D’après la Constitution, elles auraient dû être organisées en juin 2014. Les élections législatives égyptiennes auront finalement lieu du 17 octobre au 2 décembre. Au moment où des voix s’élevaient contre la confirmation par la justice de la condamnation à mort du président destitué Mohamed Morsi, Abdel Fattah Al-Sissi a annoncé la tenue de ce scrutin qu’il ne pouvait plus repousser. L’Égypte est en effet sans Parlement depuis juin 2012 : il a été dissout par décret militaire durant le bras de fer entre l’armée et les Frères musulmans, sur recommandation de la Haute Cour constitutionnelle. Jusqu’à présent Al-Sissi dirigeait par décrets. Aujourd’hui, quatre groupes le soutiennent : l’armée, les réseaux pro-Moubarak, les libéraux (gauche) et le parti Al-Nour qui se présente comme « salafiste ». Al-Nour est le seul parti se réclamant de l’islam politique en position d’avoir des élus1. Pour la première fois en 35 ans, les Frères musulmans ne participeront pas aux législatives, leur parti Liberté et Justice ayant été interdit. Il avait remporté la majorité des sièges en 2012 (47 % des voix). Al-Nour était arrivé second, avec environ 25 % des voix (en s’alliant avec d’autres partis), devenant ainsi la deuxième force politique représentée dans le Parlement.
Une conception différente de la politique
C’est la da’wa salafiya, la « Prédication salafiste » fondée en 1978 à Alexandrie, qui crée le parti Al-Nour en 2011. « Présent dans toute l’Égypte, le groupe compte des dizaines de milliers de membres », explique à Orient XXI Stéphane Lacroix, professeur à l’École des affaires internationales de Sciences Po (PSIA) et chercheur au Centre de recherches internationales (CERI). Yasser Bourhami, médecin diplômé de l’université d’Alexandrie puis de l’université Al-Azhar, en est « l’homme fort ». « Il en a pris le contrôle total lors des élections internes qui viennent de se tenir. Les éléments rebelles ont quitté le parti : il n’y a aucun espace de divergence. » Ce n’est que le 8 février 2011 que la da’wa salafiya avait autorisé ses partisans à se rendre sur la place Tahrir. Puis, ils ont joué « le plus docilement possible le jeu de la transition sous tutelle militaire en 2012 »2. Le salafisme est l’un des mouvements socio-politiques qui a émergé avec la révolution égyptienne de 2011. Mais il n’est pas homogène. Certains groupes, comme Al-Nour, soutiennent Sissi ; d’autres, comme les partisans de Hazim Abou Ismail, un dirigeant populaire représentant une véritable menace pour Al-Nour, s’y opposent fortement. Ces tenants du « salafisme révolutionnaire » né dans le sillon de la révolution préfèrent Morsi, ou se confrontent au maréchal sans pour autant pencher pour l’ancien président3.
L’élection de Morsi en juin 2012 est perçue comme une menace par les salafistes4 d’Al-Nour. « Les Frères musulmans et les salafistes sont rivaux depuis la création de la Prédication salafiste, rappelle Lacroix, ils sont d’autant plus dangereux pour eux que ces derniers veulent préserver leur positionnement et visent l’hégémonie sur le terrain de la prédication ». Le chercheur insiste : l’essentiel pour eux, c’est la prédication. « Leur conception de la politique est différente des Frères musulmans : elle reste un moyen, pas une fin. Ils ne veulent pas gouverner ». Les salafistes se présentent comme ultra-conservateurs, et désireux de faire appliquer de façon stricte leur conception de la charia. Avec la révolution, ils ont abandonné les méthodes de prosélytisme apolitique : ils sont entrés dans l’arène politique et médiatique. « Du temps de Moubarak, ils ne parlaient pas publiquement de politique. Quelques cheikhs avaient écrit que la démocratie était un système impie. Leur stratégie était d’éviter de polémiquer pour ne pas s’attirer les foudres du pouvoir », poursuit Lacroix. Moubarak, comme d’autres dirigeants arabes, a parfois favorisé ces militants pour contrer les Frères musulmans.
À quoi ressemble leur programme ? « À celui de tous les partis. Écrit par des comités d’universitaires, il n’a rien de salafiste, note Lacroix. À part l’insistance assez théorique sur la charia, c’est de la social-démocratie. Ils ne sont même pas contre le capitalisme, ils sont pour la justice sociale et la redistribution mais dans un cadre qui reste capitaliste et économiquement libéral. » La base économique de la da’wa salafiya et du parti provient « essentiellement d’hommes d’affaires, souvent détenteurs de petits commerces ou PME ».
Le chercheur Ashraf El-Sherif rappelle « les six piliers de leurs activités politiques »5 :
➞ préserver l’identité islamique de l’Égypte contre l’occidentalisation, la corruption et la dégradation de la morale ;
➞ poursuivre des réformes politiques, constitutionnelles, juridiques nécessaires pour consolider les bases d’une politique fondée sur la charia ;
➞ diffuser des valeurs islamiques contre les dérives de la laïcité dans la société, l’économie, l’éducation, la vie de famille, et la culture ainsi que présenter des modèles islamiques alternatifs ;
➞ promouvoir le développement économique du pays, l’indépendance et la justice sociale par des politiques anti-pauvreté ;
➞ sauvegarder les libertés, droits et différences conformément à la charia ;
➞ créer des organisations dans la société civile.
Un soutien sans faille à l’armée
Dans le cadre de la campagne actuelle, Al-Nour promet notamment de s’occuper des routes, de construire des écoles et des hôpitaux. Et le parti s’adapte, de façon à trouver des textes rendant licites (halal) des choses que ses partisans désignaient auparavant comme interdites (haram). « Ils ont évolué sur l’interdiction de l’alcool : ils étaient prêts à tolérer des espaces pour les étrangers et des plages séparées car l’Égypte a besoin du tourisme — ils ont d’ailleurs organisé une conférence sur le sujet. Ils sont allés aussi loin que possible. »
Pour Stéphane Lacroix, Al-Nour est devenu « la caution islamiste » : « ce sont les seuls islamistes actifs sur l’échiquier politique. Mais le parti a très peu pesé sur les orientations. Pour eux, la révolution de 2013 devait donner naissance à un arrangement comparable au système pakistanais des années 1980 ou au Soudan du temps de Hassan Tourabi : elle s’appuierait sur un bras religieux qui assurerait le contrôle social. Ils auraient alors été prêts à renoncer à la politique en faveur de l’armée. Cependant les salafistes n’ont pas envisagé l’importance laissée à l’État : tout ce qui est hors de ce champ représente une menace selon le pouvoir. Ils le soutenaient et restaient indépendants, ce qui suffisait à être suspect. » Après les massacres de Rabaa et Al Nahda, Al-Nour espère devenir incontournable. « Ils pensaient que Sissi aurait besoin d’eux. Or le régime s’est méfié et a appuyé Al Azhar. »
Cette logique de soutien est au départ pragmatique. « En retour, leurs mosquées, leur réseau ont été épargnés par la répression », poursuit Lacroix, qui précise : « Leur victoire : une carte du parti pouvait éviter une arrestation durant la chasse aux islamistes. » Par le passé, les salafistes avaient été la cible de celle du président Anour El-Sadate. « Les arrestations sont rares, tous les chefs sont libres. Ils ont l’autorisation de prêcher, il leur reste un espace — bien qu’il soit contrôlé et menacé. »
Malgré les divergences, notamment sur la Constitution, ils ont justifié leur appui à Sissi pour l’élection présidentielle en expliquant par exemple que « les institutions de l’État coopèrent avec lui pour sauver le pays du chaos ; il a la meilleure chance de gagner ou encore il n’est peut-être pas assez religieux d’un point de vue salafiste, mais au moins il prie. » « L’Égypte reste un pays conservateur, souligne Lacroix, le pouvoir sissiste a maintenu l’article 2 de la Constitution qui fait de la charia la principale source de législation. »6
Des incertitudes demeurent sur l’avenir d’Al-Nour : « Il y a un désaccord au sein du camp pro-Sissi. Pour la majorité, il pourrait capter le vote religieux. Toutefois la rhétorique anti-islamiste est telle qu’il s’agit pour les autres de saisir ce moment historique pour en finir avec l’islam politique, en s’appuyant sur l’article de la Constitution interdisant les partis religieux (qui existait déjà et était interprété de différentes façons). La démarche pragmatique du parti est devenue une question de survie. Al-Nour fait tout pour se montrer utile et passe son temps à dire qu’il n’est pas un parti religieux », ajoute le chercheur. Les coptes y sont en effet acceptés depuis 2014, ce qui ne plaît pas au pape Tawadros II : il a rendu une décision leur interdisant de le rejoindre. Le parti sera-t-il dissout ? « Un jugement sera rendu en octobre. Tout est possible », selon Lacroix. Restera-t-il dans la course aux législatives ? « Al-Nour a retiré des listes alors qu’il disait vouloir être présent dans toutes les circonscriptions. » Qui votera pour ses candidats ? « Ceux qui ont voté pour eux en 2012 ne le feront pas cette fois. Ils ont perdu leur base qui n’a pas apprécié le soutien au coup d’État et à Sissi, auprès de qui ils peuvent toutefois se targuer d’avoir protégé leur présence dans le champ de la prédication. Ils peuvent aussi remporter un nouvel électorat, celui des pro-Sissi conservateurs, qui ne sont pas des islamistes. » Sissi, qui avait demandé à tous les partis de présenter une seule liste commune qu’il soutiendrait, annonçait en 2014 « les islamistes ne vont pas gagner les élections parlementaires ». « Ils ont besoin de maintenir leur présence, sans se mettre trop en avant pour ne pas apparaître comme une menace. Ce qui fait dire à certains salafistes : la politique est un piège, on ne peut que perdre. » Pour Al-Nour, l’enjeu des législatives est « colossal » et l’interrogation majeure reste « jusqu’à quel point le soutien à Sissi leur coûtera ? », conclut Stéphane Lacroix.
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1Trois autres partis « islamistes » existent encore, rappelle Stéphane Lacroix à Orient XXI : « Al-Wasat (né d’une scission des Frères), Al-Watan (né d’une scission d’Al Nour) et Misr al-Qawia (Abdel Moneim Abou el-Fotouh), ils ne sont pas officiellement interdits ne se présenteront pas : ils n’ont aucune chance ni intérêt. Wasat et Watan ont soutenu Morsi et sont accusés d’être pro-Frères. Égypte Forte n’a pas soutenu Mohamed Morsi, il est tout de même stigmatisée car dirigée par un ex-Frère musulman ».
2Lire « Le salafisme révolutionnaire dans l’Égypte post-Moubarak », Stéphane Lacroix et Ahmed Zaghloul Chalata in L’Égypte en révolutions, PUF, 2015.
3Ibid.
4« Salafistes » désigne dans cet article les acteurs de l’islam politique qui se réclament du salafisme. Pour la généalogie de ce terme, son usage et plus de détails sur le salafisme en Égypte, cf. l’explication de Stéphane Lacroix à l’université populaire Nouvelles d’Orient-iReMMO.
5Ashraf El-Sherif, « Egypt’s Salafists at a Crossroads », Carnegie Endowment for international peace, Cardenieendowment.org, 29 avril 2015.
6C’est le cas depuis 1980. « Les Frères musulmans et les salafistes en Égypte n’ont pas remis en question l’existence des institutions modernes et ont accepté de se placer sur le terrain de la légitimité (NDLR charriya) démocratique et constitutionnelle pour remporter les élections et contrôler le processus d’élaboration du nouveau texte constitutionnel. L’intégration de ces mouvements dans l’espace politique semble donc avoir eu pour conséquence l’infléchissement de la rigidité de leurs théories et la modernisation de leur interprétation de l’islam », Nathalie Bernard-Maugiron et Jean-Philippe Bras in La charia, Dalloz, janvier 2015.