
« L’État ne doit plus laisser les Frères musulmans, les cousins du Hamas, prospérer et grandir en France », déclarait dans les colonnes du Figaro Marion Maréchal le 13 octobre 2023, soit quelques jours après les attaques du Hamas contre Israël. Gérald Darmanin, alors ministre de l’intérieur, annonçait, lui, le 4 mai 2024 au JDD le lancement d’une mission d’évaluation sur les Frères musulmans, une organisation « vicieuse » visant le « basculement progressif de tous les pans de la société dans la matrice islamique ». Son successeur, Bruno Retailleau, affilié aux Républicains, s’en inquiétait à son tour devant la commission des lois le 2 octobre 2024. : « On a aujourd’hui un islam politique très intrusif, c’est le frérisme », assurait-il, détaillant « une matrice idéologique » intégrant la « prééminence du droit coranique sur le droit national », « l’infériorisation de la femme » et l’« antisémitisme ».
Une étrange convergence
Si loin, si proche, dans le golfe Arabo-Persique, le mouvement islamiste transnational et fondamentaliste des Frères musulmans est au centre d’une autre lutte. Celle du Qatar et des Émirats arabes unis : le Qatar les utilise pour asseoir son influence et les Émirats les combattent pour assurer la sienne. L’affrontement se poursuit à l’international : en Europe, Abou Dhabi convainc de plus en plus d’hommes et de femmes politiques de la justesse de sa vision, du centre jusqu’à la droite de la droite.
L’association politique entre les Émirats et l’extrême droite européenne n’avait pourtant rien d’évident. Quel terrain d’entente entre des partis cultivant le racisme et la peur de l’islam — voire la défense d’une identité européenne blanche et judéo-chrétienne — et des Émirats au sein desquels l’islam est justement la religion d’État, et la charia, le socle de la législation ? Et pourtant. Comme nous avons pu le documenter dans cette enquête, les préoccupations géopolitiques de la richissime petite monarchie rejoignent les angoisses islamophobes de la droite de la droite — parfois dans un contexte de difficultés financières.
Ce discours alarmiste envers les Frères musulmans et nourrissant in fine la peur de l’islam est porté en France par certains médias et centres de recherche, comme Global Watch Analysis ou le Centre européen de recherche et d’information sur le frérisme (Cerif). On le retrouve aussi dans la bouche de personnalités politiques d’extrême droite comme Sébastien Chenu, député Rassemblement national (RN) du Nord et vice-président du parti, ou de Thierry Mariani, autre membre du RN et eurodéputé du groupe Les Patriotes pour l’Europe. Pour mémoire, le troisième groupe parlementaire européen, dirigé par Jordan Bardella, a été fondé en juin 2024 par l’extrême droite hongroise de Viktor Orbán — qui a récemment profité de significatifs investissements émiratis. Interrogé sur les Émirats, Mariani leur reconnaît « des ressources financières importantes » et note des « valeurs qui rapprochent », notamment dans la lutte contre l’islamisme. Un combat qui inclut « les Frères musulmans », nous a-t-il précisé.
Attiser l’islamophobie
Largement commentée et analysée, l’ascension de l’extrême droite se matérialise partout en Europe ; son développement n’est pourtant pas seulement dû à la sociologie des campagnes ou à l’échec de la gauche. Dans le cadre de leur agenda politique, certains pays tiers agitent en France la peur de l’islam. « Il y a une synergie sur cette question. La Russie cherche à déstabiliser en créant des troubles sociaux en Europe. De son côté, Israël voudrait alimenter la haine de l’islam pour justifier son action en Palestine », explique le conseil en risques et stratégies politiques Andreas Krieg. Et les Émirats ? « Ils ont une peur phobique de l’islam politique et des Frères musulmans, qui ne doivent à aucun prix devenir un chemin politique possible au Proche-Orient », poursuit le chercheur.
Créé en Égypte dans les années 1920, le mouvement des Frères musulmans s’est développé dans le monde, s’adaptant à chaque pays où il s’est implanté en ambitionnant de participer à la vie politique. Affichant des positions morales conservatrices, il se décline en association, en parti, voire en mouvement politico-militaire dans le cas du Hamas. Mais exception faite des attaques commises en Palestine dans un contexte de lutte nationaliste, le mouvement a renoncé à la violence et n’a pu être pris en défaut à ce propos. Les révolutions arabes de 2011 ont vu la confrérie monter en puissance, soutenue par le Qatar et sa chaîne Al-Jazira.
« La stabilité autoritaire »
Après 2011, l’élection Après 2011, l’élection de présidents affiliés aux Frères musulmans en Égypte et en Tunisie va inquiéter les autres monarchies du Golfe — en particulier les Émirats arabes unis et l’Arabie saoudite —, qui craignent la démocratie et un éventuel renversement de leur pouvoir. Elles vont donc lancer une contre-offensive, qui se matérialisera d’abord par le renversement du président Mohamed Morsi en Égypte, puis par l’embargo de 2017 sur le Qatar, mais aussi, de façon plus subtile, avec une vaste campagne de propagande. « Le discours — clair, unifié et harmonisé — fait intégralement partie de la panoplie des armes utilisées, commente Andreas Krieg. Il est diffusé sur un temps long : les mécanismes à l’œuvre durent depuis presque quinze ans. Les Émirats arabes unis, dont le régime est autocratique, ont du temps et une patience stratégique », commente encore le chercheur. Leur objectif ? Persuader les opinions publiques, y compris occidentales, des dangers associés au Qatar, aux Frères musulmans, et, de façon générale, à la démocratie dans les pays arabes.
« Abou Dhabi a commencé à mettre en avant la notion de “stabilité autoritaire”, postulant une dichotomie simpliste : soit vous avez la stabilité des dirigeants autocratiques, soit vous avez le terrorisme islamiste et le chaos », analyse l’ONG Corporate Europe Observatory, dont l’objet de recherche porte sur les lobbys, dans son rapport du 17 décembre 2020, « United Arab Emirates’ growing legion of lobbyists support its ‘soft superpower’ambitions in Brussels ».
Mais les Émirats vont plus loin encore, insistant sur le potentiel danger que ferait peser l’islam sur les pays occidentaux eux-mêmes. « Certains pays européens ne se rendent pas compte qu’il y a 50 millions de musulmans en Europe. Vous ne vous rendez pas compte que l’islam est une autre religion européenne », avertissait en 2017 le ministre émirati des affaires étrangères Abdallah Ben Zayed Al-Nahyane à l’occasion d’un forum sur la lutte contre la radicalisation à Riyad. Avant d’ajouter : « Il viendra un jour où nous verrons beaucoup plus d’extrémistes radicaux et de terroristes venir d’Europe en raison de l’absence de prise de décision [ou] du politiquement correct. » Une intervention en anglais, régulièrement utilisée sur les réseaux sociaux. Elle réapparaît ainsi après les soulèvements populaires qui ont suivi la mort de Nahel Merzouk à l’été 2023 en France, ou en octobre 2023 après l’attaque du Hamas sur Israël ou encore en avril 2024 au moment du mouvement estudiantin américain propalestinien —, repostée à ce moment-là par Elon Musk, elle engrangera plusieurs dizaines de millions de vues.

Opérations de piratage
Restée dans l’ombre, la stratégie de propagande émirienne a été dévoilée en 2023 en France après une série d’articles fondés sur des documents issus du piratage de la boîte e-mail1 de l’entreprise suisse Alp Services, spécialisée en conseil en affaires publiques et en communication. Les données issues de ce piratage — dont on ignore la provenance initiale — ont été rendues accessibles au New Yorker, au média autrichien Profil ainsi qu’à un groupe de médias européens, dont Mediapart. Ceux-ci ont alors pu documenter la façon dont, à partir de 2017, l’agence suisse aurait opéré une campagne d’influence pour le compte d’Abou Dhabi.
Selon eux, elle comprenait plusieurs volets : d’abord, l’identification et le dénigrement de personnes cibles supposément affiliées aux Frères musulmans2. Ensuite, la diffusion à travers les réseaux sociaux et les médias traditionnels de contenus critiques généraux sur le Qatar et les Frères musulmans. Enfin, l’influence auprès de décideurs. « Le but : provoquer un débat public et politique. Nous choisirons les médias et canaux de lobbying les plus appropriés pour chaque cas et pour atteindre les acteurs les plus pertinents », rapporte ainsi le média autrichien Profil, citant le plan d’action qu’Alp Services a proposé aux Émirats3, à partir des documents qu’il a eus en sa possession.
Quels sont donc ces canaux « appropriés » ? Ils se déclinent du centre vers la droite. « Politiquement, les Émirats arabes unis ne souhaitent pas voir d’opposition politique émerger des musulmans. Ils se retrouvent donc bien dans des stratégies européennes plutôt centristes ou de droite, qui cherchent à créer un “islam européen” avec des structures sous contrôle », explique le politologue Farid Hafez, qui raconte avoir lui-même été ciblé par Alp Services et qui a à ce titre déposé l’une des deux plaintes en cours aux États-Unis.
Ainsi, les médias situés au centre ou à droite de l’échiquier politique diffusent-ils plus facilement le message attendu par les Émirats arabes unis que des médias ancrés à gauche. Et si des journaux ayant pignon sur rue produisent bel et bien occasionnellement des articles allant dans le sens d’Abou Dhabi, une structure plus modeste est très active sur le sujet. Petit groupe médiatique français presque inconnu et se voulant distancié du Rassemblement national4, Global Watch Analysis (GWA) rassemble un site internet, une revue, Écran de veille, une maison d’édition et une web-TV diffusant de nombreux contenus critiques des Frères musulmans. Parmi les plumes du groupe, on retrouve plusieurs noms cités dans l’affaire Alp Services — dont celui de Lorenzo Vidino, un chercheur américain dont Global Watch Analysis a traduit en français le dernier essai, Frères musulmans, Le Cercle restreint. « Les Émirats arabes unis ont fait appel à Atmane Tazaghart, le rédacteur en chef du site web Global Watch Analysis, […] qualifié de “concurrent” [par Alp Services], pour publier des articles faux et trompeurs », peut-on lire dans une seconde plainte américaine, déposée par le trader pétrolier Hazim Nada5. Contacté, Atmane Tazaghart nie tout lien et nous menace au passage de poursuites judiciaires.
« En fait, la répétition de cette théorie selon laquelle les Frères musulmans déstabiliseraient les sociétés européennes s’inscrit dans une théorie du complot plus générale, selon laquelle l’identité musulmane serait menaçante et posséderait une essence politique subversive », analyse Farid Hafez. Alimentant ainsi l’islamophobie, donc, in fine, la droite de la droite. « D’ailleurs, même si leurs idées sont plus proches de celles des centristes, cela n’empêche pas les Émirats de dialoguer aussi avec l’extrême droite », poursuit le chercheur. Dans le cas de l’affaire Alp Services, le New Yorker puis Mediapart évoquent en mars et juillet 2023 le cas de Louis de Raguenel qui aurait relayé des informations fournies par l’agence suisse dans le journal Valeurs actuelles. « Je n’ai jamais été payé en échange de publication d’un article. Jamais », dément le journaliste.
Une industrie du conseil sur le djihadisme
Mais il y a mieux encore que les journalistes. Auréolées d’une caution scientifique, les productions des chercheurs, « experts », centres de réflexion ou think tanks influencent à la fois les médias — et donc l’opinion publique — mais aussi les décideurs, avec des conséquences sur les politiques publiques. « Il existe une véritable industrie du conseil sur l’islam et le djihadisme, une communauté travaillant sous la dénomination de “contre-radicalisation” (“counter violent extremism”, CVE) ou de “prévention de la radicalisation” (“preventing violent extremism”, PVE). Mais ces centres ne réalisent pas de vraie recherche scientifique, décrypte Andreas Krieg. Les contenus qu’ils produisent se diffusent toutefois de façon puissante et organique à travers des réseaux secondaires, médiatiques notamment. Il est d’ailleurs inutile de maîtriser tous ces centres ou tous ces réseaux, et quelques hubs peuvent suffire à transmettre le message et à le rendre omniprésent dans l’espace public. Beaucoup des gens qui le répètent n’ont ainsi aucun lien direct avec les Émirats. »
Lorenzo Vidino, qui dirige le programme sur l’extrémisme de l’université George-Washington a quant à lui des liens clairs avec les Émirats puisqu’il travaille également pour Hedayah, un centre de réflexion émirati sur la contre-radicalisation rassemblant des chercheurs internationaux et diffusant son message partout dans le monde. Selon l’article précité publié par Profil, il a aussi signé un contrat de consultance avec Alp Services. Si Lorenzo Vidino n’a pas répondu à nos sollicitations, il a confirmé au New Yorker dans un article du 27 mars 2023 avoir travaillé pour l’officine suisse sur les Frères musulmans en Europe — sans avoir été sûr du client final, même s’il se doutait qu’il s’agissait d’Abou Dhabi. « Il n’était pas évident de savoir s’il s’agissait des Émiratis, des Saoudiens, des Israéliens ou d’une entité privée aux États-Unis », dit-il.
Sur le fond, Vidino identifie deux dangers principaux qui guetteraient l’Union européenne (UE). Le récit des Frères « peut potentiellement représenter la première pierre d’une trajectoire de radicalisation qui pourrait évoluer jusqu’au militantisme violent », écrit-il dans « La Structure paneuropéenne des Frères musulmans », un rapport qu’il a coécrit en 2021 pour le Centre de documentation sur l’islam politique, un institut autrichien. Ce continuum existe-t-il vraiment ? « Nombre de travaux académiques montrent […] que ce n’est pas forcément le cas, considèrent les chercheurs Juliette Galonnier, Stéphane Lacroix et Nadia Marzouki dans une interview publiée sur le site de Sciences Po en 2022 à propos de leur livre Politiques de lutte contre la radicalisation. Quantité de terroristes (que l’on songe par exemple au parcours du terroriste de l’attentat du 14 juillet 2016 à Nice, Mohamed Lahouaiej-Bouhlel) sont venus à l’action violente sans radicalisation religieuse préalable, et quantité de religieux intransigeants sont radicalement hostiles à la violence. » Les trois universitaires estiment qu’en se focalisant sur le religieux, ces discours sous-estiment les dimensions politiques ou socio-économiques de la radicalisation.
Deuxième danger, pour Lorenzo Vidino, les Frères musulmans menaceraient aussi la cohésion sociale. « Sur certaines questions clés telles que la liberté religieuse, les droits des femmes et l’homosexualité, de nombreux dirigeants des Frères musulmans adoptent des positions qui sont en contradiction flagrante non seulement avec les valeurs européennes dominantes, mais aussi avec les droits humains fondamentaux », analyse-t-il. La question de la politisation du religieux est certainement une question centrale aujourd’hui pour les démocraties — elle concerne d’ailleurs aussi le christianisme conservateur.

Du bon usage des attentats
Reste à savoir quelles sont les solutions en termes de politiques publiques. Car le travail de Vidino a eu une importance centrale dans les décisions prises en Autriche, comme l’a confirmé par la suite la ministre de la justice Alma Zadić. Quelques jours après l’attentat meurtrier du 2 novembre 2020 à Vienne, au cours duquel un homme armé d’une kalachnikov ouvre le feu dans le quartier central de la ville, faisant quatre morts et vingt-trois blessés, un vaste coup de filet répressif est organisé à travers l’Autriche. Lors de cette opération « Louxor », des centaines de policiers ont perquisitionné et parfois arrêté des dizaines de personnes supposément liées aux Frères musulmans et accusées de terrorisme. Or le parquet de Graz nous précisait mi-octobre 2024 que si l’enquête se poursuivait pour 20 personnes et 6 associations, elle avait été abandonnée pour 65 personnes et 17 associations. « La globalisation d’une approche qui met l’accent sur l’anticipation du risque […] plutôt que sur la riposte aux attaques subies contribue à normaliser la logique de soupçon, cause de phénomènes d’exclusion, d’autocensure et de discipline dans l’espace public », regrettent la chercheuse Juliette Galonnier et ses coauteurs dans leur livre.
En France, on retrouve Lorenzo Vidino parmi les invités d’une conférence sur l’islamisme et les Frères musulmans organisée en mai par le Centre européen de recherche et d’information sur le frérisme (Cerif), un think tank créé en janvier 2025 par l’universitaire Florence Bergeaud-Blackler. Omniprésente dans les médias et sur X et garantissant sur son site une réponse dans les vingt-quatre heures, la chercheuse n’a pourtant jamais donné suite à nos demandes d’interview. Bergeaud-Blackler a publié en 2023 Le Frérisme et ses réseaux, un livre controversé sur la confrérie. Au lendemain des attaques du Hamas, en octobre 2023, elle donnait le 16 octobre 2023 une interview au Figaro dénonçant notamment l’« entrisme » des Frères musulmans sans donner d’exemple précis. En 2024, elle était invitée en Belgique à la Conférence sur le conservatisme national (NatCon) aux côtés, entre autres figures d’extrême droite, du dirigeant hongrois Viktor Orbán, et du polémiste Éric Zemmour, du fondateur du parti nationaliste britannique Ukip Nigel Farage, ou de l’ancien premier ministre de Pologne, Mateusz Morawiecki, membre de Droit et justice (Prawo i Sprawiedliwość — PiS). Elle participait également au « 1er Printemps de la liberté d’expression », un cycle de conférences aux thématiques extrêmes droitières organisées à Perpignan, sous l’égide du maire RN Louis Aliot, l’ancien compagnon de Marine Le Pen.
Ligne droite avec le Rassemblement national
Abou Dhabi n’hésite d’ailleurs pas à courtiser directement les représentants de l’extrême droite française. L’histoire pourrait débuter en 2014, avec une rencontre, révélée par Intelligence Online et détaillée par Mediapart en octobre 2016, entre Marine Le Pen et un agent de liaison des services des Émirats arabes unis (EAU), à Saint-Cloud. Le parti, à l’époque le FN, recherche activement des financements pour ses campagnes. Rencontrant des difficultés avec les banques françaises, il se tourne vers l’étranger. Jean-Luc Schaffhauser, « l’eurodéputé prorusse qui a conclu le prêt du FN », comme le titre Libération, raconte au quotidien dans un article publié en 2014 la négociation d’un prêt avec une banque émirienne dont le projet a capoté — c’est la Russie qui a finalement prêté l’argent. Mediapart révèle ensuite qu’un prêt de 8 millions d’euros ayant transité par une banque émirienne — Noor Capital — aurait sauvé le parti fin 2017. La provenance des fonds reste toutefois obscure.
Très clair est quant à lui le discours du FN, puis du RN. Dès 2012, Marine Le Pen réclamait la dissolution de l’association qui représente la confrérie dans l’Hexagone, l’Union des organisations islamiques de France (UOIF, aujourd’hui Musulmans de France — MF). Le discours du RN reste depuis calé sur cette ligne. En décembre 2022, au moment de la Coupe du monde et alors qu’a éclaté le scandale de corruption par le Qatar au Parlement européen, le député RN du Nord Sébastien Chenu expliquait sur TF1 que Doha « pose un certain nombre de problèmes, soutient le terrorisme, est en opposition [avec les] droits de l’homme, se comporte mal, et essaie d’influencer la sphère publique ». Il annonçait alors la création d’une commission d’enquête sur les ingérences étrangères. Présidée par le RN, l’instance délivre en juin 2023 ses conclusions, pointant les manœuvres de la Russie, de la Chine, et plus marginalement celles de l’Iran, du Maroc, du Qatar et de la Turquie. Mais reste en revanche muette sur le travail d’influence d’Israël ou sur celui des Émirats arabes unis.
Il se trouve que, entre fin 2022 et début 2025, Sébastien Chenu avait justement pris la tête du groupe d’amitié parlementaire France Émirats. Qu’a fait ce groupe durant sa présidence ? Difficile de le savoir, puisqu’aucune information sur le sujet ne figure sur le site de l’Assemblée. On apprend toutefois sur X que le député RN a profité de la COP28 à Dubaï en novembre 2023 pour se rendre aux Émirats. « Ce fut l’occasion d’évoquer la coopération internationale en matière de lutte contre le terrorisme », explique Sébastien Chenu dans un tweet, évoquant sa rencontre avec Ali Rashid Al-Nuaimi, président de la commission de la défense, de l’intérieur et des affaires étrangères au sein du Conseil national fédéral — le pseudo-Parlement émirati —, également à la tête de Hedayah, le centre de réflexion émirati sur la contre-radicalisation. Sollicité, Sébastien Chenu n’a pas souhaité nous répondre.
Interrogé de façon générale sur les liens du RN avec les Émirats, Arnaud Stephan, qui travaille comme communicant pour l’extrême droite française6, décrit « une nouvelle puissance » qui « prend, de façon normale, contact avec les uns et avec les autres », « notamment avec un parti aux portes du pouvoir ». « Qu’ils pourront avoir sous le coude dans le futur, par exemple pour demander un radar que les États-Unis auront refusé », explique-t-il. En quoi, de leur côté, les Émirats seraient intéressants ? « Ils pourraient proposer d’arranger le problème avec l’islam radical. En faisant de la contre-propagande, avec des vidéos sur l’islam portant les bons messages, en mettant de l’argent dans des associations culturelles ou la formation d’imams en France », illustre le communicant, qui indique toutefois rester circonspect. « Les EAU sont un nouvel opérateur sur le marché de la géostratégie et les frontières ne sont pas encore totalement claires. Lors des prises de contact, on s’interroge parfois sur les intérêts qui sont réellement défendus », considère-t-il.
De l’Autriche à la Hongrie
Que se passe-t-il dans d’autres pays européens, là où l’extrême droite a pris les rênes du pouvoir ? Outre la proximité idéologique, les capacités de financements hors norme du petit émirat ne laissent pas indifférent. Surtout dans un contexte économique difficile et alors que les politiques antidémocratiques menées par certains les mettent au ban de la communauté européenne. En procédure de déficit excessif, Viktor Orbán refuse pourtant d’adopter les mesures relatives à l’État de droit qui lui permettraient de toucher les 18 milliards d’euros gelés par la Commission. « Pour se rendre économiquement moins dépendant de l’UE, Viktor Orbán cherche à diversifier ses sources de capitaux et d’investissements, notamment auprès de pays menés par des hommes forts, comme la Russie, la Chine, ou les pays du Proche-Orient », analyse Mujtaba Rahman, directeur Europe du cabinet de conseil en risques politiques Eurasia Group.

Et parmi ces autocraties, les Émirats arabes unis. En avril 2024, le Parlement hongrois valide un nouvel accord de coopération économique, comprenant notamment le développement immobilier du quartier de la gare de Rákosrendező à Budapest. Selon l’accord, des acteurs privés émiratis choisis par Abou Dhabi devront investir 5 milliards d’euros pour acheter les terrains et propriétés du quartier puis construire un ensemble à usage mixte. En contrepartie, le gouvernement hongrois s’engage à limiter la TVA à 5 % sur les biens vendus et à investir 800 millions d’euros dans des infrastructures de transport.
Au même moment, la Commission européenne tente de sortir les Émirats arabes unis de sa liste des pays à haut risque pour le blanchiment d’argent. Mais certains eurodéputés montent au créneau. « Cette décision était tout à fait scandaleuse, explique l’eurodéputé (ex-Verts, aujourd’hui La France insoumise) Damien Carême, qui a notamment été rapporteur du dernier règlement européen sur la prévention de l’utilisation du système financier aux fins de blanchiment de capitaux ou de financement du terrorisme. Par exemple, les Émirats arabes unis violent de façon flagrante les sanctions financières contre la Russie. Ils sont aussi impliqués dans le financement de la guerre au Soudan. Nous nous sommes donc opposés à la décision de la Commission et nous avons réussi à faire adopter cette objection » le 23 avril 2024, se réjouit l’élu. Les EAU seront donc maintenus sur la liste, malgré le soutien des eurodéputés hongrois et italiens d’extrême droite.
Qu’en sera-t-il à l’avenir ? Les dernières élections européennes ont vu croître le nombre d’eurodéputés d’extrême droite, dont une grande partie, y compris le RN, se sont regroupés dans la nouvelle coalition des Patriotes pour l’Europe. « Pour les EAU, les partis d’extrême droite, qui s’unissent en Europe, représentent un partenaire fiable et dont les réseaux peuvent être mobilisés facilement », analyse le conseil en risques et stratégies politiques Andreas Krieg. En juillet 2024, la Hongrie prenait la présidence tournante de l’UE, et ce, jusqu’à la fin de l’année. « Viktor Orbán ne croit pas en ce que représente l’Union et ne croit pas dans le multilatéralisme. Il veut une Europe d’États-nations, avec plus de pouvoir aux États au détriment de l’UE », décrypte Mujtaba Rahman. Le tout, agrémenté d’une certaine sympathie pour les autocraties comme la Russie ou les Émirats. « La Hongrie s’engage à œuvrer pour des relations plus étroites entre l’UE et les Émirats arabes unis », assurait au printemps le ministre hongrois du commerce et des affaires étrangères. La vision du monde de la petite monarchie pourrait encore avoir de beaux jours devant elle. Reste à savoir si ses priorités sont vraiment celles des Européens.
Les coulisses de notre enquête
Journaliste indépendante, j’ai travaillé il y a quelques années sur la guerre au Yémen pour Mediapart et Mediacités. L’un des belligérants a attiré mon attention parce qu’il était presque inconnu, alors que sa relation avec la France ne cessait de s’amplifier : les Émirats arabes unis. J’ai donc écrit sur ce pays, notamment pour Le Monde diplomatique et pour Orient XXI, qui m’avait demandé en 2022 de travailler sur l’influence de ce pays en France. Aujourd’hui, c’est aux liens que cette petite, mais richissime monarchie pouvait avoir avec l’extrême droite française et européenne que nous nous intéressons. C’était un fil qui avait attiré mon attention, et que j’ai donc accepté de tirer.
J’ai interrogé des chercheurs, des journalistes et des hommes politiques. Du côté du RN, peu m’ont répondu, mais j’ai pu échanger avec l’eurodéputé Thierry Mariani et avec le communicant Arnaud Stephan. Présent lors des rencontres de 2014 et 2015 qui ont eu lieu entre le RN et des officiels émiratis, l’homme d’affaires Pascal Renouard de Vallière est resté extrêmement vague au téléphone pendant la durée de notre entretien. Lui, qui ne cache pas son soutien à Marine Le Pen et qui a été dans les années 2000 l’intermédiaire favorisant le projet de création de la Sorbonne University à Abou Dhabi, ne fait cependant aucune analyse particulière du lien entre le RN et les Émirats. « Tous les partis ont des relations avec tous les pays », m’a-t-il répété.
Je me suis aussi plongée dans les deux plaintes qu’ont posées Farid Hafez et Hazim Nada contre, notamment, Alp Services — une entreprise suisse qui servait de relais de propagande et de désinformation entre les Émirats et l’Europe.
Le prolongement autrichien de cette affaire m’a particulièrement interpellée : l’influence de la monarchie émiratie, notamment auprès de centres de recherche, a contribué à la mise en place de politiques d’extrême droite. En France, je me suis donc intéressée aux centres ou aux médias qui relayaient une ligne proche de celles des Émirats, notamment sur la question des Frères musulmans. J’ai noté que le Centre européen de recherche et d’information sur le frérisme (Cerif) avait reçu le chercheur Lorenzo Vidino, également attaqué par Farid Hafez et Hazim Nada pour son rôle dans l’affaire Alp Services. Contactée, la prolixe et virulente fondatrice du Cerif, la chercheuse Florence Bergeaud-Blackler, ne m’a jamais répondu. Je suis aussi allée voir ce que proposait le média Global Watch Analysis (GWA) ; son rédacteur en chef, Atmane Tazaghart, a démenti tout lien avec les Émirats avant de me menacer de poursuites judiciaires.
Les articles présentés sur notre site sont soumis au droit d’auteur. Si vous souhaitez reproduire ou traduire un article d’Orient XXI, merci de nous contacter préalablement pour obtenir l’autorisation de(s) auteur.e.s.
1Les piratages de boîte e-mail puis les fuites organisées dans la presse font partie des outils d’influence utilisés par les Émirats arabes unis et le Qatar. Le média d’investigation Blast en France indique que les documents dont sont issues ses révélations en 2021 sur la « Qatar connection » proviennent initialement d’une opération de piratage émiratie. Quelques années auparavant, en 2017, le hacking par un groupe nommé Global Leaks de la boîte e-mail de l’ambassadeur émirati aux États-Unis et la fuite des documents vers le média The Intercept faisaient clairement le jeu de Doha.
2La révélation de ce fichage, accompagné pour certaines personnes ou entités d’une campagne d’atteinte réputationnelle, a conduit à plusieurs procédures en justice, en France, en Suisse et aux États-Unis. Deux plaintes françaises, déposées par Mediapart et la journaliste Rokhaya Diallo, ont été depuis, selon nos informations, classées sans suite par le parquet de Paris. En Suisse, une enquête du ministère public de la Confédération est toujours en cours. De même que les deux plaintes américaines.
3Dans un article publié le 19 septembre 2023, « Inside the United Arab Emirate’s spy campaign in Europe ».
4Les articles publiés sont généralement critiques du RN. Sauf au moment des législatives de 2024, quand le site publie une interview de Gilles-William Goldnadel. intitulée : « Pour un Juif, ce n’est plus un tabou de voter pour le Rassemblement national ». L’avocat a notamment défendu Florian Philippot, alors vice-président du Front national lors de la plainte l’opposant au Qatar en France.
5Hazim Nada est le fils du leader Frères musulmans Youssef Nada et aurait sous ce prétexte subi une campagne de dénigrement émanant d’Alp Services.
6Arnaud Hautbois, qui prend aussi le pseudonyme de Stephan, a notamment travaillé entre 2012 et 2017 pour Marion Maréchal, et plus récemment sur la campagne présidentielle 2022 de Marine Le Pen.