Les huit erreurs de la politique américaine au Proche-Orient

Les États-Unis connaissent au Proche-Orient des déboires dont ils sont amplement responsables. Leurs erreurs diplomatiques sont clairement identifiées, que ce soit à l’égard de leur occupation de l’Irak, de leur volonté d’imposer la démocratie, de leur incompréhension de l’islam ou de leur soutien aveugle à Israël. Ces remarques sont tirées d’une intervention de l’ambassadeur Chas W. Freeman Jr. le 9 juin 2016, au Center for the National Interest à Washington. Dans le contexte de la campagne électorale américaine, elles ne manqueront pas d’apparaître comme iconoclastes.

Soldats américains à Al-Doura (Bagdad) lors d’un échange de tirs avec des insurgés.
Sean A. Foley, US Army, 7 mars 2007.

On m’a demandé d’aborder la question des dynamiques géopolitiques au Proche-Orient, celle des réajustements qui s’y constatent dans les États de la région, ainsi que les perspectives de rétablissement de la stabilité régionale. Je suis tenté de vous suggérer de lire mon dernier ouvrage, America’s Continuing Misadventures in the Middle East1. Tant de choses sont allées de travers qu’il est difficile de faire court ou d’être optimiste.

Il y a tout juste 218 ans, Napoléon se préparait à prendre Malte. Son objectif était de lever l’obstacle qui aurait empêché la France révolutionnaire de s’emparer de l’Égypte. Il parvint à envahir l’Égypte le 1er juillet 1798. La campagne de Napoléon dans ce pays comme en Palestine donna le coup d’envoi d’une entreprise de transformation du Proche-Orient qui dura deux siècles. Les puissances impériales européennes et plus tard les États-Unis n’ont eu de cesse de vouloir convertir les Arabes, les Perses et les Turcs aux vertus séculières de l’Europe des Lumières, de les démocratiser, de leur imposer des modèles occidentaux de gouvernance en remplacement de systèmes locaux et islamiques et, plus récemment, de les persuader d’accepter un État juif dans leur environnement immédiat.

Ces tentatives de diplomatie « transformative » ont finalement toutes échoué. La capacité de la prochaine administration [américaine] à influencer les évolutions du Proche-Orient s’en trouvera diminuée. Au nombre des imbécilités de notre interminable et grotesque campagne électorale figure celle qui consiste à rendre le président Obama responsable de cette situation. Que n’a-t-il bombardé la Syrie, rejeté l’engagement de son prédécesseur de retirer l’armée américaine de l’Irak, refusé tout compromis avec l’Iran sur la question du nucléaire, plié devant Benyamin Nétanyahou ou quoi que ce soit d’autre ! L’ordre ancien au Proche-Orient serait toujours bien en place et les États-Unis y seraient encore à la manœuvre.

Comme la décision allemande d’envahir l’URSS en 1941

Tout ceci est ridicule. Le fait que nous nous soyons éloignés du Proche-Orient a des racines plus profondes que les évidentes carences des dirigeants du Congrès ou de l’exécutif à Washington. Les Américains et nos partenaires au Proche-Orient ont développé des intérêts et des priorités contradictoires. À supposer qu’il existât des valeurs communes, elles ont de plus en plus divergé. Il y a eu de considérables changements en matière de géo-économie, de marché de l’énergie, d’équilibre des pouvoirs et d’attitude à l’égard de l’Amérique (pas seulement du gouvernement américain), dont un grand nombre sont dus aux erreurs historiques de la politique extérieure américaine. Mises bout à bout, elles sont tout aussi importantes que les décisions française et allemande d’envahir la Russie et l’attaque-surprise du Japon sur les États-Unis. Leurs conséquences font que les politiques actuelles ne sont pas seulement insoutenables, elles sont aussi contreproductives.

— L’erreur numéro un a consisté à ne pas avoir su transformer notre triomphe militaire sur l’Irak de Saddam Hussein en 1991 en une paix avec Bagdad. Aucun effort n’a été fait pour amener l’Irak à accepter les termes de sa défaite. Au contraire, les vainqueurs ont cherché à imposer leur vision d’un règlement, certes élaborée, mais qui n’avait pas été préalablement discutée dans le cadre des Nations. Elle a pris la forme de la résolution 687 du Conseil de sécurité, « la mère de toutes les résolutions »2. Les conditions militaires pour mettre en place un nouvel équilibre des forces existaient ; la vision diplomatique manquait. L’administration de George H. W. Bush a quitté le pouvoir sans avoir pu régler la question de savoir comment remplacer la guerre par la paix dans le Golfe.

Les guerres ne s’achèvent pas tant que l’armée humiliée ne consent pas aux conséquences politiques de sa défaite. Saddam Hussein a accepté du bout des lèvres la résolution 687 du Conseil de sécurité des Nations unies, mais il l’a prise bien plus au sérieux que ne l’ont fait Nétanyahou et ses prédécesseurs à l’égard des résolutions qui enjoignaient à Israël de permettre aux Palestiniens de revenir là d’où ils avaient été chassés ou de se retirer des territoires palestiniens qu’il avait pris et occupés. Comme les guerres d’Israël avec les Arabes, la guerre de l’Amérique avec l’Irak a connu une rémission, mais n’a jamais pris fin. Elle a même recommencé le moment venu.

  • Les États-Unis doivent prendre l’habitude de développer et de mettre en place des stratégies de fin de guerre.

Éliminer le contrepoids irakien à l’Iran
—  L’erreur numéro deux a consisté à avoir brutalement laissé tomber en 1993 la stratégie de maintien de la paix dans le golfe Arabo-Persique dans le cadre d’un rapport de forces. Sans préavis ni explication, l’administration Clinton a remplacé son approche ancienne par une politique de « double endiguement » de l’Irak et de l’Iran. Pendant des décennies, un équilibre extraterritorial avait permis aux États-Unis de maintenir la stabilité sans avoir à positionner des forces si ce n’est un contingent naval de faible ampleur dans le Golfe. Lorsque l’équilibre des forces régionales s’est dissout dans la guerre Irak-Iran, Washington est intervenu pour le restaurer, arguant qu’une fois le Koweït libéré et l’Irak ramené à de plus justes proportions, les forces américaines quitteraient le terrain.

La nouvelle politique de double endiguement a entraîné la nécessité de déployer de façon permanente d’importantes forces aériennes et terrestres en Arabie saoudite, au Koweït et au Qatar ainsi qu’une force navale élargie à Bahreïn et dans les Émirats arabes unis. Les irritants politiques et socio-économiques engendrés par cette exigence ont directement conduit à la création d’Al-Qaida et aux attaques du 11 septembre à New York et Washington. Le double endiguement avait du sens tant qu’il s’agissait de la défense d’Israël contre ses deux adversaires régionaux les plus puissants, l’Iran et l’Irak. Mais il n’en avait aucun en matière de stabilisation du Golfe.

En éliminant le rôle de contrepoids de l’Irak face à l’Iran, le double endiguement a fait en 2003 le lit des tentatives américaines de changer le régime à Bagdad. Cette action irréfléchie des Américains a conduit au réalignement de facto de l’Irak sur l’Iran, à la déstabilisation et à la division de l’Irak, à l’avalanche de réfugiés qui aujourd’hui menacent de déséquilibrer l’Union européenne et à la montée de ce qu’il est convenu d’appeler « l’État islamique » ou « Daesh ». L’Irak étant tombé dans la sphère d’influence de l’Iran, il n’existe pas de moyen connu pour revenir à l’équilibre extraterritorial. Les États-Unis sont englués dans le Golfe. L’irritation politique que cette situation engendre garantit que certains dans la région continueront à vouloir s’attaquer aux Américains sur leur territoire ou, si cela s’avère impossible, aux Américains de l’étranger.

  • Les États-Unis doivent trouver une solution de remplacement à leur stationnement permanent dans le Golfe.

— L’erreur numéro trois est celle de la transformation irréfléchie, en décembre 2001, d’une expédition punitive en Afghanistan en une campagne de pacification à long terme qui est rapidement devenue une opération de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN). Les objectifs de la campagne de l’OTAN n’ont jamais été clairs, mais ont vraisemblablement visé à éviter qu’un gouvernement islamiste s’installe à Kaboul. L’engagement de forces européennes et américaines dans cette vague mission a eu pour conséquence involontaire de donner à voir, du moins auprès de nombreux musulmans, « la guerre globale contre le terrorisme » comme une croisade occidentale contre l’islam et ses disciples. L’Afghanistan reste résolument en guerre et devient plus islamiste, pas moins.

  • Les États-Unis doivent trouver les moyens de rétablir une coopération évidente avec le monde musulman.

On fabrique plus de terroristes qu’on n’en élimine

— L’erreur numéro quatre aura été le lancement, le 4 février 2002, toujours en Afghanistan, d’une campagne d’utilisation de missiles à partir de drones pour assassiner des opposants présumés. Ce recours à une guerre robotique s’est transformé en un programme de massacres en série à partir des airs dans une zone étendue à l’Asie de l’Ouest et à l’Afrique du Nord. Il s’agit là d’un facteur essentiel dans la métastase du terrorisme anti-occidental à l’échelle mondiale.

Ce qui n’avait été qu’un problème américain avec quelques exilés islamistes en Afghanistan et au Soudan est devenu un phénomène de portée mondiale. Les mouvements terroristes auxquels les interventions américaines ont donné naissance ont désormais trouvé refuge non seulement en Afghanistan, mais aussi dans les États faillis que sont devenus l’Irak et la Syrie, le Tchad, le Liban, la Libye, le Mali, le Niger, le Nigeria, le Pakistan, le Sinaï, la Somalie et le Yémen. Ils ont aussi de nombreux disciples parmi les musulmans européens et ont mis un pied dans la communauté des Américains musulmans. On a échoué au test suggéré par le Yoda3 de la pax americana, Donald Rumsfeld. On fabrique plus de terroristes qu’on n’en élimine.

  • Les États-Unis doivent se doter d’une stratégie qui ne renforce pas continuellement les contrecoups.

— L’erreur numéro cinq a été l’aide apportée implicitement à l’Iran par l’invasion gratuite de l’Irak le 20 mars 2003. Cette opération a reconfiguré la région au détriment des partenaires stratégiques traditionnels de l’Amérique, comme Israël et l’Arabie saoudite, en contribuant à la création d’une zone d’influence iranienne qui a englobé une bonne partie de l’Irak, de la Syrie et du Liban. Elle a prouvé la puissance militaire des États-Unis, mais démontré leur naïveté géopolitique et leur incompétence stratégique. Plutôt que de souligner la puissance militaire américaine, elle l’a dévaluée. L’invasion américaine de l’Irak a aussi donné le coup d’envoi de guerres confessionnelles qui continuent de se propager de par le monde au sein des musulmans qui représentent le quart de l’humanité. L’occupation américaine a culminé avec le renforcement des troupes qui a eu pour conséquence de consolider le régime pro-iranien à Bagdad et que seuls ses promoteurs qualifient de victoire.

  • Les États-Unis doivent traiter la réalité et les défis de ceux qui se retrouvent dans la sphère d’influence iranienne qu’ils ont contribué à créer.

L’islamisme est une conséquence, pas une cause

— L’erreur numéro six aura été de confondre les causes du terrorisme et les raisons religieuses que ses auteurs concoctaient pour justifier leur immoralité. Beaucoup parmi ceux qui cherchaient à se venger des injustices et des humiliations qu’ils ressentaient de la part des régimes occidentaux ou des régimes proche-orientaux qui étaient soutenus par l’Occident, ou qui étaient traités comme des étrangers dans leur propre pays en Europe, exprimaient leur colère dans le langage de l’islam. Mais ce sont leurs revendications politiques — qui ne sont en rien des prétextes hérétiques islamiques aux crimes de masse qu’ils commettent — qui motivent leurs tentatives de représailles. L’islamisme est un symptôme de l’angoisse et de la colère des Arabes. C’est une conséquence, pas une cause de la colère des musulmans.

Bien entendu, l’idéologie religieuse est un élément important. C’est un facteur-clé de la haine à l’égard de ceux qui sont hors de la communauté qu’on s’est choisie. Pour les non-croyants, les arguments sur ce que signifie être juif ou un vrai musulman sont incompréhensibles et plus qu’absurdes. Mais pour les intolérants qui pratiquent l’excommunication, de tels débats contribuent à définir leur communauté et à signaler ceux qui doivent en être exclus. Ils aident à distinguer l’ami de l’ennemi. Pour ceux qui sont condamnés pour leur non-croyance ou leur apostasie présumée, les jugements imposés par cette intolérance sont une question de vie ou de mort.

Au final, le fait que l’on attribue à l’islam la responsabilité du ressentiment des musulmans à l’égard de l’Occident n’est que la version simplifiée de la thèse selon laquelle « ils nous haïssent pour ce que nous sommes ». C’est la drogue de l’ignorant. Il y a du déni à ne pas vouloir reconnaître que les comportements passés et actuels des puissances occidentales, y compris des États-Unis, ont pu engendrer des souffrances suffisamment fortes pour motiver chez certains une volonté de vengeance. Rester dans l’ignorance et l’inaction vis-à-vis des raisons profondes de la rage des musulmans parce qu’elles empêcheraient toute discussion n’est qu’un prétexte. Toute tentative pour examiner les conséquences politiques de la complicité américaine dans l’oppression et la dépossession de millions de Palestiniens et dans les centaines de milliers, voire des millions, de morts provoqués par les sanctions américaines, les opérations de bombardement et la guerre par drones interposés est exclue au nom du politiquement correct et pour cause de lâcheté.

  • Les États-Unis doivent coopérer avec leurs alliés européens, la Russie et leurs partenaires au Proche-Orient dans le but de traiter les problèmes qui engendrent du terrorisme, pas seulement la théologie de ceux qui y ont recours.

Un risque moral pour l’État juif

— L’erreur numéro sept a été l’adoption, après la guerre de Kippour en 1973, de l’engagement à préserver la « supériorité militaire » d’Israël sur ses ennemis potentiels dans la région, pris séparément ou collectivement. Cette politique a conduit Israël à faire l’économie de toute réflexion sur la manière de préserver sa sécurité par des moyens non militaires. Au nom de quoi Israël aurait-il pris le risque de baser sa sécurité sur la réconciliation avec les Palestiniens et ses autres voisins arabes alors qu’il avait l’assurance de préserver pour longtemps sa supériorité militaire sur eux et qu’il n’avait pas à se soucier des conséquences économiques et politiques de son usage de la force à leur encontre ?

La confiance dans la supériorité militaire d’Israël est devenue la principale source de risque moral pour l’État juif. Elle a pour conséquence de l’encourager à préférer des gains territoriaux à court terme plutôt que de rechercher une sécurité durable au travers de sa reconnaissance par les États voisins, de l’élimination de leurs tensions et de la normalisation de ses relations avec d’autres États de la région. La diplomatie américaine a conduit sans l’avoir voulu à ce que le « processus de paix » soit mort-né. C’est bien ce qui s’est passé.

Le désintérêt d’Israël pour les conséquences de son occupation et de son installation en Cisjordanie comme de son siège de Gaza a facilité progressivement son abandon des valeurs juives universalistes qui ont inspiré le sionisme et l’a coupé des communautés juives qui vivent en dehors de ses frontières élastiques. L’aide financière américaine préserve la violence éhontée des colons juifs à l’encontre des Arabes chrétiens et musulmans qu’ils ont chassés. Il n’y a rien de tel pour favoriser l’auto-délégitimation morale et politique de l’État d’Israël, mais pas sa survie sur le long terme. C’est aussi la recette pour qu’Israël perde le soutien irremplaçable politique, militaire et autres des États-Unis.

  • Les États-Unis doivent mettre un terme à cette dépendance d’Israël et à leurs engagements inconditionnels qui engendrent un comportement autodestructeur de la part de l’État juif.

— L’erreur numéro huit a été de baser les politiques américaines au Proche-Orient sur un raisonnement déductif fondé sur des fantasmes idéologiques et sur des lectures politiques arrangeantes plutôt que sur un raisonnement inductif et des analyses de la réalité. Les déboires de l’Amérique ne peuvent pas être mis au compte « d’erreurs des services de renseignement ». Ils sont le résultat de la politisation idéologique de la diplomatie. De nombreuses fautes politiques ont été commises au nom de vœux pieux, d’écoutes sélectives et d’effets de miroir. Quelques exemples :

– la conviction, malgré les inspections des Nations unies et l’existence de preuves attestant du contraire, que le programme de Saddam Hussein de développement d’armes de destruction massive progressait, qu’il représentait un danger imminent et ne pouvait être éradiqué que par son renversement ;

– la supposition qu’en dépit de son sécularisme bien connu, Saddam Hussein ne pouvait être qu’aux côtés des fanatiques religieux d’Al-Qaida parce que c’était un Arabe, un musulman et un sale type ;

– l’affirmation que la présence militaire américaine en Irak serait de courte durée, peu complexe et peu couteuse ;

– la certitude que le renversement des équilibres confessionnels et ethniques ne provoquerait pas la désintégration des sociétés en Irak, en Libye, en Syrie et au Liban ni ne déclencherait une guerre confessionnelle plus large ;

– l’attribution fallacieuse au peuple irakien de comportements politiques et d’aspirations qui n’existaient la plupart du temps qu’au sein des communautés d’exilés hors d’Irak ;

– le souhait grotesque que les forces américaines envahissant l’Irak soient accueillies en libérateurs par tous sauf quelques-uns ;

– l’inébranlable conviction qu’Israël voulait davantage la paix que les territoires ;

– la propension à confondre la voix de la rue arabe avec un processus de démocratisation ;

– la certitude que l’organisation d’élections libres et régulières allait porter au pouvoir des libéraux plutôt que des nationalistes islamistes dans des sociétés arabes comme la Palestine ou l’Égypte ;

– la supposition que la mise à l’écart des « méchants » en Libye, au Yémen ou en Syrie allait conduire à faire émerger de meilleurs dirigeants et à faire fleurir la paix, la liberté et la sérénité dans ces pays ;

– l’idée que des dictateurs comme Bachar Al-Assad avaient peu de soutien populaire et pouvaient aisément être déposés.

« Que faire ensuite ? »

Je pourrais continuer, mais je m’arrête. Je suis convaincu que j’ai été compris. Traiter avec le Proche-Orient tel que nous préférons l’imaginer plutôt que tel qu’il est ne marche pas. En politique étrangère, les États-Unis doivent en revenir aux analyses basées sur des faits et au réalisme.

Toutes ces erreurs ont été aggravées par la substitution permanente des tactiques militaires à la stratégie. À l’exception du succès diplomatique que représente l’accord nucléaire avec l’Iran, les discours politiques à Washington et l’actuelle campagne électorale ne concernent que l’ajustement du niveau des troupes, s’il faut bombarder et quand, les implications de la doctrine relative aux mesures anti-insurrectionnelles, l’utilisation des forces spéciales, l’opportunité de déployer des troupes au sol, et ainsi de suite, sans la moindre préoccupation de ce que devraient faire ces forces plutôt que de tuer des gens. Quand on présente des plans d’action militaire, personne ne demande : « oui, mais que faire ensuite ? »

Les plans de campagne militaire qui sont dépourvus d’objectifs politiques se résument à n’être que de la violence pour la violence. À l’évidence ils créent plus de problèmes qu’ils n’en résolvent. Les actions militaires qui ne sont pas encadrées et accompagnées par la diplomatie ont toutes les chances de rentrer dans cette catégorie. Regardez les campagnes militaires d’Israël, les nôtres, celles des Saoudiens, dans Gaza, en Irak, au Liban, en Libye et au Yémen.

À l’opposé, les interventions militaires dont les objectifs, l’étendue et la durée sont limités, auxquelles il est mis fin ou qui sont redimensionnées dès qu’elles sont parvenues à des résultats appropriés, et qui soutiennent des forces locales qui se sont montrées à la hauteur sur les champs de bataille, ces interventions-là peuvent réussir. L’intervention américaine en Afghanistan, avant l’attaque de Tora Bora, et la première partie de l’intervention russe en Syrie en sont deux bonnes illustrations.

Les objectifs de ce qui avait été initialement conçu comme un raid punitif en Afghanistan en octobre 2001 consistaient d’abord à démanteler Al-Qaida et ensuite à châtier ses hôtes talibans de telle sorte que les « terroristes aux ambitions planétaires » ne puissent plus trouver de refuge sûr en Afghanistan. Les États-Unis ont poursuivi ces objectifs en soutenant essentiellement les adversaires non pachtounes des talibans pachtounes qui avaient prouvé leurs capacités politico-militaires et leur endurance. Un engagement limité des capacités de renseignement des Américains et des Britanniques, de leurs forces spéciales, de leurs contrôleurs de combats aériens et de frappes aériennes ont permis à l’Alliance du Nord de l’emporter sur les talibans. En à peine plus de deux mois, ils ont dû quitter Kaboul et les derniers rescapés d’Al-Qaida ont fini par être tués ou expulsés d’Afghanistan. Nous avions atteint nos objectifs.

Moscou et la crise syrienne

Mais au lieu de chanter victoire et d’aller danser ailleurs, nous avons changé les règles du jeu. Les États-Unis ont lancé une guerre ouverte et enrôlé l’OTAN pour mettre en place un gouvernement à Kaboul tout en édifiant un État, en assurant la promotion du féminisme et la protection des cultivateurs de pavot à opium. Le pavot continue à bien se porter. Le reste a toutes les apparences de l’éphémère.

L’intervention de Vladimir Poutine en Syrie en 2015 a utilisé les mêmes ingrédients que ceux des Américains en Afghanistan avant leurs opérations à Tora Bora. Les Russes ont engagé de modestes forces aériennes et spéciales en soutien au gouvernement syrien qui avait amplement démontré sa capacité à survivre pendant les quatre années durant lesquelles les islamistes ont tenté de le renverser. La campagne militaire russe avait des objectifs politiques clairs qu’elle a respectés.

Moscou a cherché à réduire la complexité de la Syrie à un choix binaire entre la vie sous la dictature non confessionnelle du régime d’Assad et la loi des fanatiques islamistes. Il a cimenté une entente russo-iranienne. Il s’est prémuni contre le risque que le Humpty Dumpty syrien ne soit pas « remis à l’endroit »4, et s’est assuré que, quoi qu’il arrive, la Russie préservera ses clients en Syrie ou ses bases de Tartous et Lattaquié. La Russie est parvenue à ses fins en forçant les États-Unis à s’engager dans un processus diplomatique crédible qui ne faisait pas du changement de régime une fin en soi et où la Russie et l’Iran étaient reconnus comme des partenaires essentiels. Elle a repris la formation des forces gouvernementales, renouvelé leurs équipements et restauré leur moral en contraignant leurs adversaires islamistes à être sur la défensive et en gagnant du terrain sur eux. Cette campagne a permis de réduire et de contenir partiellement la menace grandissante des islamistes contre la sécurité en Russie, tout en confirmant l’importance de Moscou comme partenaire de la lutte contre le terrorisme.

Moscou a aussi contrôlé le flot de réfugiés en provenance d’Asie occidentale qui menace la survie de l’Union européenne, soulignant l’indispensable pertinence de la Russie dans les affaires européennes. Elle a démontré la valeur de ses troupes et repris place comme actrice principale au cœur des affaires proche-orientales, prouvant qu’elle pouvait se tenir auprès de ses protégés lorsqu’ils étaient en danger, dans un cruel contraste avec l’abandon de Hosni Moubarak par les Américains en 2011. Le prix aura été les dommages collatéraux occasionnés aux relations russo-turques, prix que Moscou n’a pas jugé excessif.

Mais la déliquescence de l’État continue en Syrie, comme elle continue en Irak, Libye, Somalie et au Yémen. La Jordanie et Bahreïn sont sous pression. La Tunisie et la Turquie — un temps l’incarnation de la démocratie islamique — semblent devoir laisser derrière eux la démocratie. Israël étrangle Gaza tout en avalant tout cru le reste de la Palestine. L’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis et Bahreïn sont quasiment en état de guerre avec l’Iran qui est sur le point de renouer avec l’Europe et l’Asie, voire avec l’Amérique. Le Koweït, Oman et le Qatar essaient de rester à l’écart de la bataille. Jadis le poids lourd arabe de la région, l’Égypte vit désormais des subsides des Arabes du Golfe et se dissimule derrière la loi martiale. Le Soudan a été coupé en deux, mis à l’écart et ostracisé par l’Occident.

Le kaléidoscope proche-oriental n’a pas fini de tourner. On perçoit que l’avenir de la géographie politique de la région n’adoptera pas les contours du passé ni du moment présent. Mais il est impossible de dire ce qu’elle sera.

La diversité du chiisme

Des politiques du même acabit produiront des pagailles de même amplitude. Que faire ? Peut-être devrions-nous commencer à corriger quelques-unes des erreurs qui ont conduit aux casse-têtes d’aujourd’hui. La dépendance du monde à l’égard du Golfe n’a pas diminué, contrairement à la nôtre. Cela nous donne une marge de manœuvre. Nous devons l’utiliser.

Nous devons arrimer nos capacités militaires à notre diplomatie plutôt que de faire le contraire. La clé de la réussite consiste à trouver les moyens de réengager l’Irak dans un processus de restauration de l’équilibre des forces dans le Golfe. Cela nous permettrait de réduire notre présence dans cette région à un niveau qui ne susciterait pas des réactions d’hostilité et de revenir à une politique d’équilibre extraterritoriale.

On y parviendra si l’Arabie saoudite et d’autres États sunnites du Golfe redécouvrent les différences entre les variétés du chiisme dans la Nadjaf irakienne et dans la Qom iranienne. Le chiisme de Nadjaf est fataliste et partisan du nationalisme iraquien. Le chiisme de Qom est plus résolument universaliste et engagé. Les Saoudiens et leurs alliés doivent faire cause commune avec les Irakiens chiites en leur qualité d’Arabes plutôt que de les persécuter comme hérétiques. La normalisation partielle des relations iraniennes avec l’Occident, y compris avec les États-Unis, est inévitable. Les stratégies de nos partenaires arabes dans la région doivent anticiper cette évolution et s’en protéger. Nous devons les aider à s’y préparer.

Un tel ajustement nécessitera de la part des États-Unis l’application du principe de « qui aime bien châtie bien ». Il exigera des Saoudiens et de leurs alliés d’abandonner leurs politiques basées sur le sectarisme salafiste qu’ils ont pratiquées depuis une décennie et de revenir à la tolérance qui est au cœur de l’islam. Il leur faudra aussi nourrir leur relation avec l’Iran de quelques mesures d’accommodement, quel que soit l’état des relations entre l’Iran et les États-Unis. Sans abandon du sectarisme et sans modus vivendi trouvé avec l’Iran, les Saoudiens et leurs alliés resteront sur la défensive, l’Irak demeurera une extension de l’influence iranienne et la région tout entière restera la proie des guerres religieuses. Tout ceci se répercutera sur les Américains et leurs alliés européens.

Cesser de signer des chèques en blanc

L’islamisme est une forme extrême de l’islam politique, une idéologie empoisonnée qui invite une riposte politique. Il n’en a jamais reçu sauf en Arabie saoudite. Il existe une campagne de propagande concertée qui réfute les hérésies islamistes. Aucune tentative de coalition n’a été faite au plan régional pour conduire une semblable campagne. Pourtant une telle coalition est essentielle pour relever les défis politiques que ces extrémistes musulmans posent à la stabilité régionale et à la sécurité de l’Occident. Seuls les Saoudiens et d’autres dont la crédibilité n’est pas douteuse parmi les musulmans salafistes sont en mesure de former et de conduire une telle campagne. C’est un exemple où les Américains gagneraient à « diriger depuis l’arrière ».

Pour ce qui nous concerne, les Américains doivent être amenés à rectifier leur incompréhension contreproductive de l’islam. L’islamophobie est devenue aussi américaine que les massacres par armes à feu. Le candidat désigné de l’un de nos deux grands partis a suggéré d’interdire aux musulmans l’entrée sur le territoire des États-Unis. C’est le reflet de comportements nationaux qui sont incompatibles avec la coopération dont nous avons besoin de la part de nos partenaires musulmans pour lutter contre l’extrémisme terroriste. Si nous ne parvenons pas à corriger ces comportements, le prix à payer ne se mesurera pas uniquement en budgets, mais en sang versé. Beaucoup de sang.

Finalement, les États-Unis doivent cesser de signer des chèques en blanc à leurs partenaires dans la région enclins à conduire des politiques malencontreuses et contreproductives et des actions qui menacent les intérêts américains tout autant que leurs propres perspectives. Fini les Yémens. Fini les Gazas ou les Libans. Plus de garantie militaire qui décourage une diplomatie en quête de sécurité durable pour Israël.

L’évidente difficulté à procéder à l’un de ces ajustements montre bien que nous nous sommes éloignés d’une approche efficace dans la gestion de nos relations avec le Proche-Orient et combien notre capacité à contribuer à la paix et à la stabilité s’en est trouvée amoindrie. Nos médias traditionnels sont crédules et répètent la ligne officielle. Nos politiciens sont attachés à des interprétations qui n’ont quasiment aucun lien avec les réalités du Proche-Orient. Notre gouvernement est inefficace. Notre diplomatie est… hum… vous m’avez compris.

Franchement, les perspectives de voir s’accorder nos actes et nos politiques ne sont pas bonnes. Mais l’histoire ne nous pardonnera pas d’avoir appliqué la définition de la folie que donnait Albert Einstein : persister à faire la même chose et s’attendre à ce que les résultats soient différents. On n’y parviendra pas.

1NDLR. Just World Books, septembre 2010.

2NDT. L’expression « la mère de toutes les résolutions » fait écho à celle utilisée par Saddam Hussein en 1991, « la mère de toutes les batailles », en réaction au lancement de l’opération « Tempête du désert » par les forces aériennes américaines, britanniques, françaises, saoudiennes et koweïtiennes.

3(NDT. Personnage imaginaire de l’univers Star Wars censé représenté, notamment, la sagesse.

4NDT. Personnage d’une comptine anglaise très populaire qui dit, dans l’un de ses couplets : « Humpty Dumpty assis sur un mur/ Humpty Dumpty se cassa la figure/ Tous les chevaux et soldats du roi/ Ne purent le remettre à l’endroit.

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