Jusqu’à la dernière minute il a été humilié. Le roi Mohammed VI n’a même pas reçu Abdelilah Benkirane, le 15 mars dernier, pour l’informer qu’il l’avait déchargé de la tâche de former un gouvernementdont il n’avait pas réussi à s’acquitter depuis plus de cinq mois. Il a donc gardé dans sa poche le rapport sur les obstacles dressés sur son chemin qu’il avait l’intention de remettre au souverain lors de cette audience qui n’a pas eu lieu.
Les brimades à son égard étaient constantes. Le nouveau ministre espagnol des affaires étrangères, Alfonso Dastis, avait souhaité être reçu par Benkirane lors de sa première visite à Rabat, le 13 février. La demande avait été transmise par les diplomates espagnols qui préparaient le voyage, mais leurs collègues marocains — dont le véritable chef est Nasser Bourita, un homme du Palais — leur ont fait comprendre que ce n’était pas la peine de rencontrer un homme politique sans avenir.
Une éviction courue d’avance
Le sort de Benkirane, 62 ans, était déjà scellé depuis le 8 janvier quand il avait osé dire non aux nouvelles conditions posées par Aziz Akhannouch pour rejoindre sa majorité gouvernementale. Porté à l’automne à la tête du Rassemblement national des indépendants (RNI), une formation fabriquée en 1978 par le ministère de l’intérieur, Akhannouch exigeait que se joignent aussi à la coalition un parti en chute libre, l’Union socialiste des forces populaires (USFP), et un autre, l’Union constitutionnelle, tout aussi artificiel que le sien. Sans doute cherchait-il à diluer le poids du chef du gouvernement dans une coalition très large et hétérogène. « Si l’USFP entre au gouvernement, je ne m’appelle pas Abdelilah Benkirane », avait répondu Benkirane aux requêtes d’Akhannouch lors d’un meeting, le 13 mars, avec la jeunesse rurale de son parti. « Si Sa Majesté change d’avis, il n’y a pas de problème », avait-il ajouté, présageant ce qui allait lui arriver dans les prochains jours.
Benkirane n’avait nullement besoin de ces forces d’appoint à la chambre des représentants (Parlement). À la tête du Parti de la justice du développement (PJD), une formation islamiste modérée assez proche des Frères musulmans, il avait gagné les législatives du 7 octobre avec une majorité relative (125 sièges sur 395) plus large que celle obtenue fin 2011. Les électeurs donnaient ainsi l’impression de ne pas lui tenir rigueur des échecs du gouvernement sachant que sa marge de manœuvre était limitée par le Palais. Trois jours après sa victoire, le roi l’a chargé de former un gouvernement, mais l’accomplissement de cette tâche est devenu pour lui un véritable chemin de croix à cause, notamment, des entraves mises par Akhannouch. Cet homme d’affaires, seconde fortune du Maroc selon la revue Forbes est très proche du roi, au point de l’inviter à partager le repas de ramadan (iftar) et à partir en vacances familiales avec lui. Difficile d’imaginer qu’il ait négocié avec Benkirane sans tenir compte des desiderata du Palais.
À son retour d’une tournée africaine de 45 jours durant laquelle il a parfois été accompagné par Akhannouch, le souverain a changé d’avis. Il a constaté dans un communiqué « que les consultations menées » par Benkirane « n’ont pas abouti (…) ». Pour « dépasser la situation d’immobilisme », il a annoncé son intention de « désigner une autre personnalité politique », mais au sein du même parti, le PJD, respectant ainsi scrupuleusement la Constitution. Quarante-huit heures après, Mohammed VI a choisi Saad-Eddine Al-Othmani, un homme consensuel et diplomate, psychiatre, qu’il connaît bien : il avait été ministre des affaires étrangères sous le premier gouvernement Benkirane. Lui aussi avait eu droit dans le passé à son lot d’humiliations quand le Palais lui avait par exemple fait annoncer à la presse, en 2013, que le roi allait recevoir le premier ministre turc Recep Tayyep Erdogan en visite à Rabat, alors qu’il restait dans son château de Betz, dans l’Oise.
La personnalité effacée d’Al-Othmani et son langage châtié sont aux antipodes du tonitruant Benkirane aux phrases à l’emporte-pièce lors des meetings. Ce dernier s’était même permis de lancer des piques au Palais lors d’une autre réunion, à la mi-février, avec la branche syndicale de son parti : « Il n’est pas possible que notre roi aille régler les soucis des peuples africains, alors que nous humilions le peuple marocain. » « C’est une humiliation au peuple marocain (…) si nous ne respectons pas sa réelle volonté », celle d’accoucher d’un gouvernement aux couleurs du PJD, avait-il conclu.
Charismatique et embarrassant
En révoquant Benkirane comme chef de gouvernement, le roi fait d’une pierre deux coups. Il se débarrasse d’abord d’un personnage qui l’incommodait. « Le problème semble être plus personnel » qu’idéologique, explique à l’hebdomadaire [Tel Quel1 le chercheur Mohammed Masbah du Crown Center for Middle East Studies des États-Unis. « Dans la tradition makhzénienne, le chef du gouvernement doit être réservé dans son discours politique et pas trop ouvert aux médias. Benkirane n’est pas de ce type. Il a enchaîné les sorties médiatiques qui ont alimenté les tensions avec le Palais, qui a besoin d’une personnalité plus consensuelle et non d’un chef de gouvernement fort et indépendant ».
Le deuxième coup porté par le monarque consiste à mettre le PJD, principal parti du Maroc, dans le plus grand embarras. Certes, lors de la réunion de son Conseil national, le samedi 18 mars à Salé, les cadres islamistes se sont rangés comme un seul homme derrière Benkirane, accueilli comme un héros, et aussi Al-Othmani. Le Conseil a d’ailleurs mandaté le secrétaire général pour superviser les négociations en vue de constituer un gouvernement. Des personnalités de poids, comme Najib Boulif, ont clairement laissé entendre que le parti maintiendrait ses conditions.
Derrière cette unanimité de façade, cadres et militants islamistes grincent des dents. Ils considèrent que le Palais leur est redevable après tout ce qu’ils ont fait pour la stabilité du Maroc et sa monarchie en ne se joignant pas, en 2011, au « printemps arabe » à la marocaine et en contribuant à désamorcer la vague de protestations qui parcourait le pays. Ils savent que, malgré quelques rodomontades, Benkirane a constamment courbé l’échine chaque fois que le Palais le lui demandait.
Les membres du parti sont aussi fiers d’un Benkirane charismatique, qui tranche avec le côté aseptisé des responsables politiques marocains, et qui a su renouveler, en l’élargissant, la victoire du PJD dans les urnes. Ils craignent enfin que sa relégation loin du premier rang de la scène politique ne nuise à l’image du parti et, en dernier ressort, à ses résultats électoraux. Cette réflexion a été menée ces jours-ci, sur les réseaux sociaux, par plusieurs sympathisants du parti. Certains redoutent même que la révocation de Benkirane ne rende plus attrayant aux yeux de la jeunesse le discours de Justice et bienfaisance (Al-Adl Wal-Ihsan), le grand mouvement islamiste illégal, mais parfois toléré, qui ne reconnaît pas au roi le titre de Commandeur des croyants. Les responsables de ce courant en ont d’ailleurs profité pour s’en prendre au Palais et à ses « serviteurs » comme Benkirane. « Certains ont fait des concessions au Makhzen, notamment avec des services et des décisions difficiles prises au détriment de la situation sociale du peuple marocain », déclarait Hassan Bennajeh au journal en ligne Yabiladi2 « En dépit de tout ce qui a été fait, cela n’a pas satisfait le Makhzen qui n’accepte la tyrannie que sous la forme qui lui convient », ajoutait-il.
Renvoyer le PJD dans l’opposition ?
Othmani et Akhnnouch vont maintenant se mettre à négocier. Il y a fort à parier qu’ils vont arriver à un compromis. S’ils ne se mettent pas d’accord, le roi a brandi une menace : celle de se choisir un chef du gouvernement qui ne soit pas du PJD. Le communiqué royal rappelle, en effet, que « la lettre et l’esprit de la Constitution » octroient au souverain « d’autres options ». Il fait ainsi allusion à son article 42 qui fait du roi « l’arbitre suprême entre institutions (…) » et le charge de veiller « au bon fonctionnement des institutions constitutionnelles ». Mohammed VI pourrait donc, pour s’assurer que les institutions tournent à plein régime, aller piocher ailleurs que dans les rangs islamistes, dans ceux du Parti de l’authenticité et de la modernité (PAM), la deuxième formation parlementaire, ou même chez les technocrates. Il l’a déjà fait en octobre 2002, en nommant Driss Jettou premier ministre alors que les socialistes de l’USFP étaient les vainqueurs des législatives.
Faire un tel choix aujourd’hui signifierait renvoyer le PJD dans l’opposition, d’où il pourrait sortir renforcé après avoir fustigé pendant des années une coalition gouvernementale composée « de partis fragiles, sans base sociale ni bonne réputation politique », écrit Toufic Bouachrine, directeur du quotidien marocain Akhbar al Youm, tenu pour proche du PJD. Il vaut peut-être mieux le garder au gouvernement pour l’affaiblir, et si possible le fragmenter. C’est seulement alors que le Palais pourra assener son troisième coup — le coup de grâce — à Benkirane et à son parti.
Depuis le tout début du XXIe siècle, l’histoire de l’islam politique au Maroc est celle du Palais cherchant, par des méthodes coercitives, mais non violentes, à contenir son avancée. Le PJD n’a pas été autorisé à se présenter partout à certaines élections ; la loi électorale lui est défavorable ; des alliances contre nature se sont scellées pour lui ravir des municipalités ; la presse proche du pouvoir a monté en épingle certains de ses scandales ; des partis artificiels comme le PAM ont été créés par des amis du roi pour lui tenir la dragée haute... Malgré cela il est devenu la première force politique du royaume. Benkirane y est pour beaucoup.
Les articles présentés sur notre site sont soumis au droit d’auteur. Si vous souhaitez reproduire ou traduire un article d’Orient XXI, merci de nous contacter préalablement pour obtenir l’autorisation de(s) auteur.e.s.