Quatre ans après la chute du régime Kadhafi, la devise de son office du tourisme « Libye ; tout ce que vous pouvez imaginer, tout ce que vous ne pouvez pas imaginer » semble toujours d’actualité. Comment aurait-on pu en effet imaginer que le mandat du représentant spécial du secrétaire général des Nations unies pour la Libye Bernardino Leon s’achèverait par ce que certains observateurs qualifient déjà de « Leongate » ? Révélée par le journal The Guardian1, l’affaire met à jour un conflit d’intérêts entre le poste onusien de Leon et sa candidature à la direction de l’académie diplomatique nouvellement créée par les Émiriens.
L’accusation repose à ce stade sur des échanges de mails entre le ministre des affaires étrangères des Émirats arabes unis et Leon, qui affirme que ces mails ont été manipulés. Quelle que soit l’ampleur du conflit d’intérêt, cette affaire a déjà porté un coup sérieux à la crédibilité de l’organisation internationale et a posteriori à tout le processus mené par Leon depuis plus d’un an. Elle donne de fait des arguments nouveaux aux opposants de la solution négociée dans les deux camps rivaux, qui ont, ces dernières semaines, concentré leurs critiques sur l’émissaire des Nations unies et travaillé à faire échouer la phase finale du dialogue politique qui doit conduire à la mise en place d’un gouvernement d’union nationale. S’il est tentant d’attribuer le blocage du dialogue à Bernardino Leon, cela ne doit pas nous détourner d’une analyse objective des avancées et des limites de la méthode adoptée par l’émissaire onusien.
La méthode des petits pas
Lancé en septembre 2014, le dialogue national organisé sous l’égide des Nations unies a pour objectif la mise en place d’un gouvernement d’union qui devra organiser un référendum sur le projet futur de Constitution et les élections qui s’ensuivront. Il était initialement limité aux représentants du Parlement élu en 2014 par le mandat qui lui a été confié par le Conseil de sécurité, Leon en a progressivement élargi la participation à une pluralité d’acteurs réunis dans des cycles de négociations distincts et parallèles. Cette approche par petits pas, adaptée aux lignes de fractures multiples de la société libyenne, a permis dans un premier temps de dépasser les blocages posés par les deux grandes entités rivales — chacune convaincue de sa légitimité — en associant d’autres acteurs tels que les élus locaux et les responsables des partis politiques aux différentes sessions de dialogue.
La méthode a levé les principaux points de blocage initiaux en divisant les acteurs les plus récalcitrants et, tout en les contournant progressivement, en incluant les acteurs les plus disposés à faire des concessions. La mise en minorité relative des éléments les plus belliqueux dans les deux camps a ainsi permis d’arriver à la signature d’un accord le 11 juillet à Skhirat (Maroc). Un accord certes incomplet et fragile du fait du retrait du Congrès national général (CNG) des négociations avant sa signature2, mais qui constituait une première étape encourageante.
Cet accord, qui fixe les grandes lignes des étapes du processus de reconstruction politique libyen, prévoit la mise en place d’un gouvernement d’union nationale dirigé par un conseil présidentiel composé d’un premier ministre et de deux vice-premiers ministres tenus de prendre leurs décisions à l’unanimité. Le Parlement de Tobrouk demeurera le principal corps législatif. Il devra siéger à nouveau dans la capitale, condition du retour des 50 parlementaires élus qui le boycottent depuis sa prise de fonction à Tobrouk3. Les parties signataires de l’accord doivent par ailleurs désigner 90 membres du CNG et 30 indépendants pour former un Conseil d’État qui devra, à travers des comités mixtes avec le Parlement, être associé aux nominations importantes ou à la rédaction des projets de lois organisant le référendum et les élections à venir. L’accord du 11 juillet ne prévoit rien en revanche au sujet de la reconversion des groupes armés ni de la reconstruction de l’armée et des services de sécurité qui constituent pourtant des conditions essentielles à sa mise en œuvre.
Blocage et oppositions de personnes
Bernardino Leon a accepté les demandes du CNG d’ajouter en annexe à l’accord du 11 juillet des « précisions et clarifications ». Elles portent principalement sur les prérogatives du futur conseil d’État, qui doit intégrer des membres de l’actuel CNG, et sur la nomination de trois vice-premiers ministres au lieu de deux (un par région historique libyenne : Tripolitaine, Cyrénaïque, Fezzan). Les cycles de négociations reprennent donc en août. La délégation du CNG est désormais dirigée par Abderrahman Sewehli, personnalité influente de Misrata4 réputé pour son intransigeance.
Ces modifications, initialement acceptées par l’équipe de négociation du Parlement de Tobrouq, seront finalement rejetées par celui-ci. La situation paraît alors bloquée, mais aucune des deux parties n’ayant fermé la porte au dialogue et l’échéance du 20 octobre — qui correspond à la date de fin du mandat officiel du parlement de Tobrouk — approchant, Leon procède le 8 octobre à l’annonce de la composition du conseil présidentiel du futur gouvernement d’accord national5 approuvé par consensus par les représentants libyens présents aux négociations. Sa composition respecte les grands équilibres entre régions et courants mais suscite des réactions unanimes de rejet au prétexte que les Nations unies n’auraient pas consulté au préalable les instances de Tobrouk et Tripoli. C’est en réalité sur des questions de personnes que les oppositions se cristallisent, chacun s’estimant écarté ou n’étant pas satisfait de la personne pressentie pour un poste.
Les lignes de fracture dans les deux camps apparaissent au grand jour, reflet de l’extrême fragmentation du pays. En Tripolitaine, la coalition Aube de la Libye (Fajr Libya), alliance de circonstance créée en juin 2014 en réaction à l’opération Dignité lancée par le général Khalifa Haftar, se divise sur le soutien à la proposition de gouvernement d’accord national. Nombre de ses composantes, dont notamment le parti des Frères musulmans et les conseils locaux des villes de Tripoli, Misrata et Gharian ont choisi de la soutenir et pris ainsi leurs distances avec certains chefs de milices révolutionnaires et islamistes qui s’y opposent. Le noyau dur de la coalition Aube de la Libye, qui rejette le gouvernement d’accord national, s’articule quant à lui autour de quelques dizaines de membres islamistes du CNG soutenus par le président du CNG lui-même, du grand mufti de Libye, le cheikh Sadiq Al-Ghariani, des anciens combattants du Groupe islamique combattant en Libye (GICL) et de quelques chefs de milices de Tripoli, Zawiya et Misrata. Signe de leur détermination à rejeter le dialogue national, ces derniers ont annoncé le 15 juin 2015 la création d’une nouvelle structure militaire dénommée « Front de la fermeté » (Jabhat Al-soumoud) regroupant leurs unités. À cette occasion, ils avaient rappelé leur refus de tout accord politique « ne réaffirmant pas le rôle exclusif du CNG et toute pression extérieure sur le peuple libyen ou atteinte à sa souveraineté ».
Rivalité entre Tripoli et Misrata
Un certain nombre de villes au départ ralliées à la coalition Aube de la Libye (Misrata, Gharian, Zwara) ont quant à elles choisi de négocier et de signer des accords séparés de cessez-le-feu avec leurs voisins qui avaient rejoint le Parlement de Tobrouk (Zintan, Warchafana, Nawa’il, Si’an). Les villes amazigh ont pour leur part proclamé leur neutralité début 2015. Les milices issues de la ville de Misrata, qui constituaient en 2014 le noyau dur de la coalition Aube de la Libye sont elles-mêmes divisées à l’égard du dialogue national. Ainsi, le 13 juillet, 60 chefs de milices de la ville de Misrata ont émis un communiqué critiquant la participation des conseils municipaux de Tripoli, Misrata et Benghazi à l’accord signé deux jours plus tôt au Maroc sous l’égide de l’ONU en l’absence de délégation du CNG6. La veille, 26 autres milices de Misrata (dont les puissantes katiba Al-Halbous et Al-Mahjoub) ont diffusé un message de soutien à leur municipalité pour sa participation à l’accord.
À Tripoli, la rivalité est avérée entre l’état-major de la coalition Aube de la Libye dominé par les responsables de Misrata et favorable au gouvernement d’accord national, et les puissantes katiba de révolutionnaires de Tripoli rattachées majoritairement au ministère de l’intérieur. Loin des divergences idéologiques mises en avant dans la propagande des deux camps, il s’agit en réalité de plus en plus d’une rivalité pour l’hégémonie régionale entre les villes de Tripoli et Misrata.
À l’Est, la situation est tout aussi fragmentée. Au sein du Parlement de Tobrouk qui compte un effectif théorique de 188 députés élus, on dénombre déjà 50 députés qui boycottent officiellement le Parlement depuis son installation à Tobrouk. Sur les 138 restants, 91 (dont environ 80 originaires de Tripolitaine et du Fezzan) se sont déclarés en faveur du gouvernement d’accord national proposé par Leon. Il reste donc 47 députés, presque exclusivement originaires de Cyrénaïque, pour s’y opposer.
Tribus et immigrés
Aucun des deux camps au sein du Parlement n’est donc en mesure d’obtenir la majorité qualifiée, et cet organe — auto-prolongé à l’instar du CNG de Tripoli — ne peut même plus faire illusion par un vote pour masquer son impuissance. Cette ligne de clivage entre députés de Cyrénaïque et du reste du pays au sein du Parlement de Tobrouk s’explique notamment par le travail de cooptation des grandes tribus de Cyrénaïque effectué par le gouvernement provisoire de Abdallah Al-Thani. C’est également en s’appuyant exclusivement sur cet esprit de corps et ces solidarités tribales de Cyrénaïque que le général Haftar a organisé le recrutement de ce qu’il a baptisé « armée nationale libyenne » et qui ne constitue en fait qu’une milice tribale parmi d’autres. De fait, ses troupes ne sont toujours pas en mesure de contrôler les villes de Benghazi7 et Derna dont la sociologie diffère du reste de la Cyrénaïque de par la proportion importante dans ces villes de descendants d’immigrants originaires de Tripolitaine et n’appartenant pas au groupe des 9 grandes tribus dites « saadiennes » de Cyrénaïque.
Comme son homologue du CNG, le président du Parlement de Tobrouq Aguila Saleh, de même que son premier ministre Al-Thani, est opposé à la proposition de gouvernement d’accord national. Se sachant minoritaire au sein de son Parlement, il a jusqu’à présent fait ajourner toute réunion plénière de celui-ci pour cause…de voyage à l’étranger ! La réunion prévue le 10 novembre pour débattre du gouvernement d’accord national n’a pu se tenir, Saleh se trouvant en Arabie saoudite pour 3 jours à l’occasion d’un sommet arabo-sud-américain. De là, il s’est rendu à Paris avec sa délégation pour une réunion de l’Unesco le 15 novembre. Al-Thani avait quant à lui opté pour un déplacement aux Émirats arabes unis, son grand allié, pour assister au Dubaï Air Show. Cette attitude de responsables qui multiplient les voyages inutiles à l’étranger où ils ont pris soin d’installer leurs familles alors que la grande majorité de la population libyenne doit faire face chaque jour à la violence, aux pénuries et aux coupures d’électricité contribue à détourner chaque jour davantage les Libyens de la politique « nationale » et à se replier sur leur communauté et leur environnement géographique proche.
Le camp dit des autonomistes dirigé par Ibrahim Joudran, à l’origine de la création en 2014 de l’éphémère gouvernement de Cyrénaïque et commandant de la garde qui contrôle toutes les infrastructures pétrolières du Golfe de Syrte, s’est déclaré favorable au gouvernement d’accord national. Hormis le fait que Joudran a obtenu la création du troisième poste de vice-premier ministre qu’il réclamait — ainsi que des garanties au sujet de la participation d’un membre de sa famille au gouvernement d’accord national — ce soutien peut s’expliquer par son profil. C’est un ancien opposant au régime Kadhafi, condamné à sept ans de prison pour sa proximité avec les mouvements d’opposition islamiste de l’époque. Outre que son parcours ne le prédisposait pas à une alliance avec le général Haftar dont les cadres ont servi dans les structures militaires et sécuritaires de l’ancien régime, ses velléités autonomistes s’opposent à la vision de ce dernier d’un pouvoir fort et centralisateur.
Retour à la case départ ?
La tâche du nouveau représentant spécial des Nations unies pour la Libye, le diplomate allemand Martin Kobler, s’annonce donc particulièrement difficile. Il lui faudra tout d’abord beaucoup écouter et regagner la confiance des acteurs libyens ébranlés par le « Leongate », puis choisir entre la conservation des acquis de la période Leon tout en s’en démarquant résolument, ou le retour à la case départ de septembre 2014. Le facteur temps est par ailleurs déterminant dans un contexte où la vie quotidienne devient de plus en plus difficile pour la grande majorité des Libyens et où la baisse de la production pétrolière(inférieure au quart de sa production de 2010) conduit inexorablement à l’assèchement des réserves de la banque centrale. Les sites d’extraction et d’exportation du pétrole et du gaz deviendront alors des objectifs à forte valeur ajoutée, avec tous les risques inhérents de reprise des affrontements entre grandes milices pour en assurer le contrôle. Le temps presse, enfin, pour que le combat soit porté contre les milices ralliées à l’organisation de l’État islamique (OEI) dont l’emprise territoriale est certes toujours limitée aux environs de Derna et Syrte et qui ne constituent toujours pas à l’heure actuelle la priorité des deux entités rivales focalisées sur leur lutte pour le pouvoir et la gestion de leurs divisions internes.
Compte tenu de l’extrême fragmentation du pays et de la prédominance de la logique de la violence, le chemin de la reconstruction d’un État libyen sera assurément long et chaotique mais il n’est d’autre solution que de poursuivre dans cette voie, n’en déplaise aux partisans d’une nouvelle intervention militaire sous couvert de « lutte antiterroriste ». Malgré les apparences, l’option politique n’est pas morte et les attentes d’une reconstruction d’un État — et par là même d’une nation libyenne — sont grandes au sein d’une grande majorité de la population.
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1Randeep Ramesh, « UN Libya envoy accepts 1000-a-day job from backer of one side in civil war », The Guardian, 4 novembre 2015.
2L’accord a été signé par les élus siégeant au parlement de Tobrouk et les élus à ce même Parlement qui le boycottent depuis sa prise de fonction à Tobrouk. Ont également paraphé l’accord comme « témoins » le secrétaire général du Parti pour la justice et la construction (PJC) lié aux Frères musulmans, Mohamed Sowan, le représentant de l’Alliance des forces nationales de Mahmoud Jibril et les chefs des conseils locaux (maires) des villes de Tripoli, Benghazi, Misrata, Sebha, Zliten et Ajdabiya.
3La majorité requise pour l’adoption d’une décision par le Parlement est fixée légalement à 150 sur 192 membres. L’assistance lors des votes n’ayant jamais dépassé 120 députés, les résolutions prises précédemment par le Parlement sont théoriquement nulles et non avenues.
4Cette participation reflète l’objectif politique de la ville de conserver un poids et une influence prépondérante dans le futur gouvernement de coalition nationale.
5Son premier ministre est Faïz Al-Siraj (technocrate membre du Parlement de Tobrouk) assisté de 3 vice-premiers ministres (originaires des trois régions historiques : Tripolitaine, Cyrénaïque, Fezzan) et 2 ministres d’État (Umar Al-Aswad député de Zintan au Parlement de Tobrouk et Mohammad Oumari membre du CNG élu sur la liste du parti Al-Rissala rattaché au courant de l’islam politique).
6« Misrata brigades split over UNSMIL draft », The Libya Observer, 26 juillet 2015.
7À Benghazi, les lignes de fracture revêtent un caractère identitaire et idéologique qui épouse les origines des habitants des quartiers de la ville. Les lignes de front n’ont pas évolué depuis près d’un an. Les quartiers de Souq Al-hout, Al-Sabri, Al-Kouweyfiya et Al-Benina demeurent aux mains des milices révolutionnaires d’obédience islamiste. Ceux d’Al-Birkat, Al-Kich, Bou Atni et Al-Hawari restent sous contrôle de « l’armée nationale libyenne » et de ses supplétifs recrutés parmi les jeunes locaux.