Le voyage n’est pas anodin. Chacune de ces capitales affiche un positionnement pro-arabe et « anti-impérialiste » en harmonie avec le discours de résistance du régime syrien ; toutes abritent (à l’exception de Cuba) de très importantes communautés d’origine syro-libanaise1.
Parmi les ambitions de la visite d’État figure en bonne place la « réactivation » des liens de la diaspora syro-libanaise avec la « mère patrie ». Ces communautés, majoritairement chrétiennes, ont fui l’Empire ottoman au XIXe siècle à la recherche d’une vie meilleure. Leurs descendants occupent de hautes fonctions dans les secteurs industriels, financiers et politiques.
Recréer un lien avec la Syrie
La tournée est un grand succès. Le chef d’État, en duo avec sa très active épouse, séduit les opinions et les gouvernants, trouvant les mots pour rendre hommage aux héros des indépendances latino-américaines, dénonçant l’impérialisme néocolonial et flattant l’ego des « fils de la communauté syrienne ».
Jouant adroitement sur des effets de résonance et d’association, le président Assad ne manque pas une occasion d’être associé aux figures indépendantistes de l’histoire latino-américaine. À Cuba, il se recueille sur la tombe de José Martí. Au Venezuela, le président Hugo Chávez décore son homologue de l’« ordre du Libérateur » (Orden del Libertador) Simón Bolívar, rendant un hommage vibrant à son action de résistance et de « libérateur du Nouveau Monde ». Cette visite a notamment pour effet d’amorcer une coopération énergétique qui s’avérera stratégique dans le contexte des efforts de guerre syrien.
Les discours du président Assad à l’adresse de la diaspora syro-libanaise puisent dans un registre essentiellement paternaliste. Et malgré l’apologie de l’intégration dans les sociétés d’accueil, c’est la notion d’une certaine forme d’« extraterritorialité » des descendants arabes qui transparaît.
Un autre procédé consiste à manier tour à tour louanges et culpabilisation. Assad félicite les siens pour leur succès socio-économique. Puis les blâme pour leur éloignement culturel et leur oubli de la langue arabe. S’il concède que la diaspora est demeurée globalement « fidèle » et « loyale » à la Syrie (avec en contrepoint les notions d’ingratitude et de trahison), il appelle ses membres à faire plus pour établir des ponts entre les deux continents.
Le pouvoir de séduction du couple présidentiel et le crédit qu’il apporte au récit anti-impérialiste de la politique au Proche-Orient confortent les capitales latino-américaines dans leur lecture des évènements syriens. La tournée présidentielle contribuera à une activation des liens avec les membres de la communauté syro-libanaise qui se révèlera utile dans le contexte du conflit syrien.
Des diasporas réceptacles déformants de la crise
Le prolongement de la crise et sa transformation en conflit ouvert poussent la communauté syro-libanaise2 à adopter des positions tranchées, majoritairement en faveur du régime. Ceci est particulièrement vrai du côté des groupements et organisations marqués à gauche.
Un suivi des différents groupes présents sur les médias sociaux — où les fédérations arabes « Fearab »3 — constituent la source première d’information — a permis d’observer les réactions et débats communautaires sur l’actualité syrienne. Les recherches ont porté en priorité sur les pays comptant la communauté syro-libanaise la plus significative : le Venezuela, l’Argentine et le Brésil.
La grande majorité exprime des positions directement ou indirectement favorables au régime syrien. Toute forme d’intervention étrangère en Syrie est rejetée, y compris par les plus critiques à l’égard du régime. Cependant, le sens et l’intensité de ce positionnement varient considérablement d’un pays à l’autre.
Au Venezuela, primauté de l’anti-impérialisme
C’est au Venezuela que s’exprime de façon la plus caractéristique une vision anti-impérialiste « de gauche » des relations internationales. Dans cette lecture des faits, le conflit syrien s’inscrit dans la continuité du plan américain d’après 11-septembre, le Grand Moyen-Orient. Les guerres d’Irak et d’Afghanistan, l’intervention en Libye et aujourd’hui la Syrie relèveraient ainsi d’une même volonté de remodeler les frontières du Proche-Orient, souvent associée à l’idée d’un nouvel accord Sykes-Picot4.
La question des causes profondes et locales des soulèvements arabes, présentés comme une vaste entreprise de mystification occidentale, n’est jamais posée tandis que Assad est érigé en héros résistant contre des forces réactionnaires. Dans une « Déclaration des maoïstes arabes » diffusée sur des sites révolutionnaires vénézuéliens, le raisonnement est explicite : « l’impérialisme mondial et ses sbires sionistes et arabes ont lancé le soi-disant "Printemps arabe" qui représente le slogan pratique du plan impérialiste réactionnaire et colonial destiné à perpétuer l’oppression et l’exploitation féodale ».
Le texte met ensuite en garde contre « le sinistre jeu électoral » et dénonce les leaders arabes parvenus au pouvoir dans « les chars de l’impérialisme » en Tunisie, Égypte et Libye. La déclaration conclut à la nécessité de soutenir le régime syrien et son armée de résistance contre les ennemis extérieurs (l’OTAN, les sionistes, les Arabes pro-occidentaux, les chaînes satellitaires Al Jazira, Al Arabiya, etc). En Libye comme en Syrie, des groupes armés « qataris, turcs, tunisiens et algériens » qui constituent « plus de la moitié » des forces rebelles, participent à une « invasion multinationale du territoire syrien ». Très souvent, les sites latino-américains se réfèrent aux informations diffusées par le réseau Voltaire et son animateur principal Thierry Meyssan.
Le Venezuela accueille différentes organisations engagées dans une guerre de désinformation destinée à proposer une lecture alternative des événements en Syrie et dans le monde. TeleSur, une agence de presse panaméricaine basée à Caracas, constitue une source privilégiée d’information. Le 26 septembre 2013, Bachar al-Assad, en pleine campagne médiatique, lui accorde une interview télévisée exclusive. La fondation en 2011 de l’Union syro-venezuelienne constitue un autre exemple significatif. Avec la collaboration directe de l’ambassadeur syrien à Caracas et de son équipe, l’Union a pour vocation de « diffuser la vérité au sujet du conflit syrien, que seuls les médias appartenant aux pays alliés au peuple syrien et au gouvernement du président Bachar al-Assad se chargent de propager ».
Au Brésil, solidarité confessionnelle
Au Brésil, le positionnement communautaire observé sur les médias sociaux apparaît plus consensuel et moins idéologique. Une « majorité silencieuse » se cantonne ainsi, au plus fort de la crise syrienne, à la célébration de la beauté des paysages du Levant, des shawarmas et de la danse orientale. Cet apolitisme peut toutefois se révéler trompeur et au cours des derniers mois, même la très neutre Fearab de Sao Paulo s’est faite l’écho du conflit.
Un appel en apparence anodin contre la guerre en Syrie sur la page Facebook Fearab-São Paulo (« Je dis NON à la guerre contre la Syrie ») a ainsi déclenché de virulentes réactions : dénonciation de la mainmise américaine et israélienne en Syrie contre les Arabes, soutien au régime, rejet des « printemps infernaux » et réquisitoire contre la Turquie. La focalisation sur le rôle négatif de la Turquie, réminiscence d’une communauté chrétienne ayant fui l’Empire ottoman, est un élément spécifique à cette communauté.
Plus récemment, sous la pression des évènements, la page Facebook de l’organisation s’est mise à poster des vidéos dénonçant les exactions de l’Armée syrienne libre (ASL) et la présence de mercenaires djihadistes internationaux, rompant avec sa ligne éditoriale. Cette évolution semble traduire l’inquiétude de l’importante communauté syrienne maronite de São Paolo pour le sort de ses coreligionnaire syriens, que les récents combats dans le village à majorité chrétienne de Maaloula n’a fait qu’accentuer. Dans ce contexte, l’appel du pape à prier pour la paix en Syrie a eu un fort écho. Au Brésil, il semble donc que la crainte pour le sort des chrétiens d’Orient soit le facteur mobilisateur principal parmi l’influent establishment chrétien de la communauté.
En Argentine, influence de l’arabisme et des alaouites
En Argentine, la communauté se montre dans sa grande majorité pro-régime. S’il existe quelques groupes favorables à la révolution, ils sont minoritaires et souvent situés en province. Les partisans les plus radicaux du régime sont les membres de la Fearab argentine. Leur soutien y prend les formes les plus militaristes et « va-t’en guerre ». Les membres de l’ASL y sont qualifiés de « rats » ou « d’escadrons de la mort ». Plus récemment, le surnom très politique de « contras » l’assimile aux milices contre-révolutionnaires financées par les États-Unis au Nicaragua dans les années 1980. L’imaginaire antifasciste de la gauche latino-américaine va parfois jusqu’à solliciter des slogans de la guerre civile espagnole5.
Les théories du complot les plus sophistiquées sont mobilisées pour discréditer la couverture médiatique des violences : de fausses chaînes d’information commanditées par Washington et l’OTAN diffusent des images montées en studio ou détournées. Toutes les ressources possibles ont ainsi été mobilisées au lendemain des attaques chimiques de Damas (21 août 2013) pour d’abord nier les faits, puis discréditer les sources occidentales, et enfin pour accréditer la thèse selon laquelle l’attaque aurait été perpétrée par des groupes radicaux.
Ceux qui s’aventurent à exprimer une opinion dissidente sont qualifiés de vendus aux « ennemis des Arabes », de semeurs de discorde6 ou d’ignorants. Face à la perspective d’une attaque américaine imminente, cette tendance s’est radicalisée avec des appels à « l’épuration des traîtres » et, fait nouveau, des « neutres » qui se cantonnent aux aspects culturels de leur identité.
Deux facteurs distinctifs permettent de rendre compte d’un positionnement pro-régime aussi tranché : l’importance historique du Parti social nationaliste syrien (PSNS) et de son fondateur, Antoun Saadé, ainsi que l’existence d’une communauté alaouite ancienne et organisée en Argentine. Antoun Saadé, intellectuel et homme politique libanais, figure de l’anticolonialisme arabe et fondateur du PSNS au Brésil en 1932, s’est exilé en Argentine (1939-1947) suite à un acte d’accusation de la puissance coloniale française. Très actif au cours de cette période, il a marqué les esprits en Argentine où la communauté syro-libanaise commémore chaque 16 novembre la fondation du parti. La pensée de l’intellectuel semble avoir été cristallisée en Argentine sous une forme idéalisée très éloignée des réalités historiques et politiques des régimes baasistes au Proche-Orient.
La présence d’une communauté alaouite ancienne, institutionnalisée et répartie sur l’ensemble du territoire argentin, constitue une autre spécificité méconnue de cette diaspora. Une kyrielle d’associations de bienfaisance ont vu le jour dans un but de diffusion de la foi7 et paraissent entretenir des liens avec l’Iran. D’autres organisations religieuses à connotation plus politique ont été créées pour sensibiliser l’opinion aux positions du régime iranien.
Et le peuple syrien ?
Début septembre 2013, la crainte d’une intervention armée contre le régime syrien a poussé l’ensemble des composantes communautaires, politiques et religieuses à prendre la rue pour manifester leur soutien à « la paix en Syrie ». Dans le vide stratégique laissé par le désintéressement américain et européen vis-à-vis de l’Amérique latine, la Syrie a su, à l’instar de l’Iran, tisser des liens d’amitiés et de coopération avec ces gouvernements et leurs influentes communautés syro-libanaises. Le déclenchement de la crise syrienne a contribué au réveil et à la mobilisation de ces communautés en faveur du régime. Si les déterminants et degrés de mobilisation varient entre les pays, deux éléments communs sont à souligner : le rejet absolu de toute forme d’intervention étrangère dans une région marquée par l’interventionnisme américain et l’absence totale d’interrogations sur la nature et les causes profondes du soulèvement contre le régime.
Tout se passe comme si la souveraineté de la population syrienne, si souvent invoquée pour dénoncer les ingérences extérieures, était dépourvue de volet interne : la question démocratique n’est ainsi jamais posée. Le grand absent de tous ces débats est in fine le peuple syrien lui-même.
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13,5 millions en Argentine (selon la Confederación de entidades argentino árabes — Fearab), un demi-million au Venezuela. Au Brésil, les estimations varient entre 5 et 10 millions selon les sources et les critères. Gildas Bregain, Syriens et Libanais d’Amérique du Sud, L’Harmattan, 2008. - 312 p.
2Cecilia Baeza, « Les Palestiniens du Chili : de la conscience diasporique à la mobilisation transnationale », Revue d’études palestiniennes, vol. 95, 2005. - p. 51-87.
3Les communautés d’origine arabe d’Amérique latine ont connu un mouvement général d’institutionnalisation au début des années 1970 qui s’est traduit par la création de fédérations locales, nationales et supranationales (la Fearab Amérique a été fondée en 1973 à Buenos Aires).
4Les accords Sykes-Picot sont des accords secrets signés le 16 mai 1916 entre la France et la Grande-Bretagne, prévoyant le partage du Moyen-Orient à la fin de la guerre en zones d’influence entre ces puissances
5Cette lecture est en opposition frontale avec d’autres analyses qui associent les rebelles syriens aux républicains espagnols (Jean-Pierre Filiu, « La Syrie est notre guerre d’Espagne »), Le Monde, 4 février 2013.
6Christoph Schumann, « Nationalism, Diaspora and ’civilizational mission’ : the case of Syrian nationalism in Latin America between World War I and World War II », Nations and Nationalism, vol. 10, n° 4, 2004. - p. 599–617.
7Liste des associations sur le site Alauitas Argentina.