Les forêts, piliers de la colonisation en Palestine

« Faire fleurir le désert » · En novembre 2016, le plus grand incendie de l’histoire d’Israël ravage les forêts environnant Haïfa. Les Palestiniens sont immédiatement accusés, le Likoud parle même d’une « intifada des flammes ». Mahmoud Abbas réagit : « Le gouvernement israélien exploite le feu pour accuser les Palestiniens. […] Ce sont nos arbres et nos terres ancestrales qui brûlent ». Si les forêts d’Israël cristallisent ainsi les tensions, c’est que l’afforestation a joué un rôle discret, mais important, dans l’histoire de l’appropriation des terres palestiniennes.

Chantier de plantation dans les environs d’Ashkelon.
Archives sionistes, Jérusalem (photographe inconnu), 1950.

De quelles forêts parle-t-on ? Les écrivains européens qui voyagent en Palestine aux XIXe et XXe siècles décrivent des paysages auxquels une beauté pittoresque et sauvage est volontiers reconnue. Certains d’entre eux, comme dans les Innocents à l’étranger (1869) de Marc Twain, font néanmoins état d’une nature pauvre en comparaison avec celle de la Bible, d’un paysage abîmé et désolé. À la fin du XIXe siècle, le paysage palestinien de l’empire ottoman est fait de garrigues et de déserts. En raison du climat sec et aride, de l’importance du pâturage ou encore de la législation mise en place par le sultanat qui impose aux paysans une taxe sur chaque arbre, le territoire est très peu boisé, fait de collines « chauves » où apparaissent quelques arbres fruitiers et des oliviers. Finalement, les derniers arbres sont abattus pendant la première guerre mondiale, utilisés par l’armée ottomane comme bois de chauffe ou pour l’extension de la ligne de chemin de fer.

Sous le mandat britannique, d’autres récits soulignent parfois un contraste. Dans Terre d’amour et de feu (1927), Joseph Kessel oppose le paysage arabe et le paysage juif, un peuple qui apparait comme étant un peu oisif et miséreux à un peuple laborieux. Les juifs ont effectivement une autre vision du territoire et du paysage de la Terre sainte. Depuis la naissance du sionisme à la fin du XIXe siècle en Europe de l’Est, de nouveaux arrivants s’installent en Palestine. Cette nouvelle communauté plante des arbres dans le cadre de chantiers organisés et encadrés par un organisme privé, le « Fonds pour l’existence d’Israël » (Keren Kayemet Le’Yisrael, KKL). Créé en 1901, il constitue la branche exécutive du mouvement sioniste en Palestine et il est financé par les dons des communautés juives à travers le monde. En France, on l’appelle le Fonds national juif (FNJ).

Un symbole religieux

Pourquoi planter des arbres ? Un argument religieux est souvent invoqué : celui du lien sacré entre le peuple juif et l’arbre, qui porte souvent des caractéristiques humaines dans l’Ancien Testament, où se lit une certaine géographie des lieux saints. Il est ainsi question d’une vision du paysage reposant sur une mythologie biblique. La Bible décrit des forêts riches de douzaines d’espèces d’arbres, identifiés aujourd’hui comme étant le pin, le santal, le pistachier, le chêne, le cèdre, le tamaris, le cyprès, le saule, le genévrier, le peuplier ou l’acacia. Officiellement, il est question d’amender le territoire de la Terre sainte que le peuple palestinien aurait laissé se dégrader. Le « sionisme vert », courant représenté par le penseur et éducateur Aaron David Gordon (1856-1922), est porteur de cette vision. Il revendique une vie en harmonie avec « Eretz Yisrael », la terre d’Israël, un lien spirituel à la Terre, avant même d’envisager la construction d’un pouvoir politique juif. Cependant, on ne peut ignorer la verve nationaliste et militaire qu’il véhicule. Gordonia, le mouvement de jeunesse créé au nom de Gordon en 1925, est l’ancêtre de plusieurs mouvements de jeunes. Le plus connu d’entre eux, « la jeunesse travailleuse et étudiante » Ha’noar ha’oved ve’halomed, regroupera des dizaines de milliers de jeunes dans le monde sous le slogan « Au travail, à la défense et à la paix : la feuille et la pluie ».

Cependant, les textes sacrés qui décrivent les forêts bibliques n’expliquent en rien le choix du KKL de planter des espèces uniques, l’eucalyptus d’abord, le pin ensuite. Dans les années 1920, l’eucalyptus représente environ 80 % des arbres plantés par le KKL. Quant au pin, cité une fois seulement dans la Bible, il compose 98 % des boisements plantés en 1936. Aujourd’hui dans les forêts israéliennes, un arbre sur trois est un pin.

Mainmise sur les terres palestiniennes

La plantation de forêts s’inscrit dans un programme méthodiquement élaboré qui vise à faire d’une pierre deux coups : assécher les marais et s’assurer la mainmise sur les terres. Le code foncier ottoman de 1858, dont une adaptation est toujours en vigueur dans les territoires occupés, sert de base aux législations britannique puis israélienne. Il a permis et permet aujourd’hui encore l’expropriation des terres palestiniennes. Ce code stipule en particulier qu’il faut qu’un terrain soit cultivé au moins trois années consécutives pour pouvoir en revendiquer la possession. Planter des arbres revient ainsi à cultiver la terre. À partir de 1880, c’est l’Eucalyptus camaldulensis ou « gommier des rivières » qui est utilisé dans le cadre des premières plantations sur des terrains marécageux vendus à bas prix par les propriétaires arabes. Car il permet d’assécher et de drainer des marais situés sur les zones côtières, comme c’est le cas par exemple à Hadera. Du fait de sa croissance rapide et de sa grande adaptabilité aux sols, son utilisation devient systématique et est intimement liée aux efforts sionistes des premiers jours ; les Palestiniens l’appellent « l’arbre des juifs », Sajarat il-Yahud.

Le premier grand projet du KKL débute en 1908, avec l’achat de 220 hectares près du bourg arabe de Lod. On décide d’y planter une oliveraie en l’honneur de Theodor Herzl, figure fondatrice du sionisme. Le chantier est effectué par des travailleurs arabes qui vivent dans la région car ils constituent une main-d’œuvre peu chère. Cela éveille la colère de la communauté juive qui revendique l’importance d’une « main-d’œuvre juive » sur une terre qu’ils considèrent comme la leur. Les jeunes plants d’olivier sont déracinés. Finalement, parce qu’ils souhaitent que la forêt Herzl corresponde à une vision qui leur soit propre — et l’olivier étant l’arbre des Palestiniens —, les travailleurs juifs replantent principalement des pins, espèce peu onéreuse et très résistante. Une guerre de l’arbre juif contre l’arbre arabe se joue sur le territoire. Elimelech Zogorodski, agronome en chef du KKL, commente la plantation en 1914 de 200 hectares près de Kfar Dalib, au bord de la route reliant la côte à Jérusalem : « J’ai choisi un lieu exposé à tous les passants afin que les voisins aussi bien que les voyageurs voient que les juifs réclament leur terre ». Les arbres sont ainsi utilisés pour manifester une présence juive constante sur le territoire tout en permettant d’en revendiquer la propriété.

Une stratégie territoriale de conquête

Après la première guerre mondiale, le projet d’afforestation s’intensifie. Officiellement favorables à la création d’un foyer juif en Palestine depuis la déclaration de Balfour de 1917, les Britanniques soutiennent les projets de plantation du KKL. Ils recommandent de planter des arbres contre l’érosion des sols, l’infiltration hydrologique, pour stabiliser les dunes, mais aussi pour répondre à la demande en bois de leur économie florissante. Britanniques et juifs s’associent ainsi dans l’effort de boisement. Des pépinières sont créées par le KKL à l’aide des dons de la diaspora. Les plantations sont faites méthodiquement et un compte-rendu rédigé par Josef Weitz, directeur du KKL en 1923, fait l’estimation du coût de plantation par hectares de ce qu’il appelle à plusieurs reprises « colonisation ».

Les efforts de boisement se concentrent en Galilée et sur la plaine côtière, dans les villes symboliques comme à Jérusalem où l’on plante des arbres dans les nouveaux quartiers, autour des établissements publics, sur les sites religieux et historiques. En permettant d’occuper des lieux clés et en créant des espaces continus sous le contrôle juif, ces boisements font partie d’une stratégie territoriale.

Après la guerre de 1948, les terrains boisés tombent fatalement sous la gouvernance israélienne. Au lendemain de la création de l’État d’Israël, l’afforestation est revendiquée comme l’un des piliers de la nouvelle nation. Dans le discours d’ouverture de la deuxième séance du Parlement en 1951, David Ben Gourion, alors premier ministre, demande au peuple de s’unir pour « faire fleurir le désert ». Une véritable propagande se fonde sur le projet de plantation. « Nous devons planter des centaines de milliers d’arbres dans une étendue de 5 millions de dunams (5 000 kilomètres carrés), un quart de la surface de l’État. Nous devons couvrir de bois toutes les montagnes du pays et leurs versants, toutes les collines et les terres rocailleuses peu propices à l’agriculture, les dunes du littoral, les terres arides du Néguev […]. Nous ne faisons que commencer à réparer l’avilissement causé aux générations, l’avilissement causé à la nation et l’avilissement causé au territoire. Nous devons enrôler pour cela toute la force professionnelle du pays ». Pour Ben Gourion, le projet d’afforestation présente un double avantage. Il fournit de nombreux emplois et crée une rencontre entre le nouvel arrivant et le territoire. Selon lui, « planter des arbres est la seule façon d’aider les juifs à développer des liens émotionnels très forts à la terre ». Dans le processus de fabrication d’une identité nationale et du sentiment d’appartenance, l’afforestation joue pour beaucoup. Elle est un moyen pour celui qui rejoint les chantiers nationaux de plantation d’acquérir le statut « d’indigène » en participant à construire le pays, en posant son empreinte sur la terre. Jusqu’à la fin du XXe siècle, la propagande par le travail est toujours sollicitée pour encourager l’immigration des juifs de l’ex-URSS en Israël.

Des forêts d’Europe pour un « paysage juif »

Finalement, ce à quoi l’on assiste est une transformation radicale du paysage. Depuis la création de l’État d’Israël, plus de 223 millions d’arbres ont été plantés par le KKL, dont un quart pendant les dix premières années (1948-1958), essentiellement des conifères au feuillage persistant qui ne sont pas des essences endémiques de la Palestine. Les ouvriers ainsi que la plupart des ingénieurs forestiers de l’organisme sont originaires d’Europe de l’Est : leur vision des forêts, de leur aspect et de leurs usages est héritée de leur expérience passée. Les forêts de conifères du KKL évoquent donc celles du nord de l’Europe. En s’installant en Palestine, les juifs imposent une vision personnelle du paysage. La construction de l’État repose en définitive sur la création d’un paysage « juif » qui n’aliénera pas les nouveaux arrivants. De grandes forêts couvrent peut à peu les collines arides. Yaar ha’kdoshim, la « Forêt des martyrs » est inaugurée en 1951 : 6 millions d’arbres à la mémoire des victimes du génocide des juifs pendant la seconde guerre mondiale. Autour de l’arbre se fonde l’identité de la nation juive, mais enraciner un peuple implique aussi d’en déraciner un autre en effaçant son paysage. À la dépossession et la paupérisation s’ajoute la métamorphose du paysage qui finit d’arracher aux Palestiniens une partie de leur identité.

Le projet d’afforestation du KKL n’est pas sans rappeler une autre histoire. M. Trottier, directeur de la Ligue de reboisement de l’Algérie écrit en 1869 dans Boisement dans le désert et colonisation1 : « La colonisation dans l’intérieur n’est possible qu’après la plantation des arbres. » De l’Algérie, appelée « pays de la soif » sont rapportés les mêmes récits de voyage, véhiculant un discours accusant le peuple autochtone de négligence dans la gestion de son territoire. Ils ont permis de légitimer l’intervention coloniale, la transformation et l’exploitation des territoires occupés. Ainsi, selon l’étude faite par Diana K. Davis dans son ouvrage Les mythes environnementaux de la colonisation française au Maghreb, la Ligue de reboisement est à l’origine d’un nouveau code forestier. Celui-ci prescrivait la restriction du pâturage, voire sa suppression lorsqu’il était dit « excessif » et promouvait le reboisement en enrôlant les autochtones dans ses projets de plantation. La loi forestière globale de 1903 a même favorisé l’expropriation pour reboiser des terres jugées d’utilité publique. À la fin de la période coloniale, malgré cette machine législative, un faible pourcentage de terres est effectivement reboisé. Selon Diana K. Davis, l’instauration de périmètres à l’intérieur desquels étaient interdits le pâturage ou le brûlis avaient pour but de limiter les pratiques agricoles traditionnelles et au long terme de sédentariser des populations nomades. La conquête et le contrôle de la terre, l’éjection du peuple autochtone, le soutien d’une métropole puissante sont finalement les ingrédients en lien avec l’installation de colons. Et l’afforestation, une arme au service de la colonisation.

1Réédité par Kessinger Publishing, 10 septembre 2010.

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