Les Émirats arabes unis, un acteur méconnu


Dans une région en plein bouleversement, ravagée par les guerres, chaque pays essaie de défendre ses intérêts. L’un des plus actifs mais aussi le plus discret est les Émirats arabes unis, guidé principalement par son projet — libéral sur le plan économique, autoritaire sur le plan politique. Coup de projecteur sur cet acteur méconnu avec le chercheur Stéphane Lacroix.

Philippe Gunet. On parle souvent de l’Arabie saoudite et du Qatar, mais très peu des autres monarchies de la péninsule Arabique. Pourtant, parmi elles, les Émirats arabes unis (EAU) ne méritent-ils pas davantage d’attention ?

Stéphane Lacroix. — Les responsables politiques français ont des liens extrêmement forts avec les EAU, en particulier l’exécutif actuel et notamment le ministre des affaires étrangères et anciennement ministre de la défense, Jean-Yves Le Drian. C’est en outre un pays où la France est implantée militairement, avec une base navale, ce qui est rare dans la région.

Cependant c’est un pays qui n’attire pas l’attention pour de nombreuses raisons. Ce qui suscite en permanence des polémiques au sujet de l’Arabie et du Qatar, c’est la question de l’islam. Un islam volontiers présenté comme radical, que ce soit le salafisme de certains ou le soutien aux Frères musulmans. Les EAU se positionnant dans un autre camp, n’apparaissent pas sulfureux et semblent ne pas poser problème. Et ceci est paradoxal, car les EAU ont une politique très interventionniste et sont probablement le pays le plus proactif aujourd’hui de la région. Cela passe cependant complètement sous les radars des médias. C’est un peu un mystère, en vérité.

P. G. Comment peut-on définir la politique étrangère des EAU, qui ne serait donc pas neutre ? Quels en sont les traits majeurs ?

S. L. — Ce n’est pas du tout un élément neutre. Les Émirats ont choisi leur camp depuis longtemps. À la différence d’un certain nombre de leurs voisins, leur projet, à la fois politique et économique, est simple et assez cohérent. Il est ancien et porté par des moyens relativement efficaces. Une des raisons pour lesquelles les hommes politiques occidentaux aiment bien les EAU, c’est leur réputation d’efficacité : quand ils s’engagent à faire quelque chose, ils le font, tant sur le plan politique que sur le plan militaire.

Sur le plan politique, il s’agit de créer au Proche-Orient une zone de stabilité autoritaire avec des régimes à leur image, et de se prémunir contre tout risque de révolution ou de toute forme de dissidence. Les EAU ont très mal vécu l’épisode des Printemps arabes. Ils ont dès le début été de farouches opposants de toutes leurs dynamiques. Plus précisément, les Frères musulmans, vus comme les plus à même d’emporter les dividendes des Printemps arabes comme on a pu le constater en Tunisie, en Égypte et ailleurs, étaient leur véritable obsession. C’est une ligne rouge pour Abou Dhabi. Elle caractérise son projet politique.

Sur le plan économique, il s’agit de faire du Proche-Orient une sorte de grand marché, où les Émirats pourraient faire du business et exporter le modèle néolibéral qu’ils pratiquent depuis longtemps.

On retrouve dans ces deux projets la dynamique interne qui existe entre Abou Dhabi et Dubaï, les deux émirats poids lourds parmi les sept que compte la fédération des EAU. Abou Dhabi représente en effet le pouvoir politique et militaire — « la petite Sparte » comme on a pu l’appeler —, tandis que Dubaï est le pouvoir des affaires et du commerce.

P. G. Vous avez parlé de la difficile relation entre Abou Dhabi et les Frères musulmans. Quelle en est l’origine ?

S. L. — À partir des années 1960, tout comme l’Arabie saoudite ou le Qatar, les EAU ont accueilli un grand nombre de Frères musulmans. C’était l’époque de la guerre froide arabe entre d’un côté l’Égypte de Gamal Abdel Nasser et de l’autre l’Arabie saoudite et les monarchies du Golfe. Dans le cadre de ce conflit, les Frères musulmans étaient vus comme des alliés par ces monarchies. De réfugiés politiques, ils étaient en effet devenus contributeurs à leur construction étatique et à leur modernisation. Ils étaient donc alors plutôt bien vus, y compris aux Émirats.

Le premier traumatisme a eu lieu en Arabie saoudite au début des années 1990, avec un effet sur les EAU. Une contestation islamiste s’est développée en Arabie saoudite à la suite de l’appel du roi Fahd aux troupes américaines dans le cadre de la guerre du Golfe provoquée par l’invasion du Koweït par Saddam Hussein. Cette contestation était menée par un mouvement islamiste local, saoudien, qui avait des prolongements aux EAU et ailleurs. Pour les autorités de ces pays, les Frères sont les inspirateurs de cette dissidence islamiste, et c’est donc leur présence qui l’a produite.

Dès lors, le regard porté par certains pays de la région sur les Frères musulmans change du tout au tout. Paradoxalement, ce changement sera cependant moins radical en Arabie saoudite qu’aux EAU, alors que c’est chez elle qu’est apparue cette contestation. En Arabie saoudite, à cette époque et jusqu’en 2015, on est toujours dans un jeu complexe, on doit ménager les uns et les autres, on est dans ce jeu d’équilibre très horizontal qui fait qu’il y a peu de modifications radicales de politique étrangère ou intérieure. En revanche, aux EAU, la relation entre le pouvoir et les Frères musulmans commence à se transformer. Dès la fin des années 1990, les Frères musulmans des Émirats et leur association locale Al-Islah subissent une pression croissante, parallèlement à la montée en puissance de Mohamed Ben Zayed Al-Nahyane, celui qu’on appelle MBZ, prince héritier d’Abou Dhabi, l’homme fort de la fédération. Ce dernier semble nourrir à leur égard une haine personnelle dont on n’explique pas bien les causes et les désigne d’emblée comme ennemis.

P. G.Quels exemples peut-on donner des conséquences en politique extérieure de la posture d’Abou Dhabi à l’égard des Frères musulmans  ?

S. L. — Avant 2011, les EAU faisaient le ménage chez eux, en s’en prenant aux activités d’Al-Islah. À partir de 2011, ils se lancent dans une sorte de campagne régionale contre les Frères musulmans. Cela commence en Égypte, où Abou Dhabi joue un rôle important, avec Riyad, dans le renversement par l’armée égyptienne du président Mohamed Morsi début juillet 2013. Elle se poursuit en Libye, où les Émirats vont prendre parti pour le général Khalifa Haftar et le soutenir militairement dans sa guerre contre les Frères musulmans libyens et leurs alliés, y compris avec des bombardements de leur aviation. En Tunisie, pour contrer le parti frériste Ennahda de Rached Ghannouchi arrivé au pouvoir en 2011, ils apportent leur soutien au parti Nidaa Tounès de Beji Caïd Essebsi, avant de lui reprocher en 2017 de ne pas avoir choisi entre eux et le Qatar.

Abou Dhabi va aussi s’impliquer au Yémen, qui devient un enjeu majeur, mais pas pour les mêmes raisons que l’Arabie saoudite. Les deux monarchies y poursuivent des objectifs un peu différents. Officiellement, elles font ensemble la guerre aux houthistes et veulent rétablir le gouvernement légitime. En vérité, l’objectif des Émirats est surtout de faire du Yémen une zone sans Frères musulmans. Ils vont systématiquement appuyer des forces anti-Frères, quitte à soutenir de temps en temps des milices d’obédience salafiste qui leur vouent une haine féroce. Leur stratégie se distingue ainsi de celle de Riyad qui est prêt à faire des alliances au cas par cas avec les Frères musulmans, et c’est le cas au Yémen, malgré une rhétorique officiellement anti-Frères. Sur cette question, si l’Arabie saoudite sait se montrer pragmatique, les Émirats demeurent idéologiques.

Au Yémen, la divergence entre les deux monarchies concerne aussi « le jour d’après ». Elles ne sont pas d’accord sur le modèle. Les Émiriens ont fini par décider en faveur d’une indépendance du Sud, qui leur semble être la meilleure option, parce qu’elle leur permet de tenir sous contrôle toute cette région du Sud-Yémen dominée par le mouvement séparatiste qu’elles appuient. Début février 2018, ce mouvement a lancé une offensive à Aden contre les forces du gouvernement légal soutenues par l’Arabie saoudite. Des milices soutenues par les Émirats ont combattu sur le terrain des milices soutenues par l’Arabie saoudite. L’idée maîtresse d’Abou Dhabi est que les séparatistes sont anti-Frères musulmans et favorables aux intérêts des EAU, et qu’une sécession du Sud-Yémen leur permettrait d’y constituer une sorte de protectorat émirien, libre de Frères musulmans.

P. G. Dans la crise actuelle entre le Qatar et les EAU alliés à l’Arabie saoudite, ce sont bien les liens entre le Qatar et la mouvance des Frères musulmans qui ont motivé essentiellement les EAU ?

S. L. — L’islam politique est bien le déterminant majeur de tout ce que font les EAU dans la région, leur priorité numéro un. À l’égard du Qatar, c’est devenu un casus belli. Bien qu’alliés face au Qatar, Arabie saoudite et EAU n’ont, là encore, pas exactement les mêmes objectifs. L’Arabie est avant tout obsédée par l’Iran et par ce qu’elle appelle « l’expansionnisme iranien ». Dans l’axe Abou Dhabi-Riyad, chacun fait des concessions, s’aligne sur les priorités de l’autre en espérant qu’il s’alignera sur ses propres priorités. La guerre menée au Yémen, où les Émirats vont s’afficher en alliés fidèles de l’Arabie saoudite, est avant tout une guerre saoudienne. C’est une guerre de l’Arabie saoudite contre ce qu’elle perçoit comme un prolongement de l’influence iranienne à sa frontière méridionale : les houthistes.

Les Émiriens suivent les Saoudiens au Yémen, se rangent à leurs priorités en mettant les leurs de côté, dans un premier temps. Pour les Émiriens, les houthistes ne sont pas une question majeure : ils sont loin de leurs frontières et ne les menacent pas. En retour, ils obtiennent d’entraîner l’Arabie saoudite dans leur conflit avec le Qatar. Dans la crise autour du Qatar, la vraie rivalité n’est pas saoudo-qatarie, mais émiro-qatarie.

Qatar et EAU se ressemblent énormément, mais dans les années 1990, ils ont fait des choix radicalement différents. Le Qatar utilise les réseaux Frères musulmans comme relais de sa politique étrangère. L’islam officiel est d’obédiencesalafo-wahhabite comme en Arabie saoudite, mais l’islam que soutient cet émirat à l’international est plutôt celui des Frères musulmans. C’est toute la stratégie qatarie depuis les années 1990. Les EAU ont fait le choix strictement inverse de la guerre, d’abord latente, puis déclarée, à l’islam politique. L’Arabie saoudite, bien qu’ayant des relations tendues avec le Qatar, n’aurait certainement pas déclenché ce conflit en juin 2017 sans les EAU.

P. G.On parlait jusqu’à aujourd’hui du Conseil de coopération du Golfe (CCG), cet ensemble politique créé en 1981 entre toutes les monarchies de la péninsule en réponse à la menace que représentait la révolution iranienne de 1979. Peut-on dire aujourd’hui, entre la crise du Qatar et la formation de cet axe entre l’Arabie saoudite et les EAU, que le CCG est mort ?

S. L. — Le CCG ne s’est jamais porté aussi mal. Il n’est pas divisé en deux, mais en trois. D’un côté le Qatar, qui est seul, de l’autre l’axe saoudo-émirien, auquel on peut adjoindre le Bahreïn qui s’aligne sur les positions de l’Arabie saoudite, y compris au sujet du Qatar. Au milieu le Koweït et Oman, qui essaient de ne pas choisir et qui se proposent en médiateurs. Mais ils sont eux-mêmes terrorisés par ce qui est en train de se passer. Si le Qatar cède, beaucoup de Koweïtiens craignent d’être la prochaine cible du tandem Riyad-Abou Dhabi, pour les faire rentrer dans le rang. Le Koweït, avec ses spécificités — existence d’un pluralisme politique, d’un Parlement élu où siègent entre autres les Frères musulmans — n’est pas une démocratie, mais ce qui s’en rapproche le plus au sein du CCG, et pourrait se sentir menacé si l’axe saoudo-émirien imposait son modèle autoritaire.

P. G.Nous observons ce tandem entre l’Arabie saoudite et les EAU. Qu’en est-il de celui entre Mohamed Ben Zayed, prince héritier d’Abou Dhabi, mais homme fort qui dirige les EAU actuellement, et Mohamed Ben Salman, ce jeune prince qui a pratiquement tous les pouvoirs en Arabie saoudite ? Et est-ce que cette relation est capable de durer dans le temps ?

S. L. — La relation entre Mohamed Ben Salman et Mohamed Ben Zayed est extrêmement forte. Ben Zayed y occupe la place du mentor. Il est plus âgé d’une vingtaine d’années que Ben Salman et est un peu celui qui l’a fait entrer en politique. C’est en particulier par les réseaux de Ben Zayed que Ben Salman s’est constitué sa stature à l’international. Voilà un jeune homme avec lequel il s’entend, qui a quasiment les mêmes projets que lui et voit le monde de la même manière. C’est une opportunité unique pour les Émirats de faire une alliance solide avec l’Arabie saoudite, avec laquelle les liens n’ont pas toujours été bons. Mohamed Ben Zayed s’aperçoit aussi des limites de sa propre politique étrangère. Quand vous êtes les Émirats, c’est-à-dire un petit pays, et que vous avez des ambitions à la fois politiques et économiques qui sont celles d’Abou Dhabi et de Dubaï, il est avantageux de faire alliance avec un pays beaucoup plus gros que vous. De la part des Émiriens, cette relation va se construire dans un cadre d’intérêts bien compris. Les Émiriens vont suivre les Saoudiens au Yémen : c’est le moment fondateur de cette nouvelle relation, un investissement sur l’avenir que fait Mohamed Ben Zayed en montrant sa loyauté à l’Arabie saoudite.

Mohamed Ben Zayed va faire le pari de la promotion auprès des Occidentaux — Européens et surtout Américains — de ce jeune prince saoudien en quête de légitimité internationale. En 2015, Ben Salman a en effet un solide concurrent dans le royaume, en la personne de Mohamed Ben Nayef, ministre de l’intérieur et prince héritier de l’époque, l’homme du contre-terrorisme, et qui est très bien vu des Occidentaux, en particulier de Washington qui le préfère à Mohamed Ben Salman. C’est également lui qui va construire sa relation avec Donald Trump, avec qui il avait déjà des liens étroits avant son élection, et dont il a été un des grands soutiens. Il travaille étroitement avec Erik Prince, l’ancien patron de la compagnie de mercenaires Blackwater, qui est un de ses conseillers, et dont la sœur, Betsy DeVos, est secrétaire à l’éducation dans le gouvernement de Donald Trump. Tous ces liens ont eu un rôle central dans la construction de l’alliance entre Mohamed Ben Salman et Donald Trump. Les Émiriens comprennent l’importance de leur alliance avec les Saoudiens pour leur stratégie. Mon sentiment est qu’ils ont envie de la faire durer.

P. G.Cette action et cette politique des EAU contribuent-elles à la stabilité de la région, ou bien sont-elles plutôt un facteur de fracture ?

S. L. — Pour les Émiriens, il n’y a de stabilité qu’autoritaire. Le seul modèle auquel ils croient est une sorte de modèle ante-Printemps arabe, avec des dictateurs, des hommes forts comme Abdel Fattah Al-Sissi, qu’ils soutiennent à bout de bras. Ils y incluent le libéralisme économique pour faire du business, ainsi qu’Israël. Pour eux, il n’y a en effet aucun problème à faire participer Tel-Aviv à toute cette dynamique, puisque la normalisation avec ce pays se traduirait en des dividendes économiques qu’ils appellent de leurs vœux.

On constate cependant que pour obtenir ce résultat, les EAU font beaucoup la guerre. Ils la font en Libye, au Yémen. Ils contribuent aussi à soutenir des régimes coupables d’exactions massives, comme en Égypte où, entre autres, un millier de partisans de Morsi ont été tués en une seule journée par la police égyptienne en août 2013 après le coup d’État de Sissi.

Le modèle émirien, en outre, présuppose qu’une situation d’autoritarisme, libérale économiquement, à l’échelle de la région, serait viable. C’est peut-être viable à l’échelle des Émirats, petit pays un peu sur le modèle singapourien dont il se réclame en permanence. Mais je n’imagine pas que cela puisse fonctionner à l’échelle de toute une région complexe et fragmentée qui comporte de grands pays comme l’Égypte, ou même l’Arabie saoudite. Mohamed Ben Salman voudrait précisément importer en Arabie le modèle émirien d’autoritarisme néolibéral. Or, si l’on a retenu une leçon des Printemps arabes, c’est que l’imposition d’un tel modèle risque à terme de générer plus d’instabilité que de stabilité.

P. G.Et l’Iran, vu d’Abou Dhabi ?

S. L. — Les Émiriens contribuent à la campagne que mènent les Saoudiens contre l’Iran et qui, aujourd’hui, s’intensifie. Les Saoudiens veulent pousser leurs partenaires américains et israéliens au conflit avec l’Iran. Les Émiriens ne sont à mon avis pas convaincus par cette option. L’Iran, encore une fois, n’est pas leur priorité. Mais du fait de leur alliance avec les Saoudiens, dont ils tirent d’autres bénéfices, ils sont partie prenante de cet effort.

Cet élément, aussi, contribue à plutôt déstabiliser la région.

Soutenez Orient XXI

Orient XXI est un média gratuit et sans publicité.
Vous pouvez nous soutenir en faisant un don défiscalisé.