L’intervention russe en Syrie a ouvert plusieurs opportunités pour Moscou au Proche-Orient et en Afrique de l’Est. Depuis 2015, les contacts et la coopération entre la Russie et les pays de ces deux régions ont considérablement augmenté. Cependant, les limites de son influence diplomatique deviennent assez évidentes dès lors qu’il s’agit des aspirations russes à une présence permanente en mer Rouge. Là, la diplomatie russe voit ses initiatives entravées par les défis de l’instabilité de la région et la concurrence intense avec d’autres puissances extérieures.

Pour les observateurs extérieurs, les perspectives d’une base militaire russe au bord de la mer Rouge sont incertaines et font l’objet de rapports peu fiables. Néanmoins, les ambitions russes en Afrique et au Proche-Orient ne faiblissent pas. Même avec un ralentissement important des échanges diplomatiques dû à la Covid-19 et à ses conséquences économiques, l’intérêt de la Russie pour une base près du détroit de Bab El-Mandeb et de la mer Rouge restera une priorité dans l’agenda régional de Moscou pour les prochaines années.

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