Il m’était impossible de concevoir cette série sur le Soudan sans rendre hommage à celles que l’on appelle en arabe « settat al-shay », « les dames du thé ». Bien sûr, en français, on dira plus volontiers « marchandes de thé » ou « vendeuses de rue ». Mais j’aime les appeler « dames », parce qu’elles le sont, des dames.
Enlevez-les des rues soudanaises, et c’est tout le pays qui s’écroule. Elles sont indispensables à la bonne marche de la société. Elles sont un pilier de la sociabilité. Le Soudan sans elles ne serait que l’ombre de lui-même.
Regardez cette « dame du thé » sur la photographie. Je ne dirai pas où je l’ai photographiée, car peu importe, elle pourrait être dans n’importe quel coin du pays. Regardez son visage, son esquisse de sourire, son geste, bouilloire dans une main, petite passoire à thé dans l’autre. Regardez l’agencement de son café minuscule, tous ses ustensiles autour d’elle, et son brasero devant.
Ne me dites pas que vous n’aimeriez pas vous asseoir sur une chaise en plastique à cet endroit et commander à la dame un café ou un thé, avec ou sans sucre, avec ou sans lait, selon votre humeur, l’heure de la journée, ou la compagnie avec laquelle vous êtes.
C’est exactement ce que l’on fait partout au Soudan, toute la journée, de l’aube juste tard le soir.
Les dames du thé sont la plupart du temps installées à l’ombre, sous un arbre, des arcades dans un renfoncement. Elles ont leurs habitués, en général des hommes. La sociologie des clients dépend de l’endroit où elles officient. Ici, des jeunes gens, garçons et parfois filles, qui refont le monde et le pays en parlant de leurs amours, de musique et en jouant au tric-trac ou à Candy Crush. Là les fonctionnaires du ministère du trottoir d’en face. À un autre endroit, les familles qui flânent, ou les commerçants du marché.
Les dames du thé sont souvent des femmes des périphéries du pays, du Darfour, des monts Nouba, ces régions oubliées du pouvoir central et souvent méprisées par lui. Elles font partie de ces populations victimes à la fois de grande pauvreté et de grande violence.
Pendant l’ancien régime, celui d’Omar Al-Bachir, elles subissaient le harcèlement et l’arbitraire de la police et des milices, proies faciles dans un pays où une femme travaillant seule dehors était doublement condamnée : par le conservatisme de la société – qui existe toujours, ça ne disparaît pas comme par enchantement – et par des lois scélérates sur « la décence ».
Certaines ont pris fait et cause pour la révolution et y ont même participé. Elles ont aujourd’hui un syndicat qui s’efforce de porter leur voix, mais je ne sais pas combien y adhèrent, parmi les dizaines de milliers de dames du thé que compte le pays.
Pour la première fois en 2020, un gouvernement les a prises en considération : à cause de la pandémie de Covid-19, un confinement a été mis en place. Les autorités ont versé une (modeste) indemnité aux dames du thé, réduites bien malgré elles au chômage technique.
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