Les Kurdes iraniens piégés entre Téhéran et Washington

Alors que le sort des Kurdes d’Irak, de Turquie ou de Syrie est souvent au coeur de l’actualité, celui de leurs compatriotes iraniens est rarement évoqué. Et pourtant, tandis que les tensions entre Washington et Téhéran s’exacerbent, leur situation géopolitique en font un enjeu majeur.

Peshmergas du PDKI

Le 8 septembre 2018, au petit matin, sept missiles iraniens Fateh-110 s’abattent sur le quartier général du Parti démocratique du Kurdistan d’Iran (PDKI) à Koysandjak, près d’Erbil, causant la mort de 18 de ses membres et en blessant 50 autres. Les Gardiens de la révolution revendiquent la paternité de la frappe, clamant avoir « puni […] les terroristes menant constamment des attaques contre les frontières de la République islamique d’Iran » et promettant de « mettre fin prochainement aux activités des transgresseurs ». Neuf mois plus tard, un vétéran de la diplomatie iranienne, Seyed Mohammad Kazem Sajjadpour, se trouve pourtant assis à la même table qu’une délégation de plusieurs mouvements armés kurdes iraniens afin de négocier un cessez-le-feu.

Qui sont ces groupes armés iraniens ? Pourquoi ont-ils pris les armes ? Profitent-ils du succès politico-militaire des Kurdes en Syrie et en Irak ? Quelles relations entretiennent-ils avec l’Iran et les États-Unis, compte tenu de l’accroissement des tensions entre les deux puissances rivales ces derniers mois ?

Au cœur de discriminations étatiques

À l’instar de ceux de Turquie, d’Irak et de Syrie, les Kurdes d’Iran sont l’objet de politiques discriminatoires mises en œuvre par Téhéran, malgré la relative tolérance que le régime leur octroie, notamment en matière culturelle — certains médias sont diffusés en langue kurde et les traditions vestimentaires et musicales kurdes sont tolérées.

Malgré l’opacité informationnelle régnant au sein de la République islamique, ces discriminations sont régulièrement documentées par des ONG ou l’ONU. Dans un rapport publié le 16 août 2019, le rapporteur spécial des Nations unies pour les droits de l’homme en Iran Javaid Rehman indiquait que les Kurdes représentaient près de la moitié des prisonniers détenus pour atteinte à la sécurité nationale et, la plupart du temps, étaient condamnés à des peines plus sévères que les autres.

De plus, les provinces peuplées à majorité de Kurdes sont volontairement négligées par le pouvoir et figurent en deuxième et troisième position des régions les moins développées d’Iran.

Outre cette marginalisation économique, les discriminations à l’endroit des douze millions de Kurdes iraniens sont également d’ordre socioculturel. La langue kurde n’est pas officiellement reconnue par Téhéran qui en a interdit l’apprentissage dans les écoles ; certains prénoms kurdes sont refusés par l’état civil, tandis que des pratiques d’expropriation forcée menées par l’État iranien au profit de citoyens chiites — les Kurdes sont majoritairement sunnites —, sont régulièrement dénoncées par des ONG comme Amnesty International (cf. son rapport annuel 2017/2018).

Les discriminations subies par les Kurdes et la politique particulièrement répressive dont ils font l’objet en ont conduit un grand nombre à prendre les armes suivant une tradition insurrectionnelle pluricentenaire dont l’exemple le plus marquant, dans l’histoire contemporaine de l’Iran est probablement celui de la République de Mahābād quand, en 1946, des insurgés ont créé un État kurde indépendant avant qu’il ne soit détruit par l’armée iranienne. Héritiers de ces mouvements et évoluant au fil des dynamiques géopolitiques régionales, cinq groupes armés kurdes iraniens forment le fer de lance de l’opposition armée au pouvoir de Téhéran.

Des groupes armés actifs

Cinq mouvements sont logés au sein de la Région autonome du Kurdistan (RAK) d’Irak d’où ils préparent leurs opérations, et projettent leurs attaques sur la frontière ou dans les provinces frontalières (essentiellement celles d’Azerbaïdjan occidental, du Kurdistan et de Kermanshah). Ils sont de plus en plus redoutés par Téhéran en raison du choix idéal de proxy (intermédiaire) qu’ils représenteraient pour les États-Unis en cas d’escalades militaires avec l’Iran.

Le PDKI est le plus important de ces groupes, ou du moins celui qui retient le plus l’attention de Téhéran. Dirigé depuis 2010 par le charismatique Moustafa Hijri, après une décennie d’inactivité militaire, il a repris les hostilités contre l’Iran en avril 2016. Le PDKI dispose de plusieurs milliers de peshmergas (combattants kurdes irakiens et iraniens). Bien équipés et entraînés, ces combattants mènent essentiellement des actions de harcèlement contre les forces iraniennes, alternant escarmouches et embuscades. Des groupes spéciaux, regroupés sous la bannière des « Aigles de Zagros » lui permettent de conduire des opérations de commandos dans la profondeur du dispositif iranien. Cette structure mobile et efficace fait du PDKI la figure de proue des opérations militaires menées par les Kurdes iraniens contre le régime des mollahs.

Face à cette reprise des hostilités, la réponse de Téhéran ne s’est pas fait attendre : dès le mois de décembre 2016, une double attaque à l’engin explosif a ciblé le QG du PDKI à Koysandjak, au Kurdistan irakien, tuant plusieurs peshmergas et employés locaux. Le 8 septembre 2018, ce même QG a été la cible d’une frappe de missiles. Plus récemment encore, l’artillerie iranienne a bombardé à plusieurs reprises les positions des insurgés dans les montagnes irakiennes.

Des liaisons avec le PKK

Le Parti pour une vie libre au Kurdistan (PJAK), avatar iranien du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), constitue la deuxième force politico-militaire majeure. Créé en 2004, le PJAK est en concurrence directe, mais non fratricide avec le PDKI et ne bénéficie que très peu des succès militaires et diplomatiques de ses camarades des Forces de défense du peuple (HPG, bras armé du PKK) en Irak et du Parti de l’union démocratique (PYD, filiale syrienne du PKK) en Syrie. Dotée d’une branche armée forte d’environ 3 000 hommes, les Unités du Kurdistan oriental (YRK), le PJAK reste relativement discret et ne combat que très rarement les troupes iraniennes.

Cette réserve tranche avec les attaques quasi quotidiennes que le PJAK lançait en 2010. Elle s’explique sans doute par la vaste opération lancée par l’armée iranienne en 2011 contre ses positions dans les monts Zagros. Durant deux mois, les forces iraniennes se sont employées à repousser les YRK du côté irakien de la frontière, provoquant des pertes d’une ampleur inconnue, mais suffisamment meurtrières pour qu’à la fin de l’été 2011, les deux parties conviennent d’un cessez-le-feu.

À ce jour, cet accord est toujours en vigueur, les escarmouches entre YRK et forces de sécurité iraniennes s’avèrent rares et semblent être le fait d’individus isolés plutôt que d’une volonté du PJAK de reprendre la lutte armée. Les mouvements kurdes irakiens et iraniens qui lui sont hostiles affirment — sans apporter de preuves — que Téhéran le soutiendrait désormais afin qu’il « étanchéise » la frontière face à ses concurrents kurdes iraniens basés au Kurdistan d’Irak.

Renoncement à un État indépendant ?

Trois autres mouvements complètent la liste des groupes armés : le Komala, le Parti de la liberté au Kurdistan (PAK) et le Parti démocratique du Kurdistan-Iran (PDK-I, issu d’une scission en 2006 du PDKI). Leur rôle politico-militaire demeure très limité.

Si l’idéologie de ces groupes diffère, passant du nationalisme à l’utopie révolutionnaire, tous semblent s’être accordés sur l’impossibilité d’obtenir un État kurde indépendant et détaché de l’Iran. Leur objectif est donc de parvenir à une situation similaire à celle du Kurdistan irakien : une région autonome au sein d’un État fédéral, la reconnaissance de leur identité et le respect de leurs droits sociopolitiques. Cette volonté commune s’est illustrée par l’établissement, en 2018, d’un Centre de coopération des partis politiques du Kurdistan iranien à l’initiative du PDKI. Le PJAK, considéré comme un parti « d’étrangers » en raison de sa proximité avec le PKK turc, n’a pas été convié à rejoindre cette plateforme de coopération.

En raison de leur activisme militaire et du rôle qu’ils pourraient être amenés à jouer dans le cas d’un conflit armé entre les États-Unis et l’Iran, ces mouvements ont été approchés en différentes occasions par les deux protagonistes.

Des acteurs aussi courtisés qu’exigeants

Initialement tenues secrètes, les rencontres entre Américains et Kurdes iraniens ont finalement rapidement « fuité » dans la presse spécialisée. Ainsi, du 11 au 17 juin 2018, le secrétaire général du PDKI, Moustafa Hijri s’est rendu à Washington à l’invitation des Américains. Au cours de son séjour, il a été reçu par divers membres du Congrès américain et du département de la défense, dont le responsable des questions iraniennes.

L’intérêt des Américains pour le PDKI est évident : en août 2017, avant d’être nommé conseiller à la sécurité nationale, John Bolton publiait un éditorial dans lequel il appelait l’administration américaine à s’entendre avec les minorités ethniques d’Iran, au premier rang desquelles les Kurdes, les Arabes du Khouzistan et les Baloutches, afin de créer un réseau d’alliés régionaux contre l’Iran. La même année, un rapport de l’influent think tank Center for Strategic and International Studies suggérait que les États-Unis soutiennent les Kurdes iraniens afin de déstabiliser le régime de l’intérieur. En fait, il n’est pas question que les Kurdes iraniens forment les « bataillons » terrestres d’une guerre contre l’Iran comme les Kurdes syriens l’ont été contre l’organisation de l’État islamique (OEI) ; il s’agirait avant tout de priver l’Iran de la maîtrise de sa frontière occidentale par laquelle elle communique directement avec le Hezbollah libanais, le régime syrien, les milices Hachd al-Chaabi, etc., et par laquelle sont principalement opérés les trafics d’armes.

Conscient du rôle déstabilisateur que les Kurdes iraniens pourraient avoir en cas d’affrontement avec les États-Unis, l’Iran s’est également emparé du sujet, ouvrant en Norvège au mois de mai 2019 un cycle de négociations avec des représentants du Centre de coopération des partis politiques du Kurdistan iranien. Preuve de la menace potentielle que ces groupes représentent aux yeux de Téhéran, il s’agit de la première réunion de ce type depuis 1979. Conduite par Seyed Mohammad Kazem Sajjadpour, conseiller du ministre iranien des affaires étrangères, les Iraniens ont tenté de convaincre les Kurdes de cesser les hostilités et de ne pas s’engager aux côtés des Américains en cas de conflit. En retour, les Kurdes ont exigé que leurs droits soient respectés et que la formation d’une région autonome similaire à celle de la RAK irakienne soit étudiée. Les Iraniens auraient, naturellement, répondu par la négative.

De ces approches américaine et iranienne, les Kurdes sont ressortis sceptiques. Plusieurs de leurs responsables, s’exprimant sous couvert d’anonymat, ont expliqué qu’ils exigeaient des États-Unis, en contrepartie de leur soutien, une protection permanente. Or, non seulement ces derniers n’ont pas accepté cette requête, mais, plus encore, l’annonce soudaine du retrait des forces américaines de Syrie annoncé en décembre 2018 n’a pas rassuré les Kurdes quant à la loyauté des Américains vis-à-vis de leurs alliés. Par ailleurs, concernant les négociations avec les Iraniens, les Kurdes se sont avérés profondément méfiants en raison de l’assassinat du secrétaire général du PDKI à Vienne en 1989 par les services de renseignement iraniens, après qu’ils l’avaient convié à des négociations de paix. L’obstination des Iraniens à ne pas leur octroyer davantage de droits les aura convaincus du manque de volonté de la part de Téhéran de parvenir à un compromis.

De leur histoire, les Kurdes ont retenu qu’ils ne pouvaient se fier totalement à un interlocuteur ou un partenaire : le dicton stipulant que « les Kurdes n’ont d’autres amis que les montagnes » est assez éloquent à cet égard. Si le fin mot des négociations avec les Américains et les Iraniens est tenu secret, il n’en demeure pas moins que les accrochages entre combattants kurdes et forces iraniennes à la frontière ont nettement diminué durant l’été 2019. Sans en déduire qu’un « accord de paix » entre Téhéran et les groupes armés kurdes est intervenu, cette diminution est peut-être le synonyme d’une volonté des Kurdes de se poser momentanément en observateurs plutôt qu’en acteurs, le temps que la situation évolue : quelle que soit cette dernière, la coopération kurde, même exprimée au dernier moment, sera certainement accueillie à bras ouverts par Washington comme par Téhéran.

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