Les arbres de Taksim cachaient la forêt de la révolte

Les manifestations qui ont commencé à Istanbul autour de la place Taksim et se sont étendues à tout le pays mettent en cause la dérive autoritaire du régime qui s’est accélérée durant ces dernières années.

« Un tsunami humain a frappé Taksim »
Photo publiée par Occupy Gezi Pics

Cela couvait mais nous ne savions pas que l’incendie viendrait des arbres de la place de Taksim. Depuis plusieurs jours, des associations, des groupes de citoyens, des « collectifs » en formation tentaient de défendre la promenade située en plein cœur d’Istanbul, le dernier espace vert du centre ville, contre les tronçonneuses, puis contre les policiers, les gaz et les canons à eau. Il faisait beau et chaud. Des groupes campaient sur place pour occuper le lieu. Cela ressemblait à une révolte écologique, à une protestation verte, au mouvement de Notre-Dame des Landes. Mais la protestation en rejoignait d’autres, qui vibraient depuis quelques mois sur Facebook : la ville était en train de devenir une marchandise. Les hôtels de luxe se multipliaient, chassant les espaces conviviaux qui animaient le quartier convivial de Beyoglu. Les rives du Bosphore étaient de moins en moins accessibles. Des incendies bizarres, à la gare de Haydarpasa puis à l’université de Galatasaray, faisaient suspecter des projets immobiliers de luxe. Cela se sentait, la ville était à vendre ; le penchant « islamiste » du gouvernement du Parti pour la justice et le développement (AKP) cachait mal sa tendance de fond, l’ultra-libéralisme.

Mais la ville est à ses habitants. Le quartier central commence seulement à se peupler de « bobos ». Des quartiers très populaires existent, encore tout près du centre, dans le centre même. Le dimanche, les jours de fête, les maigres espaces verts, de plus en plus réduits, au bord du Bosphore, ne sont pas le domaine des bourgeois, mais de toute une population modeste, voire pauvre, qui vient des quartiers périphériques et qui pique-niquent sur l’herbe, montent des hamacs pour les bébés, font des grillades, se prennent en photo avec la mer pour décor. Dans l’urbanisme idéal de l’ultra-libéralisme, c’est une anomalie. Istanbul est un gisement à exploiter, on veut en faire une ville mondiale, il faut en chasser ceux qui y vivent.

La normalisation a commencé dans les quartiers chics du nord, elle se poursuit dans le quartier très populaire et central de Tarlabası, tout près de la place de Taksim. Les habitants sont expulsés, les façades restaurées, les riches et le commerce de luxe s’installent.

Les projets concernant la place de Taksim ont commencé à agiter la population stambouliote à l’automne dernier. Les travaux ont commencé cet hiver, gigantesques. La promenade devait être sacrifiée pour les projets d’hôtels, de centres commerciaux... des assemblées de quartier, des collectifs, des réunions, des pétitions... et l’abattage des arbres a été la dernière goutte.

Sur Facebook, ces derniers jours, quelques personnes objectaient : n’est-il pas indécent de s’indigner pour quelques arbres, alors que non loin ce sont des humains qui meurent ? Et puis, il y a déjà eu tellement d’atteintes — et à d’autres échelles ! — à l’environnement en Turquie, et d’autres qui se préparent : le troisième pont sur le Bosphore, le nouvel aéroport, le projet de canal maritime...

La suite des événements a donné la réponse à ces interrogations. Les arbres, la promenade, l’écologie, tout cela a fait exploser une colère qui couve depuis longtemps. Ce matin du 1er juin, j’étais navré de voir ce qui s’était passé durant la nuit : violences policières, batailles de rue contre la police et ses gaz dans toutes les rues du quartier, et qui s’étaient étendues dans les quartiers voisins. Pourtant ce n’est pas un spectacle nouveau, tant les manifestations sont fréquentes en ce quartier et tant la violence policière est habituelle.

Ce matin du 1er juin, le combat a changé d’échelle. Nous ne voyons que de l’inouï : à Istanbul où les affrontements sont de plus en plus violents, et la mobilisation de plus en plus forte et inventive comme dans un mai 1968 démultiplié. Mais désormais, également, dans toutes les villes de Turquie, Ankara, Adana, Izmir, Diyarbakır et de nombreuses villes moyennes. Des manifestations de soutien sont prévues ou en cours partout, y compris dans la partie nord (occupée par l’armée turque) de Nicosie, à Chypre, et même au sud de Chypre !

Ce n’est donc pas seulement une question d’arbres, d’urbanisme ou d’écologie. La place de Taksim est un symbole. C’était le grand lieu de rassemblement des manifestations jusqu’au massacre de 1977 (plus de trente morts) ; c’est un lieu mythique, c’est comme si à Paris on rasait le cimetière du Père Lachaise et son mur des Fédérés pour construire des hôtels. Les événements de Taksim font résonner la mémoire collective, le vécu des parents ou grands-parents des manifestants. Les gouvernement successifs avaient interdit toute manifestation sur la place jusqu’au 1er mai 2010. Pendant trois ans, d’immenses manifestations, pacifiques, ont pu avoir lieu. Mais la manifestation du 1er mai 2013 a été interdite à nouveau sur la place, sous prétexte des travaux... alors que, le 5 mai, police y autorisait un grand rassemblement des supporters de Galatasaray !

La provocation était énorme, et a certainement joué son rôle dans la mobilisation pour défendre la promenade de la place de Taksim. Derrière la défense des arbres, il y avait la défense d’un lieu chargé d’histoire, dont le pouvoir veut déposséder la population.

Mais le mouvement présent dépasse largement la place de Taksim et Istanbul. Les deux problèmes récurrents de la Turquie, qui empoisonnent le pays depuis que la république est née, le problème du génocide des Arméniens et le problème kurde, ont engendré un tel mouvement de fond dans la société civile que le pouvoir ne peut plus rien contrôler. Depuis l’assassinat de Hrant Dink (janvier 2007) où des centaines de milliers de Turcs ont défilé en criant « Nous sommes tous des Arméniens ! », une vaste partie de la population, en qui monte un désir reconnaissance du passé et aussi de la pluralité culturelle qui existait autrefois, ne supporte plus le tabou sur le génocide. Des événements du passé comme les grands massacres et déportations de Kurdes en 1938, dans la région de Dersim (Tunceli), émergent rapidement de l’oubli. La politique envers les Kurdes a certes fait des progrès car des négociations sont en cours, mais elles arrivent bien tard : la politique anti-kurde dure depuis 1925, la répression armée est continue depuis les années 1970.

Aussi, l’ensemble des démocrates turcs estime désormais que l’avenir de la Turquie – et non seulement celui des Kurdes et des Arméniens – passe par la reconnaissance du génocide et la paix avec les Kurdes. Ce qui veut dire que le discours de l’État n’est plus crédible. Pendant longtemps, depuis le début de la République, le pouvoir a étouffé tout cela à la fois par la répression brutale et le contrôle des esprits, le système éducatif, le nationalisme et le culte de la personnalité. Mais les Turcs savent maintenant que la démocratie passe par la reconnaissance du passé, de tout le passé, et par la reconnaissance de la pluralité culturelle et linguistique autant que par le système électoral et le fonctionnement des institutions. Les partis de la gauche modérée institutionnelle sont totalement dépassés et probablement absents de ce qui survient.

Cette lame de fond, le gouvernement « islamo-conservateur » de l’AKP a semblé l’accompagner au début, entre 2002 et 2010. Il y a eu des ouvertures, sur Chypre, sur les Kurdes et même sur les événements tabous du passé. De nombreux intellectuels de gauche disaient préférer ce gouvernement au kémalisme militariste sclérosé par le nationalisme.

Etait-ce une ruse du gouvernement ? Ou bien une branche plus conservatrice de l’AKP l’a-t-elle emporté ? Il y a eu de nombreuses interprétations au retour de bâton qui s’est produit au printemps 2011. D’abord, premier mauvais signe, la sociologue engagée Pınar Selek, victime d’une cabale judiciaire depuis 1998, a été pour la troisième fois condamnée à la prison à vie. Puis, deux journalistes enquêtant sur l’AKP, Ahmet Sık et Nedim Sener, ont été emprisonnés. Et à la fin d’octobre 2011 ont commencé les rafles de journalistes, sociologues, écrivains, éditeurs, universitaires, traducteurs, syndicalistes, élus même, qui tous s’étaient prononcés en faveur de la résolution pacifique de la question kurde ou militaient dans la légalité pour cette cause. Au cours de l’hiver d’autres rafles visant des journalistes, des étudiants, des avocats, ont suivi.

Très vite, la Turquie est devenue un des pays les plus répressifs du monde, avec près de dix mille prisonniers d’opinions, près de mille étudiants et une centaine de journalistes. D’interminables procès, des libérations conditionnelles au compte-goutte, des manifestations de soutien faisaient le quotidien du mouvement démocrate turc jusqu’au point culminant de ce printemps avec des procès géants regroupant plusieurs dizaines de journalistes en une même audience.

Alors que des négociations étaient en cours, officiellement, entre le pouvoir et le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), alors que le PKK, à partir du 8 mai 2013, retirait ses troupes du territoire turc, personne ne comprenait pourquoi la répression du mouvement pacifiste se poursuivait. On a souvent évoqué une soif du pouvoir de Recep Tayyip Erdogan, une mégalomanie qui le pousserait à vouloir tout contrôler.

Le mouvement présent exprime en effet une immense lassitude à l’égard d’Erdogan et du pouvoir de l’AKP, exacerbée par les mesures de « réislamisation » destinées à séduire l’électorat conservateur et traditionaliste : projets d’interdiction de l’alcool, de construction d’une mosquée géante à Istanbul, condamnations pour « insulte à l’islam » de plusieurs intellectuels (le pianiste Fazıl Say mais aussi l’écrivain Sevan Nisanyan et la militante féministe Canan Arın).

La période qui précède est souvent qualifiée comme la plus répressive en Turquie depuis le coup d’État militaire de septembre 1980. La grande question, maintenant, est de savoir ce qui va se passer si le mouvement de protestation continue et s’amplifie. Il est déjà sans doute incontrôlable par la seule police. Le gouvernement fera-t-il appel à l’armée pour poursuivre la répression, comme cela a toujours été le cas en Turquie ? Quelle serait dans ce cas l’attitude de l’armée, qui a été fortement affaiblie par le pouvoir actuel et n’est peut-être pas encline à le soutenir ?

En Turquie, les mouvements populaires ont été étouffés depuis 1923 par le kémalisme, censé régler à lui seul tous les problèmes. La gauche classique s’est coulée dans le moule du kémalisme en acceptant le contrôle de l’armée sur la vie politique, et n’a jamais remis en cause l’ordre politique et social, ni les dogmes concernant les questions arménienne et kurde. De 1960 à 1980, l’ultra-gauche, souvent violente, a tenté de déborder cette vie politique étriquée, au nom de l’anti-impérialisme, et sans succès. Puis la révolte kurde a occupé une grande partie du champ politique, et la guerre a rongé la Turquie pendant trente ans. Ce qui s’est levé ce 1er juin est entièrement nouveau : c’est l’arrivée massive, sur la scène politique, de la nouvelle société civile, indépendante des partis, anti-autoritaire, en prise avec les mouvements mondiaux, les grandes vagues de révolte contre toutes les formes de domination. Est-ce un « printemps turc » inspiré du « printemps arabe » ? Je ne le pense pas, je crois à l’existence ou la survenue de quelque chose de profondément original, en raison même de la puissance de cette société civile qui s’est formée depuis une vingtaine d’années déjà.

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