Enquête

Les dessous de la coopération migratoire entre l’Égypte et la France

Redoutant un effondrement du pays et l’afflux de migrant(e)s qui en découlerait, l’Union européenne renforce les frontières de l’Égypte à coups de centaines de millions d’euros, malgré le risque d’atteintes aux droits humains. Un projet poussé et mis en œuvre par la France et l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), toutes deux proches du régime égyptien, dont Orient XXI révèle les coulisses via plusieurs documents exclusifs.

L'image semble comporter des éléments graphiques liés à des discussions ou des accords entre deux dirigeants, probablement ceux d'Égypte et de France. On peut y voir des extraits de documents ou de rapports, des montants financiers mentionnés, ainsi que des références à des enjeux de gestion aux frontières en Égypte. Les textes semblent indiquer un dialogue autour de la coopération entre les deux pays, en mettant l'accent sur des préoccupations économiques et migratoires. Les visages des deux dirigeants sont probablement présentés, symbolisant leur rôle dans ces négociations.
Le président Abel Fattah Al-Sissi (à gauche) et le président Emmanuel Macron (à droite) avec des extraits des documents exclusifs
Orient XXI

Tout vient à point à qui sait attendre. En novembre 2023, Orient XXI dévoilait que les entreprises Civipol et Défense conseil international (DCI) — étroitement liées à l’État français —, ainsi que le chantier naval Couach allaient aider l’Égypte à contrôler les flux migratoires dans le cadre d’un accord passé avec l’Union européenne, notamment via la livraison de trois navires. Entretemps, DCI a passé deux nouveaux appels d’offres associés à ce projet portant sur la fourniture de « kits de survie en mer » ainsi que de « jumelles et télescopes ».

Dans le cadre de cette première enquête, nous avions effectué en juin 2023 une demande de droit à l’information auprès de la direction voisinage et négociations d’élargissement (DG NEAR) de la Commission européenne, afin d’accéder aux documents en lien avec ledit accord. Après deux quasi-refus et une plainte déposée auprès de la Médiatrice européenne, une vingtaine d’entre eux nous ont finalement été communiqués en avril 2024, dix mois après notre première demande :

Dans une approche centrée sur les migrants, des activités spécifiques de renforcement des capacités seront menées [sur] la communication sensible à la culture, à la protection, au genre et à l’âge avec les migrants vulnérables, contribuant ainsi au respect des droits de l’homme et à une approche centrée sur la protection de la gestion des migrations, assure la DG NEAR. L’action comprendra la formation de formateurs des autorités frontalières égyptiennes sur le droit international de la migration (IML) et (…) la gestion humanitaire des frontières.

Cercle vicieux

Ces documents se réfèrent à l’accord passé en octobre 2022 entre Bruxelles et Le Caire, comprenant 110 millions d’euros pour le contrôle des frontières, dont la mise en œuvre a déjà commencé. Un « partenariat stratégique » à 7,4 milliards d’euros lui a succédé en mars 2024, mais il ne dispose « que » de 200 millions d’euros pour son volet migratoire, qui ne seront pas débloqués avant l’année prochaine, selon nos informations. Les documents dévoilent de précieuses informations sur la dépendance de l’Union européenne (UE) au régime égyptien, ainsi que sur le rôle joué par la France et l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) dans ce soutien européen aux politiques migratoires du Caire.

Premièrement, ils montrent à quel point les dirigeants des pays de l’Union européenne sont tétanisés par la perspective d’un effondrement économique de l’Égypte. « Le Conseil européen souligne l’urgence d’agir afin d’assurer la maîtrise des flux migratoires », écrit la DG NEAR dans un courrier envoyé à Civipol (agence de coopération technique internationale du ministère français de l’Intérieur) le 1er mars 2023.

Cette urgence est renforcée par la situation précaire dans laquelle se trouve actuellement l’Égypte, où la crise économique et financière menace, non seulement de plonger une proportion importante de la population dans la pauvreté, mais également de déstabiliser le pays le plus populeux d’Afrique du Nord, cela alors que les ressortissants égyptiens représentent déjà la première nationalité d’origine via la route migratoire de la Méditerranée centrale.

Sur le plan financier, l’Égypte a certes pâti des guerres en Ukraine puis à Gaza, qui ont successivement asséché les importants flux de touristes (notamment russes et ukrainiens), fait flamber le prix du blé et réduit le trafic dans le canal de Suez. Mais elle souffre aussi de la mainmise de l’armée sur l’économie, qui en est réduite à céder ses terres et ses infrastructures aux pays du Golfe. De même, si l’Égypte accueille neuf millions de réfugié(e)s en provenance des pays voisins — Soudanais(e)s, Yéménites, Syrien(ne)s, etc. —, la crise économique et la répression politique poussent une part grandissante de la population égyptienne sur les routes de l’exil. En soutenant le président Abel Fattah Al-Sissi pour éviter l’effondrement du pays, l’Europe alimente pour l’instant ce cercle vicieux. Elle pourrait néanmoins à terme, selon nos sources, exiger des réformes politiques et économiques en contrepartie des importants financements associés au nouveau partenariat stratégique.

Le billard à trois bandes de Paris

Trois notes de la DG NEAR datées du 31 octobre 2022, relatives au choix de Civipol et de l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) pour mettre en œuvre « l’action de gestion des frontières de l’Égypte » se révèlent également instructives sur le rôle joué par la France. Elles indiquent qu’en mars et en avril 2022, l’ambassadeur de l’Union européenne au Caire a convié les attachés de sécurité intérieure des pays membres afin de solliciter leur appui au projet de soutien au contrôle des frontières de l’Égypte. Alors que la DG NEAR avait promis 160 millions d’euros, seuls 80 étaient alors financés.

Seule la France a exprimé sa volonté de s’associer à cette action, dévoilent les documents. La DG NEAR a pris contact avec la France lors d’une première réunion en visioconférence organisée le 7 avril. À l’issue de cette réunion, la France a proposé que l’agence de mise en œuvre du ministère de l’Intérieur Civipol (…) soit responsable de l’acquisition des équipements dans le cadre de l’action et [censuré].

La France a donc été le seul pays européen à soutenir l’initiative, et a proposé le renfort de Civipol. La proposition a été bien accueillie par la DG NEAR, étant donné que « Civipol […] participe [déjà] en Égypte à la mise en œuvre du Centre ROCK1 », un projet régional de contrôle des migrations. Paris y a probablement vu l’opportunité de réduire les arrivées de migrants, tout en apportant un soutien à son allié (et gros acheteur d’armement) égyptien — en capitalisant sur leurs bonnes relations —, et enfin en permettant à Civipol, DCI et à des entreprises françaises comme Couach d’empocher une partie des financements européens associés.

La coopération bilatérale de sécurité entre la France et l’Égypte (…) se compose d’une vingtaine d’actions menées annuellement (…) avec un accent prioritaire mis sur la lutte contre la migration irrégulière, la traite des êtres humains et le terrorisme, vante la DG NEAR dans sa note. Le ministère français de la Défense jouit d’un important et large partenariat opérationnel avec l’Égypte, qui comprend des activités opérationnelles, de formation et des livraisons d’équipements (y compris navires).

Jeu trouble de l’OIM

Ces notes recèlent également des informations inédites sur les liens étroits entre le pouvoir égyptien et l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), qui aide les pays en voie de développement à renforcer leurs capacités de contrôle des frontières. Sise au Grand-Saconnex près de Genève, l’OIM, créée en 1951 pour appuyer la réinstallation des réfugié(e)s de la Seconde guerre mondiale, a été rattachée à l’Organisation des Nations unies (ONU) en 2016. Majoritairement financée par les États-Unis, l’organisation est dirigée depuis octobre 2023 par l’ex-conseillère de Joe Biden Amy Pope. Elle collabore depuis 2018 avec le gouvernement égyptien.

L’OIM, en étroite coordination avec le ministère [égyptien] de la défense, a préparé les notes conceptuelles (…) définissant les besoins et les activités du projet, dévoile la DG NEAR. L’OIM est le partenaire proposé par le gouvernement égyptien sur la base de [leur partenariat existant]. L’OIM a bâti une solide relation avec le gouvernement égyptien, et en particulier avec le ministère de la Défense. [Elle] a notamment développé depuis 2018 une étroite collaboration avec les garde-frontières et les garde-côtes égyptiens.

Autrement dit, l’OIM s’est mise au service du gouvernement égyptien. Elle a alerté l’Union européenne sur les menaces que feraient peser sur elle les flux migratoires transitant par l’Égypte, et convaincu Bruxelles d’allouer au Caire des centaines de millions d’euros pour renforcer ses garde-côtes et garde-frontières. Elle bénéficie, selon la DG NEAR, d’une relation privilégiée avec le ministre de la défense Mohamed Zaki, ainsi qu’avec les institutions égyptiennes impliquées dans le contrôle des flux migratoires.

Ainsi, derrière un discours humanitaire, l’OIM — qui a soutenu le pacte européen asile et migration durcissant les conditions d’entrée des étrangers sur le continent —, multiplie en pratique les projets d’appui à des garde-côtes et garde-frontières épinglés pour leurs violations des droits de l’homme. En Égypte où les migrant(e)s soudanais(e)s sont secrètement enfermé(e)s et renvoyé(e)s selon The New Humanitarian, mais aussi en Libye, en Tunisie où des migrant(e)s ont été « abandonné(e)s dans le désert avec le soutien de l’Europe » selon Le Monde, ainsi qu’en Turquie. Le tout grâce au financement d’États et d’institutions européennes toujours plus hostiles à l’immigration, sur fond de relation trouble de l’OIM avec ces régimes autoritaires.

Contactés par Orient XXI, le ministère de l’intérieur n’a pas souhaité commenter, tandis que la représentation permanente de la France auprès de l’Union européenne et le ministère des affaires étrangères n’ont pas répondu à nos sollicitations.

1Centre opérationnel régional d’appui au processus de Khartoum et à l’Initiative de la Corne de l’Afrique de l’Union africaine (ROCK) est un projet financé par le Fonds fiduciaire d’urgence de l’Union européenne pour l’Afrique et lancé dans le cadre du processus de Khartoum

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