Comprendre la place des femmes dans le Parti de la justice et du développement (AKP) nécessite de revenir à l’islam politique turc des années 1980. Le Parti de la prospérité (RP) — première formation islamiste de masse fondée en 1983 dans le sillage du mouvement de la Vision nationale — prône à l’époque un « ordre juste » authentiquement islamique et nationaliste opposé aux valeurs occidentales. Il promeut également la finance islamique et l’assistance aux plus démunis. Entré au Parlement en 1991, le RP s’impose aux élections locales de 1994, qui permettent à son candidat Recep Tayyip Erdoğan de devenir maire d’Istanbul.
Erdoğan a compris très tôt le potentiel stratégique de l’intégration des femmes dans la structure partisane : il a œuvré à la création des commissions des femmes en 1989. Rassemblant d’abord les épouses des hommes du parti, le RP a ensuite recruté parmi la génération d’étudiantes qui militaient contre l’interdiction du port du voile à l’université, puis parmi les femmes des classes populaires. La formation politique a réussi à intégrer un mouvement naissant de femmes pieuses remettant en cause les principes rigides de la laïcité « à la turque » et actives dans le milieu associatif.
La mobilisation au niveau des quartiers
Ces femmes, qui ont adopté les techniques du porte-à-porte et des groupes de discussion à domicile, ont joué un rôle central dans ce que l’anthropologue Jenny White appelle la « politique vernaculaire »1 : une manière de faire de la politique dans les quartiers, au plus près de la vie quotidienne de ses habitants, en utilisant le « parler » locale pour mieux s’insérer dans les réseaux de sociabilité, notamment féminins.
Quand les « réformistes » issus du mouvement islamiste et se présentant comme démocrates-conservateurs et pro-européens ont fondé l’AKP en 2001, ils ont largement repris ce mode de mobilisation à l’échelle des quartiers. Une « branche féminine » a été créée au sein de la formation en 2003. Alors que le Parti de la prospérité comptait un million d’adhérentes à la fin des années 1990, la branche féminine de l’AKP en rassemble aujourd’hui plus de cinq millions (soit la moitié des effectifs du parti, et la plus grande organisation de femmes ayant jamais existé dans le pays). Nombreuses parmi les militantes, les femmes le sont aussi parmi les électeur trices du parti. Depuis 2002, les enquêtes montrent en effet une surreprésentation féminine dans l’électorat de l’AKP, et plus encore chez les femmes au foyer et celles issues des classes populaires.
Plusieurs éléments permettent de comprendre cette capacité à mobiliser l’électorat féminin. L’AKP a d’abord promis la levée de l’interdiction du port du voile dans les institutions publiques (son argument principal auprès des femmes conservatrices), ce qu’il a fait en 2010. Mais au-delà de la question du voile, on peut penser que ce sont surtout ses discours et ses politiques relatives au « social » qui ont fait la popularité de l’AKP auprès des femmes des classes populaires. Il a en effet largement bâti son succès sur sa capacité à se présenter comme un parti-État au service du peuple.
L’importance des réformes sociales
Plusieurs réformes, comme celles de la sécurité sociale et du système de santé (contestées par la gauche, mais qui ont de facto élargi la couverture sociale à de nombreux groupes qui en étaient exclus), la multiplication des dispositifs d’assistance, la politique du logement — via la puissante Agence du développement du logement social (TOKI) —, l’essor des services sociaux urbains, affectent directement la vie quotidienne et matérielle des classes populaires et moyennes et, en particulier, celles des femmes, qui bénéficient de nouvelles allocations familiales.
Une fine observation des activités et des trajectoires des militantes de l’AKP permet de mieux saisir leur rôle dans ce gouvernement « du social et par le social ». Comparé au temps du Parti de la prospérité, le militantisme féminin au sein du parti est désormais intégré à une organisation bien plus hiérarchisée et professionnalisée. La branche féminine, organe auxiliaire (avec la branche de jeunesse) de la formation islamiste, reproduit de manière parfaitement symétrique les différents échelons du parti, du comité exécutif central aux comités départementaux, de métropole et de district, jusqu’à l’organisation de comités de quartiers et, ce, sur l’ensemble du territoire. À chaque échelon, une présidente coordonne une équipe d’une trentaine de femmes. La structure principale du parti, elle, n’est pas exclusivement masculine, mais la proportion de femmes y reste minoritaire (environ 25 %, tous échelons confondus) — et aucune d’entre elles ne dirige de section départementale.
C’est principalement au niveau local, dans les comités de la base du parti, que les militantes sont les plus actives. Leur répertoire d’action est divers, mais la visite à domicile y tient toujours une place centrale. Elles font en effet du porte-à-porte tout au long de l’année (et pas seulement en période électorale, contrairement aux autres partis), ce qui leur permet de diffuser les idées de l’AKP, de recueillir des informations et des données sur l’électorat, de faire signer des formulaires d’adhésion, et de distribuer des denrées alimentaires.
Elles font aussi des visites plus ciblées au domicile de personnes identifiées comme vulnérables ou précaires (personnes âgées, pauvres, en situation de handicap, etc.) ou lors d’événements importants (naissance, mariage, décès, maladie), dont leurs réseaux locaux leur permettent de se tenir informées. L’objectif, selon les devises chères à l’AKP, est d’« être là dans les bons et les mauvais jours », « du berceau au cercueil ».
Incarner la face humaine du parti
L’importance du travail relationnel dans la construction de liens de confiance et de fidélité entre le parti et son électorat a été théorisée par la branche féminine de l’AKP, et forme un des piliers de la stratégie de mobilisation. Si l’on ajoute à cela la participation des militantes à tous les événements culturels et politiques de leur ville, l’organisation régulière de campagnes d’éducation populaire, ou l’activité intensive sur les réseaux sociaux, on constate qu’elles pratiquent une forme de « politique de la présence » : il s’agit d’occuper le terrain, de devenir des figures familières, et d’incarner la face humaine et charitable de l’AKP.
Pour les militantes de l’AKP, issues pour la plupart des classes populaires (en particulier celles qui se trouvent à la base de l’organisation), s’engager au sein du parti entraîne une transformation de leur mode de vie. Alors que nombre d’entre elles n’ont jamais travaillé et ont arrêté leurs études au collège ou au lycée, devenir militante signifie aussi devenir active, engagée dans un collectif, hors du foyer familial une bonne partie de la journée. Cela leur offre également la possibilité d’acquérir un capital militant quasi professionnel, notamment via les formations dispensées par le parti — prendre la parole en public, rédiger des rapports, animer une réunion. Pour elles, ce militantisme est une activité épanouissante et valorisante, qui permet d’échapper en partie aux contraintes domestiques et familiales.
Une notoriété essentiellement locale
La situation des cadres intermédiaires (présidente d’un comité local par exemple) est un peu différente. Il s’agit dans la plupart des cas de femmes issues des classes bourgeoises qui ont fait des études supérieures. Elles ont souvent une expérience associative ou dans des entreprises proches de l’AKP. Leur poste au sein du parti leur a été attribué du fait de ce capital social : étant donné leurs relations familiales, professionnelles, amicales, elles sont capables de réunir un groupe de femmes, d’accéder aux figures locales, de tisser des liens avec des associations, etc.
Accéder à des responsabilités au sein du parti leur permet rarement de « faire carrière » en politique : si elles deviennent parfois élues municipales (seulement 11 % de femmes), rares sont celles qui parviennent à percer le plafond de verre en politique. Néanmoins, elles peuvent se forger une certaine notoriété locale. Militer à l’AKP leur offre de nouvelles opportunités : bien souvent, elles obtiennent des postes honorifiques dans le secteur associatif ou des emplois au sein des pouvoirs publics locaux, souvent dans le social, qui constituent autant de rétributions en contrepartie de leur engagement.
Ainsi, une enquête au sein des municipalités et de leurs différentes structures révèle la présence régulière de militantes et anciennes militantes de l’AKP à des postes dans le social. Or, observer ces trajectoires permet de comprendre comment, sous l’AKP, de nombreuses femmes sont devenues des intermédiaires pour accéder à des services, à des aides, à des structures publiques ou associatives. Cela est particulièrement vrai dans le secteur social, où l’emploi est fortement féminisé. Le multipositionnement d’un certain nombre d’employées et de bénévoles qui cumulent engagement partisan, emploi dans le social et réseaux associatifs, leur donne accès à la fois à un certain contrôle des ressources et à un contact direct et régulier avec leurs potentiels bénéficiaires.
Le recrutement de militantes de l’AKP dans ces services n’est pas nécessairement un phénomène massif : toutes les employées des services sociaux ne sont pas affiliées au parti, loin de là. Néanmoins, le fait que des postes clés (responsable de centre social, directrice de banque alimentaire, encadrante de programme de formation, etc.) soient occupés par des militantes suffit pour donner une coloration partisane à l’action des pouvoirs publics. Et dans un contexte où les aides sociales sont à la fois vitales, multiples, fragmentées et peu lisibles, le rôle de ces intermédiaires est essentiel dans l’accès aux informations et aux ressources.
L’attention médiatique et universitaire se concentre souvent sur la question du clientélisme, un phénomène parfois analysé de manière mécanique : l’AKP serait un parti qui gagne les élections, distribuant largesses et bénéfices sociaux, en achetant les voix. On peut penser à l’annonce du gouvernement, quelques semaines avant les dernières élections, d’un mois de gratuité du gaz pour les ménages. Mais une observation des activités des femmes permet de préciser cette analyse du soutien populaire à l’AKP. En effet, par leurs positionnements à cheval entre le social et le politique, les femmes du parti mènent au quotidien un travail relationnel et sur le sens donné à l’action sociale, afin que les aides soient à même de susciter un attachement et une loyauté politique.
Un travail d’éclairage et de confiance
Le travail électoral des militantes de la branche féminine de l’AKP est donc complémentaire de celui des professionnelles et bénévoles du social (et il s’agit pour une part des mêmes personnes), et contribue à la perception répandue des aides sociales comme étant liées au parti. Ce sont en partie leurs interventions, au plus près de la vie quotidienne, matérielle et affective des femmes et des familles, qui permettent à l’AKP d’être considéré comme un interlocuteur de confiance, au service du peuple, sur qui on peut compter y compris en situation de crise — comme le confirme la dernière victoire du parti d’Erdoğan, dans un contexte de grave inflation et trois mois seulement après le tremblement de terre qui a frappé le sud-est du pays.
On comprend dès lors que les femmes sont des actrices essentielles du mode de gouvernement de l’AKP, en particulier au niveau local. Faut-il en conclure pour autant qu’elles y détiendraient le « vrai » pouvoir, et incarneraient des figures de l’ombre, comme l’affirment une partie des militantes ? Force est de constater que les positions haut placées au sein du parti et de l’État leur restent largement inaccessibles. À l’intérieur de l’AKP, certaines voix contestent la position subordonnée de la branche féminine, son absence d’autonomie décisionnelle et financière, ou encore la mise à l’écart de femmes jugées trop influentes.
Ces voix sont néanmoins rares, et donnent davantage lieu à des désengagements silencieux de la part de militantes aux ambitions déçues qu’à de réelles prises de position au sein du parti. Alors que l’AKP avait attiré, à ses débuts, des militantes défendant une vision libérale et réformatrice de la place des femmes dans l’islam, ces figures semblent de plus en plus isolées au sein du parti, qui a durci le ton sur les questions liées au genre.
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1Jenny White, Islamist Mobilization in Turkey : A Study in Vernacular Politics, University of Washington Press, 2002.