La lumière de cette fin d’après-midi de mai filtre dans l’appartement du Caire, tandis qu’à l’intérieur, quatre jeunes discutent de Gaza. Ils ont tous moins de 30 ans et ont quitté la bande à la suite de la guerre. Bloqués dans la capitale égyptienne, sans savoir quand ils pourront revenir, ils sont parmi les quelques 80 000 Gazaouis, selon les chiffres cités par l’ambassadeur palestinien au Caire à l’Agence France presse (AFP) en avril, qui ont franchi la frontière depuis le 7 octobre 2023.
« Nous avons dû faire face à de nombreux défis au Caire, comme trouver un logement à louer, payer la nourriture et, lorsque l’hiver est arrivé, nous avons également dû acheter des vêtements », explique Amal, 28 ans, originaire du camp de Bureij, dans le centre de la bande de Gaza. Elle fait partie de ceux qui se sont retrouvés bloqués en Égypte. Elle avait quitté le territoire palestinien à la fin du mois de septembre pour assister à un événement organisé par les Nations unies ; depuis, elle n’a pas été autorisée à revenir. « J’étais seule, avec les autres femmes invitées », explique-t-elle… « Je venais de me fiancer et nous devions nous marier, mais la guerre a tout changé. La maison que nous avions achetée n’existe plus. » La famille d’Amal est toujours à Gaza, ballottée d’un lieu à l’autre pour échapper aux bombes. Seul son fiancé Ahmad a réussi à la rejoindre en mai.
Des visas à durée limitée
L’une des plus grandes difficultés concerne le logement. « Bien que ma femme ait un passeport égyptien, nous avons eu du mal », explique Mohammed, 30 ans, originaire de Gaza City. « Nous avons ressenti une sorte de préjugé de la part des Égyptiens. Ils ne nous font pas confiance et préfèrent ne pas nous louer d’appartements ». Les déplacés gazaouis au Caire sont répartis dans toute la ville, mais les principaux quartiers où ils trouvent refuge sont Giza, Fesal, Imbaba, et Ain-Shams, où la spéculation se renforce et où les loyers, pour les Palestiniens, sont bien plus élevés que les prix du marché.
Les Gazaouis sont également confrontés à des problèmes d’accès à l’éducation, tandis que les services de santé devraient leur être garantis. Selon le ministre de la santé et de la population, Khaled Abdel-Ghaffar, 44 065 blessés palestiniens, dont près d’un quart d’enfants, ont reçu des soins en Égypte entre le début de la guerre et le 29 février 2024. Cependant, des sources, qui préfèrent rester anonymes, expliquent que l’accès aux services est souvent laissé à la discrétion du personnel hospitalier.
L’instabilité dans laquelle les Gazaouis se retrouvent en Égypte est principalement due à la question des visas. Sortir de Gaza, même avant le début du conflit était déjà une gageure, mais les choses se sont encore compliquées après le 7 octobre. Avant la prise de contrôle israélien en mai de l’axe de Philadelphie, nom donné au corridor de 1 kilomètre de long et 100 mètres de large entre Gaza et l’Égypte, la procédure de passage était extrêmement coûteuse. L’agence chargée d’assurer ces passages était Hala travel, une société liée à des secteurs du pouvoir égyptien1. Le visa, qui coûtait environ 300 dollars (279 euros) avant le conflit, revient désormais à un prix compris entre 5 000 et 7 000 dollars (4 656 et 6 518 euros).
Il faut d’abord s’enregistrer et « tout le monde ne peut pas l’être, car l’enregistrement doit se faire en Égypte et seuls les membres de la famille peuvent le faire », explique Nour, qui utilise un faux nom. « Donc si vous n’avez pas de parents en Égypte, vous ne pouvez pas le faire. Mais il y a des zones grises ». Selon les sources interviewées, après le paiement d’environ 5 000 dollars (4 656 euros) par adulte ou 2 500 dollars (2 328 euros) par enfant, il faut attendre que la liste soit mise à jour. Une fois le nom inscrit, les Gazaouis concernés ont 10 heures pour atteindre la frontière. « J’ai réussi à faire sortir seize membres de ma famille. J’ai été la première, et j’ai payé 500 dollars (465 euros) de plus parce que je n’avais pas de parent pour enregistrer mon nom. » Nour a payé environ 60 000 dollars, principalement grâce à du crowdfunding et à la plateforme GoFundme.
D’autre part, la durée du visa reste un pistolet sur leur tempe. « Nous n’avons que 45 jours de visa, après que se passera-t-il ? », poursuit Mohamed, alors qu’il s’occupe de ses enfants dans son appartement de Gizeh. À ces limitations s’ajoute le manque de clarté de la législation. Beaucoup d’entre eux sont donc contraints de se déplacer avec circonspection, évitant les longs trajets de peur d’être contrôlés et arrêtés.
Les dilemmes du Caire face à la guerre israélienne
Cette situation précaire ne peut être comprise qu’à la lumière de la position de l’Égypte. « Les actes égyptiens sont motivés d’une part par un sentiment de solidarité avec la cause palestinienne, et d’autre part par une question de sécurité nationale », explique Riccardo Fabiani, directeur du projet Afrique du Nord à l’International crisis group (ICG), qui précise : « Les autorités égyptiennes sont terrifiées par le risque d’un afflux de Palestiniens sur leur territoire, notamment dans le Sinaï ». « Or cette région limitrophe de la bande de Gaza, n’est pas un territoire comme les autres, c’est une zone qui a connu et connaît encore une longue instabilité du fait des activités djihadistes », poursuit l’analyste.
La prise de contrôle de Rafah par les Israéliens le 7 mai 2024 a aggravé les tensions entre Le Caire et Tel-Aviv. « Pour Le Caire, cette situation est inacceptable », précise Fabiani. « Elle se traduit par une activité diplomatique plus déterminée », comme la décision du Caire de soutenir l’Afrique du Sud dans son accusation de génocide devant la Cour internationale de justice. Un geste politique dont la signification est fortement liée à l’importance du corridor de Philadelphie. « Pour les Égyptiens, la perte de contrôle de cette bande de terre signifie la fin du contrôle direct de Gaza et compromet la sécurité dans le Sinaï », poursuit Riccardo Fabiani. Mais malgré cette tension, exacerbée par l’assassinat de deux soldats égyptien par l’armée israélienne, Le Caire n’a pas modifié de manière substantielle son attitude attentiste, préférant travailler à la militarisation de la frontière avec Gaza. « Nous sommes dans une impasse, les Égyptiens refusant de se coordonner avec Tel-Aviv pour faire passer l’aide humanitaire par Rafah », souligne l’analyste qui s’inquiète que « les autorités prennent un risque énorme, celui de plonger Gaza dans une crise humanitaire encore plus grave pour tenter de forcer la main aux Israéliens et les obliger à renoncer au contrôle du point de passage de Rafah. »
Quant à la population égyptienne « elle éprouve un sentiment d’épuisement et de tension qui rend la question des réfugiés particulièrement sensible », souligne Riccardo Fabiani, qui conclut : « De nombreux Égyptiens ont déjà du mal à joindre les deux bouts. La question des réfugiés se pose donc dans un contexte potentiellement explosif sur le plan social ».
Une solidarité qui s’organise
Malgré les difficultés rencontrées, le sentiment de solidarité des Palestiniens avec leur patrie ne s’émousse pas. Depuis des mois, des associations formelles et informelles ont émergé au Caire. « J’ai commencé à travailler dans le secteur humanitaire en 2014 à Gaza, principalement dans le domaine de la santé », explique Alaa, 30 ans, originaire de Gaza City, et arrivé en Égypte en février : « Palestine charity, mon association, est née en 2017. Notre objectif était déjà d’aider les Palestiniens du camp de réfugiés de Rafah. »
Après le 7 octobre, de nombreuses associations, comme celle d’Alaa, ont dû se réinventer. « Nous avons beaucoup de programmes dans le camp de Rafah avec les déplacés, nous fournissons des paniers de nourriture, de l’eau potable, des médicaments et des coupes de cheveux pour éviter la propagation des maladies » explique-t-il. D’autres associations palestiniennes ont choisi d’aider les déplacés gazaouis au Caire, comme Sanad, l’association dont Amal est membre et cofondatrice. « Les défis auxquels moi et les personnes qui m’entouraient avons été confrontées au Caire, m’ont amenée à réfléchir à la manière de m’impliquer », explique-t-elle. « Nous avons commencé à rendre visite aux blessés qui venaient de Gaza pour se faire traiter ici. Il s’agissait simplement de leur exprimer notre soutien et de leur faire sentir qu’ils faisaient partie d’une communauté. » Mais dans les mois qui ont suivi, Sanad s’est rapidement développé, et « nous avons créé des programmes de soutien psychologique et nous avons aussi collecté des vêtements pour les distribuer aux familles dans le besoin. »
Presque toutes les associations palestiniennes du Caire se tournent vers des donateurs individuels, souvent en utilisant les moyens disponibles sur le web. GoFundMe et les réseaux sociaux sont devenus des systèmes de crowdfunding fiables. « Au début, j’ai beaucoup utilisé Instagram pour essayer de collecter de l’argent », explique Amal. Elle a ainsi étendu son réseau. « Les dons sont devenus de plus en plus importants, et comme mes amis dans d’autres pays ont commencé à reposter mes histoires et mes publications, le réseau de collecte de fonds s’est diversifié ». Aujourd’hui Sanad est financé par des personnes du monde entier, de l’Afrique du Sud au Canada. Certains de ces donateurs se sont engagés à organiser des événements pour collecter des fonds : « Par exemple, un de nos amis en Suisse organise des projections de films pour collecter de l’argent », explique Amal.
Mais ces derniers mois, de nouvelles associations égyptiennes ont vu le jour, notamment dans la capitale. Parmi elles, Network for Palestine, un réseau populaire de mères cairotes, principalement originaires d’Égypte, des États-Unis, de Palestine et du Maroc. Ils sont installés à Héliopolis non loin de l’aéroport international. « Nous avons plusieurs programmes. Nous avons créé une boutique où les familles palestiniennes peuvent obtenir gratuitement des vêtements et des chaussures », explique Stephanie, l’une des cofondatrices du réseau qui est originaire des États-Unis mais vit au Caire depuis 1993. « Nous avons également mis en place un système de soins médicaux gratuits et trois refuges au Caire où les habitants de Gaza peuvent séjourner pendant dix jours au maximum, le temps de trouver un autre endroit », poursuit-elle.
Une autre association britannique, Refugee Biriyani & Bananas, ayant une expérience des crises humanitaires en Grèce, au Kurdistan, en Serbie et en Ukraine, concentre ses efforts sur l’organisation d’envoi des camions pour Gaza. « Il faut être très prudent lorsqu’on opère dans le pays, mais nous avons eu la chance de trouver des partenaires qui nous ont soutenus », selon Ruhi Loren Akhtar, sa directrice, qui explique : « Cependant, les plus gros problèmes sont liés à la bureaucratie. Les mécanismes d’envoi des camions à Rafah, en passant par les différents points de contrôle, sont souvent peu clairs ».
Rester ou partir ?
Cependant, les efforts considérables et le désir d’être utile dans la crise de Gaza ne peuvent pas atténuer le sentiment de perte et de désorientation des déplacés de Gaza en Égypte. En effet, ils vivent souvent leur situation actuelle comme un arrêt de la vie. « Je ne pense pas que nous nous marierons bientôt », reconnaît Amal en accord avec son partenaire. « Le mariage est synonyme de bonheur et nous ne ressentons pas cette émotion aujourd’hui. Ce que nous voulons, c’est revenir ». Mohammed est du même avis. « J’ai eu une vie merveilleuse : ma femme et moi avions un bon travail, un bel appartement, qu’est-ce qu’il y a ici pour nous ? » Alaa, quant à lui, pense à un avenir en dehors de Gaza : « J’étais enseignant, aujourd’hui je suis un volontaire, mais je sens que je dois accomplir quelque chose dans la vie. Même l’occupation israélienne ne peut pas m’arrêter ». Quelques semaines après avoir franchi la frontière de Rafah, Alaa a posé sa candidature, et a été accepté, pour suivre un doctorat en marketing au Caire.
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1« The Argany peninsula », Madamasr, 13 février 2024.