Histoire

Les chrétiens d’Orient, un enjeu politicien français

Manipulations et récupérations d’un vrai drame · Le malheur des « chrétiens d’Orient », chassés par les djihadistes de l’organisation de l’État islamique en Irak et menacés en Syrie, est devenu en France l’objet d’un enjeu politique qui les dépasse souvent. Ils effraient les adeptes d’une laïcité de combat et attirent des sympathies douteuses à l’extrême droite. Dans l’opposition comme dans le gouvernement, ils réveillent les souvenirs révolus d’une « France protectrice » des minorités. Au grand dam de l’Église catholique française et des chrétiens d’Orient eux-mêmes, qui s’inquiètent de ces confusions.

Église du Saint-Sépulcre, Jérusalem.

Qui défend vraiment les « chrétiens d’Orient » ? Cette minorité martyrisée a fait irruption à la une des hebdomadaires à l’occasion de l’offensive en Irak de l’organisation de l’État islamique (OEI) l’été 2014. Chassés de leurs villes et de leurs villages irakiens par les djihadistes, ils ont pour la plupart trouvé refuge au Kurdistan irakien où ils vivent dans l’incertitude, ne sachant pas s’ils pourront un jour rentrer chez eux.

Interview avec Pierre Prier

En France, les malheureux réfugiés sont rapidement devenus — parallèlement à une empathie humanitaire réelle — un enjeu de politique interne qui les dépasse de très loin, divisant laïcistes et religieux, opposition et gouvernement, défenseurs sincères et mouvements identitaires. L’« affaire de l’affiche de la RATP » a mis en lumière des contradictions bien françaises. La Régie autonome des transports parisiens a d’abord refusé de coller sur les murs du métro l’annonce d’un concert du groupe de chanteurs Les prêtres comportant les mots « en faveur des chrétiens d’Orient ». Le mot « chrétiens » gênait la « neutralité » revendiquée par les dirigeants de la RATP. L’opposition s’est engouffrée sur ce boulevard, le député Éric Ciotti, représentant la droite de l’Union pour un mouvement populaire (UMP), demandant au gouvernement : « qu’avez-vous fait de l’esprit du 11 janvier ? » et lui reprochant de « mettre sur le même plan Daech et les chrétiens d’Orient, les bourreaux et leurs victimes ». Le premier ministre a dû éteindre tout de suite l’incendie, critiquant l’entreprise publique et se présentant comme encore plus « 11 janvier » que son contradicteur. Ce dernier, en l’interpellant, ne « respectait pas l’esprit » des manifestations faisant suite aux massacres de Charlie Hebdo et du supermarché cacher de la porte de Vincennes. On était déjà loin du drame de Mossoul et de Karakosh.

De nombreux représentants de l’opposition ont réagi, eux, par des arguments mêlant géopolitique et religion. Tel l’ancien ministre UMP Bruno Le Maire, dès l’offensive de l’OEI en juillet 2014 : « L’installation d’un califat islamique à Mossoul est une menace pour nos intérêts, une menace pour nos valeurs. On ne peut pas laisser passer ça sans intervenir et sans prendre les initiatives diplomatiques nécessaires ».

L’extrême droite, pour sa part, a utilisé le martyre irakien au profit de son idéologie identitaire. Plusieurs associations dédiées en apparence à la défense des chrétiens d’Orient cachent un agenda partisan, comme SOS Chrétiens d’Orient, codirigée par Benjamin Blanchard, assistant parlementaire de la députée européenne Marie-Christine Arnautu, vice-présidente du Front national (FN) et proche de Jean-Marie Le Pen. D’autres avancent sans masque. L’institut Civitas, mouvement intégriste actif dans les manifestations contre le mariage pour tous, trouve dans le drame irakien un vecteur utile, parfois loin du soutien aux réfugiés. En septembre 2014, lors d’une manifestation à Paris en faveur des chrétiens irakiens, le président de Civitas, Alain Escada fustige la « soumission du gouvernement français aux émirs qataris qui rachètent notre patrimoine, nos hôtels de luxe » avant d’affirmer que les djihadistes de l’organisation de l’État islamique ont été « construits à Washington et à Tel-Aviv », même si les Occidentaux se sont ensuite retournés contre eux pour « redessiner les frontières au profit d’un nouvel ordre mondial » installé, toujours, « à Tel-Aviv et à Washington ».

Les chrétiens d’Orient, dans la vision d’Escada, sont destinés à servir « d’exemple » pour reconstruire une France du passé. Pour les aider, poursuit le président de Civitas, « commençons par être des Français chrétiens fiers de l’être, cessons de renier notre foi devant cet athéisme républicain, devant cette laïcité républicaine ».

Une querelle entre la majorité et l’opposition à Paris

Le gouvernement de Manuel Valls s’est senti obligé d’allumer des contrefeux médiatiques. Le ministre de l’intérieur Bernard Cazeneuve a annoncé le 21 mars 2015 que 1 500 visas avaient été accordés à des chrétiens irakiens. Une mesure de "com" d’autant plus pathétique que la France n’accueille qu’au compte-goutte les réfugiés syriens, toutes religions confondues : 500 visas seulement accordés depuis octobre 2013. Un chiffre ridicule comparé à l’effort d de ses voisins européens : 70 000 visas délivrés par l’Allemagne et 30 000 par la Suède, selon Amnesty International. Le ministre des affaires étrangères Laurent Fabius est pour sa part allé à New York le 27 mars dernier pour proposer au Conseil de sécurité une « charte de protection des minorités » qui ne cite pas précisément les chrétiens. Ce qui n’empêche pas le ministre de présenter son initiative, dans une interview au quotidien catholique La Croix, comme un nouvel épisode de la « protection des chrétiens d’Orient, constitutive de l’histoire de France ». Une phrase lourde d’anachronismes et de malentendus. Ce rôle de protectrice, la France se l’était attribué depuis l’alliance de François 1er avec Soliman le Magnifique. Les deux souverains inaugurèrent une série de « capitulations », accords bilatéraux signés tout au long de la durée de l’empire ottoman sur les droits des catholiques résidents, quelle que soit leur nationalité, et sur la protection des lieux saints de Jérusalem.

L’entreprise avait des buts multiples, dont la prédominance française en Terre sainte sur les autres nations chrétiennes. La France catholique soutenait les Églises affiliées au Vatican. Les papes de Rome n’ont cessé, au fil des siècles, de tenter de ramener dans leur giron les différentes Églises orientales, issues des tout débuts du christianisme. Résultat, presque toutes les Églises d’Orient sont divisées en deux, une Église catholique et l’autre autocéphale, souvent appelée « orthodoxe » bien qu’elle ne dépende pas directement de l’Église russe.

La notion de « France protectrice des chrétiens » alla jusqu’à l’intervention militaire directe en 1860 au Liban et en Syrie pour protéger les maronites, attaqués par les Druzes. Paris obtint dans la foulée du sultan ottoman la création d’une province chrétienne au Liban, dont le gouverneur sera obligatoirement un chrétien. Province que la France, profitant de son mandat sur la région, transformera en État après la guerre de 1914-1918.

Une cinquième colonne de l’Occident ?

Mais aujourd’hui, pour l’Église catholique elle-même, la protection des chrétiens ne peut être confiée qu’à une force internationale, pour leur permettre de rentrer chez eux en toute sécurité, et l’idée de « France protectrice des chrétiens d’Orient » appartient au passé. Elle met en danger ceux-là même qu’elle prétend défendre, ranimant en outre les fantasmes selon lesquels les chrétiens locaux seraient des descendant des croisés, alors qu’ils appartiennent au monde arabe et qu’ils y étaient présents depuis bien avant les Croisades. « Nous ne pouvons pas tenir des discours laissant croire que les chrétiens seraient la cinquième colonne des puissances occidentales, supposées chrétiennes », proteste dans son bureau parisien l’évêque Pascal Gollnisch, directeur de l’Œuvre d’Orient, organisme placé sous la protection de l’archevêque de Paris très actif dans le soutien matériel et spirituel aux Églises catholiques orientales. Il est bien placé pour mesurer le chemin parcouru : l’Œuvre d’Orient a été créée en 1856, peu avant le débarquement des troupes françaises au Liban par des religieux et des laïques, dont des militaires. La pensée de l’époque mêlait reconquête religieuse et militaire, « renouveau » des Églises orientales sous l’ombrelle de Rome et réaffirmation de la présence française au Levant. « Les intérêts catholiques sont, en Orient, des intérêts français », écrivait en 1915 le directeur de l’Œuvre d’Orient, Félix Charmetant. Des propos qui trouvent un écho cent ans après dans la bouche de Bruno Lemaire, en complet décalage avec les positions du successeur de Charmetant. « Nous devons dépasser ce qui serait de l’ordre d’un soutien confessionnel, dit l’évêque Gollnisch. Nous devons aider ces pays à avancer vers les droits fondamentaux, la liberté religieuse et la pleine citoyenneté. C’est dans cette aide que les chrétiens d’Orient trouveront leur compte ». Ces chrétiens, selon l’évêque, ne « demandent pas des faveurs. Ils nous demandent de croire en nos propres principes et de les appliquer ».

Églises catholiques, Églises orthodoxes

L’aide aux chrétiens d’Orient se joue toutefois dans le monde réel. La géopolitique n’en est pas absente. L’Œuvre se consacre aux Églises rattachées à Rome, comme les chaldéens, principale dénomination en Irak. Les Églises « orthodoxes » sont pour leur part dans l’orbite russe, et cela ne date pas d’hier. « Quand François 1er a décidé de protéger les catholiques de l’empire ottoman, le tsar de l’époque lui a dit en substance : les catholiques, c’est vous, mais les orthodoxes, c’est moi », rappelle Pascal Gollnisch. L’histoire de l’Orient et de l’Europe sont là pour démontrer la permanence de ce partage, jusqu’à aujourd’hui.

L’Œuvre d’Orient considère en outre que l’interpellation des gouvernements fait partie de sa mission. Pascal Gollnisch décline sans détour les « maladresses de l’Occident » qui ont contribué, selon lui à l’explosion des groupes djihadistes : « la double intervention en Irak, le soutien à la colonisation israélienne au-delà de ses frontières internationales, mais aussi le soutien à des États de la péninsule arabique qui ne sont pas des modèles dans le domaine des droits de l’homme et des libertés fondamentales, sans oublier l’intervention en Afghanistan ». Le prélat appelle également le gouvernement français à revoir sa politique : la question du maintien ou non de Bachar Al-Assad lui paraît « secondaire » et la position française « pas juste car elle n’a pas d’efficacité. Devant la montée en puissance de Daech, il faut revoir notre copie. Il faut parler autrement avec la Russie, sans doute avec l’Iran, et se donner les capacités de mettre des gens autour d’une table pour discuter, après un arrêt des combats, pour sauver la population qui est épuisée. Or aujourd’hui, on fait le contraire, on réfléchit à l’avenir de la Syrie avant d’arrêter les combats ».

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