Les dessous de la norme halal européenne

Entorses à la liberté religieuse et à la séparation des pouvoirs · En Europe, le marché du halal représente des milliards d’euros annuels. Il fait l’objet de convoitises à la fois religieuses et commerciales, ce qui entraine surenchère de normes et fraudes commerciales. Pour réguler ce marché, les pays européens travaillent à la mise en place d’une norme du Comité européen de normalisation (CEN). Celle-ci vient d’être dénoncée lors d’une conférence à Istanbul (les 13 et 14 juin) destinée à pointer « l’ingérence des non-musulmans ». Quels sont les enjeux de cette commission halal mise en place par le CEN ? Peut-on si simplement opposer les clans des religieux et des commerçants non musulmans ?

D. R.

La croissance du marché halal est l’un des phénomènes économiques marquants de ce début de siècle, au point qu’un des plus gros cabinets de conseil mondiaux, A.T. Kearney, a déclaré qu’aucun investisseur ou banquier ne devrait se permettre de l’ignorer. Le « business » du halal ne concerne plus uniquement les aliments, mais inclut désormais les produits cosmétiques, ménagers, médicaux, les services, le tourisme ou le secteur financier, dans un marché estimé à 2 300 milliards de dollars en 2013 et qui intéresse des multinationales comme Nestlé, Tesco ou Carrefour. Ces chiffres fabuleux ont entraîné une certaine fébrilité chez les investisseurs : comment satisfaire cette demande ? Au moins cinq initiatives de régulation internationale existent pour faire émerger un standard, sinon à l’échelon mondial, du moins à celui des grandes zones d’échanges économiques. Et parmi elles, celle du Comité européen de normalisation (CEN) qui se réunissait à Cordoue des 28 et 29 avril 2015 pour sa troisième session plénière.

Quelques jours avant cette réunion, des membres de la commission V06A « Denrées alimentaires halal » de l’Association française de normalisation (Afnor) représentant la France au CEN, annonçaient par un communiqué leur intention de geler leur participation. Le Conseil français du culte musulman (CFCM), les mosquées de Lyon et d’Évry, des certificateurs (Halal Service, AVS), deux associations de consommateurs musulmans (l’Association de sensibilisation, d’information et de défense du consommateur musulman Asidcom et l’Union française des consommateurs musulmans UFCM), et un commerçant (Sirat), estimaient que ce projet allait « à l’encontre des règles et des prescriptions de la religion musulmane », que les représentants religieux n’avaient qu’un rôle secondaire. Ce qui dénotait une « volonté de ces organismes de normalisation de spolier les musulmans d’une question qui est essentiellement religieuse ». Ils exigeaient que la commission Afnor « Denrées alimentaires halal » soit placée sous l’autorité des institutions religieuses musulmanes.

Mobiliser l’opinion musulmane

À les lire, on pourrait croire que les organismes de normalisation sont à la solde des marchands et s’opposent aux intérêts religieux. Le message est flatteur pour ceux qui, sur les réseaux sociaux, ne cessent de dénoncer le grand complot des industriels du halal contre les musulmans. Pourtant l’objectif ici n’est pas de dénoncer le dispositif mais bien plutôt de le contrôler. Les signataires parlent au nom des « autorités musulmanes », mais la seule institution qui serait en droit de le faire, le CFCM, brille par son absence aux réunions et par son inconsistance sur les questions relatives au halal.

Les autres signataires sont des acteurs économiques et des activistes religieux : les mosquées d’Évry et de Lyon interviennent au nom de leur agence de certification qui vend des certificats halal, AVS est une agence de contrôle qui vend ses prestations de contrôle, Asidcom et UFCM (proche d’AVS) s’affichent comme défenseurs des consommateurs musulmans mais représentent des courants religieux particuliers (de la sphère d’influence frériste1).

Sans dévoiler le contenu des discussions secrètes qui se déroulent à l’Afnor et au CEN2, je vais tenter d’expliquer pourquoi ce communiqué alarmiste ne représente qu’une stratégie de publicisation du problème destinée à faire pression sur le CEN, mais pas une réelle dénonciation du dispositif lui-même, comme le public pourrait être tenté de le croire. Ne parvenant pas à imposer leur vision de l’intérieur, ces acteurs ont choisi de mobiliser l’opinion musulmane. Pourquoi procèdent-ils ainsi, pour quels objectifs ? Et ont-ils une chance d’y parvenir ?

Le faux consensus des commissions de l’Afnor

Pour répondre à ces questions, il convient d’abord d’expliquer brièvement comment fonctionne une commission Afnor qui, au sein du CEN, parle au nom de la France, mais reste très peu connue des Français en dépit de l’influence qu’elle a quotidiennement sur ce qu’ils achètent et consomment.

Trente-trois « comités miroirs » nationaux (un par pays) membres de l’Union européenne et quelques-uns de leurs partenaires produisent des normes de conformité : sur les battants de fenêtre, la composition des produits isolants etc., qui pourront arborer le label de qualité « EN ». Au cours de négociations qui peuvent durer de 3 à 6 ans voire davantage, ces commissions nationales se réunissent chez elles et périodiquement au CEN, jusqu’à l’obtention d’une norme « volontaire » européenne dont elles auront défini le périmètre et les modalités techniques et qui se substituera à toute norme nationale équivalente. Siègent, dans chacune de ces commissions, des institutions publiques ou privées ou mêmes des personnes individuelles, intéressées par la norme. La participation est en général payante et soumise à l’accord de l’Afnor. Pour la composition de la « commission halal », celle-ci a choisi ses interlocuteurs habituels : ministères, représentants professionnels, ONG. La chose à normer étant religieuse, elle a convié des « musulmans » et pour montrer son souci de pluralité des opinions a invité dans la commission ceux qui se sont présentés : représentants religieux, certificateurs, associations de musulmans ou bouchers, sans égard particulier à la question de la représentativité — ni à la notion d’autorité religieuse pour lesquelles elle n’a bien entendu aucune compétence. Dans la commission halal de l’Afnor il y a présomption de compétence islamique pour toute personne qui porte un patronyme arabe.

Dans ces commissions, chaque participant possède une voix. Les décisions sont prises selon le principe du consensus, c’est-à-dire, selon la définition du CEN — qui la tient de l’International Standard Organization (ISO) et de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) — dès que la position arrêtée ne suscite plus de « franche opposition ». C’est ainsi que les voix des représentants du bureau des cultes du ministère de l’intérieur, ceux du ministère de l’agriculture ont le même poids qu’une agence de certification halal, une mosquée, le CFCM ou un entrepreneur. Ce fonctionnement égalitaire est en réalité inéquitable puisque les plus dotés en connaissances techniques, les plus habitués à déchiffrer les nombreux rapports envoyés et tous ceux qui sont rompus à la langue de bois prennent une longueur d’avance dans la compréhension des enjeux et donc dans l’imposition de leur point de vue. Or, contrairement aux organismes professionnels, aux chargés d’étude ministériels, les « musulmans » sont désavantagés. Le système les pousse à agir de l’extérieur en mobilisant l’opinion pour soutenir leur cause — la même que les autres : imposer leur vision de ce qui est halal. Accuser les marchands de halal est une constante de la « muslimosphère » qui ne se lasse pas de taper sur certaines entreprises de halal corrompues (bien sûr pas celles qui financent leurs sites grâce à la publicité, ces acteurs ont à l’évidence le sens des affaires).

Mais le CEN n’est pas une instance politique, c’est une instance délibérative comme en produisent les institutions européennes : hors sol, à l’abri du bruit médiatique et de son grand public. L’organisme travaille en toute discrétion, au nom de l’efficience, imposant le secret à ses membres. C’est une créature des technocrates européens libéraux qui pensent que la satisfaction du consommateur final peut être maximisée par le consensus de toutes les parties intéressée : producteurs, représentants professionnels, représentants de consommateurs et autres ONG. Il suffit de mettre tout ce petit monde dans une salle et la péréquation se fera naturellement au profit du consommateur citoyen européen. Pour les montants de fenêtre, peut-être… Mais pour une norme sur le halal ? Comment imaginer qu’un tel dispositif parvienne à définir une règle religieuse satisfaisante pour le plus grand nombre, ce que plusieurs siècles de discussions tatillonnes entre juristes qualifiés des différentes maḏhâhib (écoles juridiques musulmanes) n’ont pas réussi à faire, et sans doute pas même envisagé ?

Itinéraire inachevé d’une norme européenne

La norme halal est arrivée au CEN parce que les marchands ont besoin de stabilité, que les consommateurs se plaignent des fraudes, que les pays sécularisés refusent de légiférer sur des normes religieuses et que le système de normalisation marchande est prêt à avaler n’importe quoi. Résumons brièvement le parcours de cette norme.

L’Österreichchisches Normungsinstitut (Önorm, équivalent autrichien de l’Afnor) s’est doté d’une norme halal nationale en 2009 grâce au lobbying d’un opposant à l’instance représentative des musulmans autrichiens, l’IIGO. Il a réussi à faire fonctionner le dispositif de normalisation autrichien qui a produit une norme autrichienne3 dont les marchands autrichiens se sont félicités car elle permettait de sécuriser leurs exportations. La carrière de la plupart des normes nationales étant de s’européaniser, l’Önorm a demandé au CEN de l’adopter. Celui-ci est conçu pour rejeter toute demande de normalisation dans un secteur relevant de la souveraineté des États (comme la sécurité alimentaire ou l’environnement par exemple), mais le religieux n’en fait pas partie. Par conséquent, au lieu d’être rejetée, la norme a continué son chemin pour être absorbée par le dispositif européen. Le CEN a consulté les comités nationaux qui se sont prononcés contre l’adoption en l’état de la norme autrichienne — l’Afnor a motivé son refus par le fait que la norme autrichienne « n’est pas conforme à l’islam » (sic) — mais pour une étude de faisabilité. Celle-ci a été conduite entre 2010 et 2012 dans la plus stricte intimité, aboutissant à un rapport de faisabilité positif adopté par 22 pays, avec 10 abstentions. La France a été la seule à voter contre, au motif tout à fait justifié que l’étude de faisabilité n’en était pas une ; en réalité parce que les composantes musulmanes voulaient une norme halal européenne placée sous leur contrôle, et parce que les industriels n’en voulaient pas du tout dans ces conditions.

Le projet de normalisation halal a été lancé et la France a dû suivre. L’Afnor a créé la commission V06A, et les « musulmans » consultés par l’Afnor ont « rempilé » pour un nouveau cycle, cette fois pour mettre au point la norme européenne. Ce sont eux qui, un an et demi après le démarrage du processus normatif, signent ce communiqué. Ils ne cherchent à dénoncer ni l’absurdité, ni la légitimité, ni même la légalité du dispositif. Le problème est que ce dispositif, une fois lancé, est difficile à stopper. Les contestataires peuvent bien menacer de se retirer, d’autres viendront siéger à leur place, en France ou ailleurs. Ce système favorise les ententes internationales, les alliances et les pressions, les intrigues à l’abri des micros, des caméras et du public. C’est un dispositif sans vision qui n’est en rien programmé pour confisquer la norme aux religieux (comme le communiqué tente de le faire croire), ni pour servir leurs intérêts, mais pour fabriquer du consensus normatif, quoi qu’il en coûte religieusement et politiquement. Bien malin qui pourrait dire à quoi ressemblera la norme européenne — si elle voit le jour — dans trois, six ou dix ans.

Le projet halal du CEN pourrait impacter durablement le paysage religieux des États membres, et réduire leur liberté à définir les relations qu’ils entretiennent avec les cultes. Car normaliser le halal c’est orienter les profits du marché, c’est aussi indirectement doter certains de l’autorité de dire la norme religieuse, et leur attribuer ainsi un avantage dans le champ religieux au détriment des autres. Dans quelle mesure, la séparation des pouvoirs, le principe de « liberté de religion » garanti par l’article 9 de la Convention européenne des Droits de l’Homme — impliquant la neutralité de l’État —, ne pousseront-ils pas certains États à travailler activement à l’échec du CEN, ou interroger la justice sur la légalité d’une telle initiative ?


Droit de réponse à l’article de Mme Bergeaud-Blackler « Les dessous de la norme halal européenne »
paru sur Orient XXI le 18 juin 2015

Critiquant le communiqué signé par les acteurs musulmans français (1), dont l’Association de sensibilisation, d’information et de défense du consommateur musulman (Asidcom), qui ont dénoncé le projet actuel du Centre européen de normalisation (CEN) visant la création d’une norme halal, l’auteure écrit : « les signataires parlent au nom des “autorités musulmanes” ».

En dénonçant ce projet, Asidcom tient à préciser que, contrairement aux dires de l’auteure, elle ne fait en réalité qu’agir conformément à son statut d’association agréée de défense de consommateurs musulmans. Qu’y a-t-il de plus légitime pour notre association que de réaffirmer, à travers ce communiqué, que la mention « halal », qui identifie les produits conformes à la loi musulmane, est un concept strictement religieux qui obéit à des normes prescrites par l’islam insusceptibles d’appropriation à des fins économiques par des organismes privés ?

L’auteure de l’article allègue, en outre, que l’objectif desdits acteurs musulmans « n’est pas de dénoncer le dispositif (de normalisation du halal) mais plutôt de le contrôler » : or, Asidcom a une action indépendante et totalement désintéressée, conformément aux stipulations de sa charte. Son but exclusif est d’assurer la défense des droits fondamentaux des consommateurs musulmans, dont leur droit à une alimentation halal conforme aux prescriptions religieuses. C’est cette motivation qui a présidé à la signature du communiqué précité par notre association et non une prétendue volonté de contrôle.

Par ailleurs, l’auteure semble reprocher aux acteurs musulmans précités, dont Asidcom, « une stratégie de publicisation du problème pour faire pression sur le CEN ». Asidcom rappelle que l’information et la sensibilisation du consommateur est un des moyens d’action légitime et statutaire de toute association de défense de consommateurs ! Pourquoi en dénier la possibilité à une association de défense de consommateurs musulmans ?

Poursuivant dans sa critique du positionnement des acteurs musulmans, dont Asidcom, l’auteure écrit également : « Ce sont eux qui, un an et demi après le démarrage du processus normatif, signent ce communiqué. Ils ne cherchent à dénoncer ni l’absurdité, ni la légitimité, ni même la légalité du dispositif. »

Or, Madame Bergeaud-Blackler semble oublier ou ne faire aucun cas des diverses démarches et prises de position critiques d’Asidcom vis-à-vis du projet de norme européenne, dont voici quelques exemples à titre illustratif : l’association a désapprouvé fondamentalement ce projet de normalisation dès le départ en janvier 2010 (Cf. formulaire retourné à l’Afnor), puis en 2012 (l’instruction I81/2012) ; au sein des travaux de la commission Afnor, Asidcom a qualifié d’ingérence dans le culte musulman l’inscription du CFCM et des trois mosquées dans la catégorie « support technique » ( cf. les comptes rendus de la commission) ; elle a également dénoncé au sein de la commission la volonté de définir l’abattage rituel par référence aux pratiques industrielles au lieu des prescriptions religieuses ; elle a de même écrit au président de l’Afnor lui exposant les problèmes d’incompatibilité du cadre juridique et les problèmes de fonctionnement de l’Afnor et du CEN par rapport à la question religieuse du halal ; Asidcom n’exclut pas du reste la piste éventuelle du recours à la justice pour défendre les droits fondamentaux des consommateurs musulmans.

Enfin, pour l’auteure de l’article, Asidcom serait « un activiste religieux » représentant un courant particulier « de la sphère d’influence frériste » (2).

Notre association tient à réfuter cette allégation dénuée de toute vérité. On aurait pu, à cet égard, s’attendre de la part de l’auteure à une argumentation soutenue de ce propos visant à disqualifier notre association. Rien de tel cependant dans son article : l’auteure se borne à renvoyer à une note de bas de page indiquant lapidairement que « la présidente d’Asidcom a suivi un enseignement religieux à l’Institut européen des sciences humaines (IESH), organisme de formation de l’Union des organisations islamiques de France (UOIF) » : cela semble suffire à l’auteure pour justifier son assertion.

Or, il est d’évidence que les études dispensées dans des établissements/universités islamiques en France forment un tronc commun des sciences islamiques (3) ; suivre de telles études pour se former — en l’espèce par correspondance s’agissant de la présidente d’Asidcom — ne saurait valoir à l’impétrant, ipso facto, une étiquette d’appartenance à un courant religieux, en l’occurrence celui des Frères musulmans. C’est pourtant le raccourci auquel l’auteure cède. À titre informatif, Mme Rezgui-Pizette, présidente d’Asidcom, consacre son activité associative à la défense des consommateurs musulmans et à l’enseignement. Elle n’exerce aucune activité politico-religieuse conformément aux principes de l’association et à sa charte. Asidcom, par son conseil d’administration, ses 850 adhérents et ses sympathisants embrasse, pour sa part, toutes les sensibilités musulmanes en France, y compris parmi les acteurs associatifs et représentants du culte.

(1) Il s’agit du Conseil français du culte musulman, des mosquées de Lyon et d’Évry, des certificateurs (Halal Service, AVS), deux associations de consommateurs musulmans — l’Association de sensibilisation, d’information et de défense du consommateur musulman (Asidcom) et l’Union française des consommateurs musulmans (UFCM) et un commerçant (Sirat).

(2) Le terme « frériste », bien qu’utilisé ici dans un sens péjoratif, semble relater le courant des Frères musulmans.

(3) L’étude des sciences religieuses est recommandée à chaque musulman, selon la tradition prophétique : « Allez chercher la science même en Chine », « la recherche de la science est une obligation pour chaque musulman et chaque musulmane », « cherchez la science du landau et jusqu’à la fin de votre vie ».

1La présidente d’Asidcom a suivi un enseignement religieux à l’Institut européen des sciences humaines (IESH), organisme de formation de l’Union des organisations islamiques de France (UOIF). L’UFCM et AVS ont quant à eux des liens avec Tawhid, l’Union des jeunes musulmans (UJM) et Présence Musulmane, l’association proche de Tariq Ramadan.

2Les participants s’engagent à ne rien dévoiler des échanges au risque d’être exclus.

3ONR 142000/142001.

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