Pour comprendre les attentes de la Turquie vis-à-vis de la nouvelle administration américaine, il faut se pencher sur les raisons de la très forte détérioration de ces relations qui ont frôlé la rupture. Recep Tayyip Erdogan, qui avait pourtant la confiance de Barack Obama1, est progressivement tombé en disgrâce chez l’allié américain.
En juillet 2013, alors qu’il n’est encore que premier ministre, Erdogan réprime le mouvement de protestation populaire dit « Gezi » de façon si ouvertement démesurée que cela suscite des critiques à Washington. Parallèlement, les divisions turques et américaines dans la crise syrienne se creusent. Après le coup d’État avorté du 15 juillet 2016, la situation empire. La Turquie est isolée et enlisée dans la crise syrienne et le reproche en partie à la passivité de la communauté internationale. À l’intérieur, Erdogan se sent menacé, comme son frère idéologique au pouvoir en Égypte Mohamed Morsi. Il musèle les médias, purge l’appareil étatique des frondeurs à la botte du « traître Gülen ». La liberté, individuelle ou collective, recule au nom de la lutte contre les forces de déstabilisation que sont le terrorisme et les « ennemis de la nation ». Dès lors, les États-Unis vont, pour une multitude de raisons politico-juridiques, rester sourds aux demandes de la Turquie et invoquer le durcissement du régime turc et les inquiétudes qu’il suscite en Occident pour refuser à Ankara l’extradition de l’imam Fethullah Gülen.
Mais c’est dans le dossier syrien que le différend turco-américain est le plus aigu, car leurs intérêts divergent. En Syrie, la Turquie combat trois ennemis de manière concomitante : le régime de Bachar Al-Assad, le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) et l’organisation de l’État islamique (OEI), tandis que pour les États-Unis comme pour les membres de l’OTAN, la seule priorité est l’éradication absolue du terrorisme alimenté par l’OEI. Ces positions inconciliables, Ankara espérait les faire bouger en accueillant avec bienveillance l’élection de Donald Trump. La personnalité même du nouveau président ne peut que conforter Erdogan. Il trouve un pair en ce populiste, méprisant envers les médias et peu regardant sur le respect des droits et des libertés dans le monde — et ce n’est certainement pas lui qui viendra juger de la détérioration de la démocratie en Turquie. Certes, Trump cache mal son antipathie pour l’islam et les musulmans, alors qu’Erdogan se veut un grand chef d’État musulman soucieux de servir l’islam et de rayonner partout dans le monde. Il s’agit pourtant d’un embarras dont Erdogan pourrait parfaitement s’accommoder si la Turquie obtenait satisfaction dans le dossier kurde en Syrie et dans le dossier de Gülen. Pourtant, rien n’est moins sûr.
Le casse-tête syrien
La tentative de coup d’État de juillet 2016 a été vécue comme un véritable traumatisme national. Le discours officiel, matraqué dans les médias autorisés, s’est chargé de finir de convaincre la nation tout entière que Fethullah Gülen en est l’instigateur. Quel que soit son degré d’implication dans le coup d’État — indéniable mais peut-être pas aussi crucial que le prétend le pouvoir officiel —, il n’en demeure pas moins que Gülen et son réseau soufflent le chaud et le froid sur le pouvoir turc depuis des années et constituent une source de déstabilisation certaine2. Pour Ankara, l’extradition de Gülen par les États-Unis devrait aller de soi entre alliés. Pour Obama, le droit prime et le manque de preuves suffisait à empêcher la procédure. Du côté de la nouvelle administration américaine, il est possible que l’attitude vis-à-vis de l’imam reclus change, cependant pas au point de procéder à une extradition à laquelle la justice américaine indépendante s’opposerait de toute façon. En revanche, désapprouver le mouvement de Gülen et réduire son action contre le pouvoir turc depuis le sol américain pourrait être une option pour Donald Trump, ne serait-ce que par vengeance si l’on considère que le mouvement de Gülen avait pris fait et cause pour Hillary Clinton dans la campagne présidentielle. Le geste serait une maigre mais appréciable consolation pour Erdogan.
Quant au dossier syrien, la divergence de vues paraît irréconciliable3. Pour l’Occident, et les États-Unis en tout premier lieu, l’éradication de l’OEI en Syrie passe par le renforcement de leur coopération avec les milices kurdes des Unités de protection du peuple (YPG) qu’ils soutiennent depuis le début, mais qu’Ankara considère comme une organisation terroriste dépendant du Parti de l’union démocratique (PYD) dont les liens avec le PKK sont avérés. Rappelons que ce dernier demeure inscrit sur la liste des organisations terroristes des États-Unis, de l’Union européenne, du Canada, de bon nombre d’autres pays et bien sûr de la Turquie. Ankara souhaiterait obtenir de la nouvelle administration américaine qu’elle cesse son soutien aux milices kurdes et se coordonne avec la Turquie et la résistance syrienne anti-Bachar, notamment pour la reconquête de la ville de Raqqa, « capitale » de fait de l’OEI.
La demande est d’autant plus irréaliste qu’elle signifierait laisser tomber les milices kurdes extrêmement efficaces sur le terrain et qui permettent aux États-Unis de ne pas envoyer leurs propres soldats sur le terrain. Or Ankara rétorque que les succès des YPG sont dus avant tout au soutien aérien accordé aux Kurdes, mais refusé à la résistance anti-Bachar. D’autre part, pour Ankara, l’alliance avec les milices kurdes engendre d’autres problèmes, comme une nouvelle guerre entre Kurdes et Arabes dans les territoires qui auront été débarrassés de l’OEI.
Le poids de la Russie
Il semblerait que la nouvelle administration américaine soit consciente de ce dilemme et des choix cornéliens qui en résultent. Pour marquer sa différence et contourner l’obstacle, l’équipe de Trump pourrait tenter une mobilisation parallèle, difficile, mais pas impossible, des Turcs et des Kurdes dans la lutte contre l’OEI. L’idée serait alors de s’appuyer sur les forces kurdes sans toutefois leur accorder la priorité ainsi que sur des forces syriennes soutenues par la Turquie, et auxquelles s’ajouterait la participation de la Turquie aux bombardements aériens contre les djihadistes. Le scénario, déjà ambitieux du fait de l’extrême méfiance réciproque entre Turcs et Kurdes, est également tributaire de l’attitude de la Russie, qui reste à ce jour le principal maître du jeu en Syrie. Moscou, contre toute attente, pèse ainsi d’un poids déterminant dans les relations turco-américaines.
Voyant la Turquie isolée et quelque peu abandonnée par ses alliés de l’OTAN dans le bourbier syrien, le président russe, qui a reçu Erdogan à Moscou le 10 mars, a courtisé la Turquie et laissé miroiter une place respectable dans la recherche de solutions pour la Syrie. Même si Trump choisit de pacifier les relations avec Ankara et de reprendre la coopération, il n’est pas certain que la Russie le laisse faire. Les leviers — y compris économiques — dont dispose Moscou auprès d’Ankara sont puissants et touchent aux intérêts primordiaux de la Turquie, notamment en ce qui concerne la neutralisation des Kurdes dans la future recomposition de la Syrie. La Russie pourrait-elle se retrouver dans le rôle d’arbitre dans le différend entre Turquie et États-Unis ?
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1Voir Josh Rogin, « Obama names his world leader best buddies ! », Foreign Policy,19 janvier 2012, et Halil Karaveli, « Obama and Erdogan’s Trust Problem », The National Interest, 15 mai 2013.
2Michael A. Reynolds, « Damaging Democracy : The U.S., Fethullah Gülen, and Turkey’s Upheaval », Foreign Policy Research Institute, 26 septembre 2016.
3Henri J. Barkey, « Syria’s Dark Shadow over US-Turkey Relations », Turquish Policy Quarterly, 7 mars 2016.