Les fragilités du pouvoir turc

Une double guerre contre le PKK et l’OEI · Incapable de former un nouveau gouvernement depuis l’échec relatif de son parti aux dernières élections législatives, le président Recep Tayyip Erdogan a décidé de convoquer un nouveau scrutin en novembre. Est-ce pour regagner une partie du public nationaliste qu’il a décidé de lancer l’armée à l’assaut des rebelles du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), tandis que son aviation bombarde en parallèle les positions de l’organisation de l’État islamique en Syrie ?

akparti.org.tr, août 2013.

De quelle logique découle la décision de Recep Tayyip Erdogan de briser la trêve avec la guérilla du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) et de mettre fin au pacte de non-agression tacite avec l’organisation de l’État islamique (OEI) ? D’aucuns affirment que les motivations du dirigeant turc sont purement internes et électoralistes. Affaibli politiquement, désavoué par son électorat qui l’a mis en minorité aux dernières législatives de juin 2015, incapable de partager le pouvoir pour former un gouvernement, Erdogan ferait la guerre pour redorer son blason, gagner les élections législatives anticipées prévues en novembre et redevenir l’homme fort du pays et une source d’inspiration pour la région. Mais quelles sont ses chances de réussite ?

Le 20 juillet dernier, un attentat-suicide perpétré selon des méthodes propres à l’OEI a coûté la vie à 32 jeunes Turcs et Kurdes réunis dans la ville de Suruç pour convoyer de l’aide humanitaire à destination de Kobané1, théâtre de violents affrontements entre les forces kurdes et les djihadistes de l’OEI en octobre 2014. Jamais revendiqué, cet attentat a quand même été attribué à l’OEI. Le lendemain, le PKK, persuadé de la responsabilité de l’OEI et de la complicité des forces de sécurité turques, rompait la trêve et vengeait les victimes en assassinant froidement deux policiers turcs. La réponse de l’État n’a pas tardé. Au prétexte que la guérilla kurde avait rompu la trêve — et non l’inverse — les forces de sécurité sont passées à l’action contre le PKK, et pour la première fois contre les positions de l’OEI. Mais surtout, des centaines de sympathisants supposés de l’OEI ont été arrêtés en Turquie et certains emprisonnés, donnant à penser qu’Ankara s’attelait enfin à démanteler des cellules dormantes de l’organisation, laquelle bénéficiait jusque-là d’une certaine indulgence, voire de soutien de la part de certaines structures de sécurité du fait de ses efforts de résistance contre le régime de Bachar Al-Assad en Syrie. La rupture de cette entente tacite semble définitive depuis que l’organisation terroriste a diffusé une vidéo en turc où elle promet de conquérir Istanbul et de « punir le traître Erdogan » pour son alliance avec « les croisés de l’Occident ». Et en effet, Erdogan a fini par céder à la demande des Américains depuis deux ans d’autoriser la coalition internationale à utiliser la base américaine d’Incirlik dans sa guerre contre l’OEI. Ainsi, depuis fin juillet, des drones mais aussi des avions, armés ou non, décollent d’Incirlik pour bombarder l’OEI.

Une double cible

Cette attitude inédite de la part d’Ankara ne doit pas être interprétée à la légère. C’est la première fois que la Turquie, pays musulman et qui plus est sous un gouvernement issu de l’islam politique, s’en prend à d’autres musulmans. Le geste ne peut avoir que des justifications sérieuses et des motivations sérieuses. La simultanéité des attaques contre l’OEI et le PKK n’est pas anodine. Les représailles contre le PKK, notamment en Irak et dans certaines zones montagneuses de Turquie où l’organisation kurde dispose de camps d’entraînement et de caches d’armes, sont d’ailleurs bien plus intenses. S’y ajoutent les arrestations et emprisonnements de sympathisants kurdes. Ce qui n’empêche pas que de nombreux affrontements quotidiens dans plusieurs villes kurdes du sud-est ont déjà causé la mort de près de 50 soldats turcs et un nombre inconnu de combattants kurdes.

Un mois après la tuerie de Suruç, la guerre contre le PKK et l’OEI se poursuit donc et avec elle, les interrogations se multiplient sur la logique et la rationalité de l’ouverture de ces deux nouveaux fronts alors que la Turquie est déjà fortement enlisée dans le conflit syrien. Certains pensent que l’objectif d’Erdogan dans cette double guerre est de redorer son blason aussi bien en Turquie que sur la scène régionale, ce qui lui permettrait de mieux aborder la prochaine échéance électorale. Il y a sans doute du vrai dans ces allégations, mais les considérations électoralistes ne suffisent pas à elles seules à justifier cette double guerre.

Calculs électoraux

Alors que cherche le président turc ? En repartant en guerre contre le PKK, d’abord à réveiller la fibre nationaliste du peuple turc, pour resserrer les rangs de son électorat et se garantir un meilleur score au prochain scrutin législatif anticipé de novembre. Ce faisant, il force le Parti démocratique des peuples (HDP), proche du PKK, à prendre position pour ou contre lui, ce qui dans les deux cas lui coûtera de précieuses voix aux prochaines élections. En effet, ce parti à la fois pro-kurde et libéral a réussi le pari encore impensable il y a peu de réunir la plupart des démocrates turcs et les défenseurs de la cause kurde. En le forçant à dénoncer le PKK, il perdra son soutien chez les Kurdes. En le forçant à le tolérer, voire le soutenir, il perdra la frange des libéraux turcs qui comptaient sur le HDP pour mettre fin à la guérilla. Ainsi discrédité et amputé d’une partie de son corps électoral, kurde ou turc, voire des deux, le HDP pourrait redescendre en dessous de la barre fatidique des 10 % de voix exprimées, garantissant une représentation nationale, au profit du Parti de la justice et du développement (AKP). Dans une telle perspective, l’AKP retrouverait une majorité absolue confortable, c’est-à-dire 276 sièges — voire très confortable avec 367 sièges — qui lui permettrait de diriger seul le pays et de modifier enfin la Constitution, comme le souhaite Erdogan, pour réaliser son rêve de super-présidence.

Ces calculs électoralistes et les velléités autocratiques d’Erdogan ne témoignent en réalité que de l’affaiblissement croissant de son autorité et de son aura. Ses motivations sont trop biaisées pour que toute l’entreprise ait de réelles chances de réussite. En effet, les Turcs ont changé, et en partie grâce aux politiques mises en œuvre par Erdogan. Au patriotisme aveugle des familles de martyrs ont succédé les critiques et le rejet d’une société à deux vitesses où ce sont toujours les enfants du peuple, rarement ceux des élites et encore moins ceux des dirigeants, qui servent de chair à canon et donnent leur vie pour la patrie. Et bien que travaillant dans des conditions difficiles, la presse se fait de plus en plus l’écho de ces voix critiques contre les choix du président. Isolé, Erdogan pourrait se retrouver dans une impasse si le PKK décidait d’une trêve unilatérale, comme il l’a déjà fait par le passé, pour l’empêcher de reconquérir le pouvoir par la guerre.

Éviter la fragmentation du pays

La reprise de la guérilla contre le PKK masque une tragédie que beaucoup ne voient pas. C’est pourtant Erdogan qui, dans l’histoire de la République turque moderne a fait le plus pour l’avancement de la question kurde et pour un changement de paradigme. C’est peu exagéré de soutenir qu’avant l’arrivée au pouvoir de l’AKP, c’est tout juste si les Kurdes pouvaient afficher ouvertement leur identité particulière sans risquer pour leur vie. Son drame est la temporalité de cette ouverture. Car il a entamé cette politique de la main tendue au moment où, à la faveur de la crise syrienne, le mouvement kurde s’est renforcé dans tout le Proche-Orient, PKK en tête, mais aussi au moment où il perdait du terrain en Turquie face à une opposition insaisissable et grandissante depuis le mouvement Gezi. Aussi et surtout depuis qu’une guerre de tranchées l’oppose à ses ex-alliés de la nébuleuse de Fethullah Gülen.

Ces fragilités donnent à penser qu’il ne contrôle plus vraiment la situation. Ainsi, alors qu’il était à la veille des printemps arabes en mesure de faire de la Turquie une puissance internationale, il a au contraire ouvert la boîte de Pandore. L’est du pays à majorité kurde s’autonomise à travers les urnes, mais aussi et surtout à travers la mise en place d’un État parallèle régi par le PKK. Aussi, au-delà de la simple stratégie électorale, il semblerait qu’avec le concours de l’armée, il soit acculé à éviter l’implosion et le fractionnement du pays. Les attaques contre l’OEI relèvent de la même urgence à sauvegarder l’intégrité de la Turquie face aux forces explosives externes qui la menacent et ne pas passer à la postérité comme celui qui a précipité le pays dans le chaos. Pour cela, il ne peut que mettre fin à ses relations ambiguës avec l’OEI et renouer avec l’alliance américaine dont le pays a manifestement encore besoin pour ne pas perdre complètement la face dans le conflit syrien qui commence à déborder en Turquie.

En même temps, le PKK, par le biais de son clone syrien le Parti de l’union démocratique (PYD), de par les prouesses militaires de ses combattants contre l’OEI, s’attire la sympathie nouvelle des Occidentaux, soudain oublieux du qualificatif terroriste dont ils l’affublaient jusque-là. S’engager contre l’OEI, c’est donc également ne pas laisser les seuls Kurdes récolter les lauriers de la lutte contre la barbarie djihadiste, de peur que les Kurdes du PYD/PKK ne soient récompensés d’une autonomie en Syrie avec la bénédiction des Occidentaux. Car une entité autonome kurde en Syrie ne sera pas sans effets, sur la région et sur la Turquie.

On se trompe en voyant dans le comportement guerrier de Recep Tayyip Erdogan le profil d’un homme fort, fin et froid calculateur, assuré d’avoir trouvé le chemin pour réoccuper dans sa totalité le champ politique turc. Au contraire, ces nouveaux fronts montrent la fragilité de l’homme, usé par le pouvoir et par les bouleversements d’un Proche-Orient particulièrement instable ces dernières années. Démuni et désemparé face à la crise politique dans laquelle se trouve son pays où son modèle est à bout de souffle : son attaque est plus défensive qu’offensive.

Les efforts de démocratisation, la normalisation des relations turco-syriennes et l’ouverture aux Kurdes ont fait long feu. Cyniquement et tragiquement, ce sont les choix et les dérives autoritaires d’Erdogan qui précipitent son déclin. Que ses excès le fassent sombrer seul, sans couler tout le navire anatolien avec lui.

1Aïn al-Arab en arabe.

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