Le Salon du livre de Paris pris en otage par les autorités marocaines

Le Maroc est l’invité d’honneur du Salon du livre de Paris qui s’ouvre le 24 mars dans la capitale française. Les choix qui ont présidé à cet événement sont contestés par de nombreux écrivains et éditeurs marocains.

Blaise Gargadennec/Salon du livre.

Invité d’honneur du prochain Salon du livre de Paris, du 24 au 27 mars, le Maroc a retenu trente-quatre écrivains pour le représenter. La sélection, qui entend refléter « la diversité et le dynamisme de la création », est cependant sévèrement contestée par plusieurs auteurs et éditeurs. Si quelques grands noms de la littérature marocaine d’expression française, comme Leïla Slimani, Tahar Ben Jelloun ou Abdellah Taïa seront présents, d’autres, comme l’historien Abdallah Laroui, ou Abdesselam Cheddaddi, dont l’Ibn Khaldoun figure dans la collection la Pléiade de Gallimard, n’y figurent pas.

Plus surprenant encore, la littérature carcérale, pourtant riche et abondante – près de deux cents titres depuis vingt-cinq ans – est quasiment absente. Ainsi, Ahmed Marzouki, l’auteur du best-seller Tazmamart, cellule 10 (près de cent mille exemplaires vendus) n’a pas été invité. Il vient pourtant d’être traduit en italien et de publier un recueil de nouvelles.

Tout en se réjouissant que le salon soit « une bonne occasion de faire connaître la littérature marocaine », des écrivains et éditeurs1 connus pour leur franc-parler et qui n’ont pas été invités ont dénoncé dans un communiqué publié au mois de janvier « des anomalies et irrégularités » qui devaient, selon eux, être « corrigées ».

Les signataires contestent d’abord le choix du commissaire Younès Ajarraï « dans la mesure où il n’a aucune légitimité à s’occuper d’un stand d’honneur au Salon du livre de Paris ». Patron des éditions Tarik, Bichr Bennani précise à Orient XXI : « Il n’a aucune expérience dans l’édition et la littérature, il a été responsable du stand Maroc au dernier salon de Genève, qui a été un véritable fiasco. Il a été salarié du Conseil de la communauté marocaine à l’étranger (CCME) et collabore aujourd’hui avec le Conseil national des droits de l’homme (CNDH), deux organismes créés en 2007 et 2011 par le Palais. Difficile dans ces conditions d’être libre de ses choix ! »

« On ne comprend pas, poursuivent les contestataires, pourquoi il n’a pas été fait un appel d’offres ou au moins une consultation restreinte pour la sélection d’un commissaire ou plutôt d’une société qui aurait mieux assuré une qualité de services pour des objectifs précis, avec peut-être un meilleur prix. La procédure existe au Maroc à l’instar des autres pays avancés et cela protège mieux les intérêts du citoyen ».

Le choix du libraire Yacine Retnani, membre du conseil d’administration de l’Association internationale des libraires francophones, qui assurera la représentativité des livres marocains au salon, suscite tout autant de réserves : « Un cahier des charges avec, là aussi, une consultation restreinte aurait certainement donné un autre résultat dans l’intérêt des éditeurs et des auteurs qui ne savent rien des obligations du libraire retenu ». Fils d’Abdelkader Retnani, Yacine a été choisi, toujours selon ce que nous a dit Bichr Bennani, en raison « des bons liens que son père entretient avec les officiels français. Comme par hasard, des auteurs comme Abdelhak Serhane ou Ghita Al-Khayat, signataires du communiqué et tous deux en conflit avec son père, n’ont pas été retenus ».

Les signataires déplorent encore que Yacine Retnani ne propose pas dans sa librairie casablancaise Au carrefour des livres d’ouvrages non francophones alors que plusieurs auteurs d’expression arabe ou amazighe seront présents. Il vend par ailleurs, notent-ils, très peu de livres d’auteurs marocains, son compte étant arrêté chez le principal distributeur marocain de livres locaux.

Critiquant le caractère « anti-démocratique » de la sélection, les signataires estiment par ailleurs « tout simplement scandaleux » que les principaux concernés (écrivains, éditeurs, penseurs, philosophes, etc …) n’aient pas été associés à la programmation culturelle et à une « réflexion-action » autour du livre marocain à l’étranger.

Faut-il programmer des auteurs d’Action directe ?

Interrogé sur le site français Actualitté, Younes Ajarraï a défendu sa position : « Ces choix sont très simples, il fallait prendre des gens emblématiques de la littérature et de la culture marocaine, des gens incontournables au niveau national et international, car on va représenter le pays. » Le commissaire a nié que des acteurs du livre marocain aient contesté « sérieusement et publiquement la liste... Je vous mets au défi de me citer une seule source sérieuse et publique contestant cette liste (…) Les échos que j’ai reçus sont plutôt élogieux quant à la cohérence, la diversité et l’équilibre de cette liste ». Néanmoins, Younès Ajarraï se montre agacé par l’insistance d’Actualitté et estime qu’il n’a pas plus de raison de justifier ses critères de choix que ne l’aurait « un programmateur de festival ou un commissaire de salon en France, ou ailleurs. J’ai l’habitude de programmer dans un certain nombre de pays, et jamais personne n’a osé me poser cette question. Mais on ose lorsque c’est le Maroc ! » À ceux qui lui reprochent d’avoir fait l’impasse sur la littérature carcérale, le commissaire rétorque « à titre de plaisanterie » par une remarque douteuse : Il propose de « suggérer au commissaire français de programmer les auteurs d’Action directe à (au salon de) Francfort l’année prochaine ». Les survivants de Tazmamart et des années de plomb apprécieront la comparaison…

Comme les autres signataires, Ghita El-Khayat, psychiatre et anthropologue, auteure d’une trentaine de livres, se demande pour quelles raisons il y a « des noms totalement inconnus » dans une sélection qui « semble avoir été opérée en dépit du bon sens ». Tous aimeraient connaître les critères qui ont abouti à ces auteurs et, devant l’absence d’auteurs critiques du régime, se demandent « si la liste a été soumise pour validation ».

« On retrouve dans la liste, a affirmé Ghita El-Khayat au site Actualitté, tous ceux qui siphonnent les subventions marocaines, francophones et françaises. » Elle se demande si « les oublis inouïs » qu’on observe ne sont pas liés à « la relation grandissante de l’édition à l’argent » cela, poursuit-elle, « me convainc que je vis dans le tiers-monde (…) Non seulement notre pays fait l’objet d’une censure et d’une répression forte mais la répression des idées, de la culture et du plaisir s’observe également chez les éditeurs (…) Il est assez invraisemblable que la “puissance” de la médiocrité de ceux qui parviennent à obscurcir l’intelligence annihile ce (celles/ceux) qui a du talent, ce qui est courageux, ce qui est underground, ce qui est vivant et violent... Au profit de ce qui est convenu, miséreux et occupe le haut du pavé ! »

Pour sa part, Bichr Bennani déplore enfin « le laxisme » de l’ambassade de France et du Syndicat national de l’édition français (SNE) qui ont été « de toutes les décisions » et qui, à l’instar du ministère de la culture marocain, « n’ont pas bougé le petit doigt pour rendre plus équilibrée la sélection et moins occulte la programmation culturelle. Soixante ans après l’indépendance, on en vient à se demander, conclut-il, pour quelles raisons les autorités françaises veulent-elles à tout prix promouvoir la médiocrité et donner une telle image du Maroc ».

1Bichr Bennani (Tarik éditions), Driss Bouissef Rekab (auteur et Kalimat éditions), Ghita El Khayat (auteur et éditions Aïni Bennaï), Omar Salim (auteur et journaliste), Souad Balafrej (libraire et éditeur), Abdelhak Serhane (auteur et professeur émérite des universités), Abdelrhaffar Souiriji (éditions les Infréquentables), Lahsen Bougdal (auteur, enseignant-chercheur)

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