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Les Kurdes qui rient, les Kurdes qui pleurent

Lendemains d’élections en Turquie · Qu’est-ce qu’une victoire ? Qu’est-ce qu’une défaite ? À l’annonce des résultats des élections en Turquie, dimanche soir, cette question était dans toutes les têtes kurdes. Fallait-il célébrer le succès du HDP, ou bien s’inquiéter de la victoire de Recep Tayyip Erdoǧan ?

L'image montre une foule rassemblée lors d'un événement politique ou d'une manifestation. On peut voir des personnes brandissant des drapeaux, dont certains portent les couleurs et les symboles associés à un parti. L'ambiance semble festive et engagée, avec des individus visibles qui expriment leur enthousiasme, certains levant les bras ou chantant. En arrière-plan, des fanions colorés flottent, ajoutant à l'atmosphère vibrante de l'événement.
Le HDP célèbre sa victoire électorale (2015).
peaceinkurdistancampaign.com

À l’annonce des résultats des élections, les habitants de la « capitale » du Kurdistan turc Diyarbakir n’ont pas eu le moindre doute : dès 19 h 30, la ville entière semblait être descendue dans la rue. Les routiers et leurs remorques bourrées de gens faisant sonner leurs klaxons, les voitures bloquant le trafic, les gens se réunissant en masse au siège central du Parti démocratique des peuples (HDP), le parti de gauche et prokurde. Cette fête populaire était accompagnée de centaines de feux d’artifice, soutenue par les slogans anti-Erdoǧan et pour la libération du peuple kurde et de son leader historique, Abdullah Öçalan, détenu en isolement dans la prison de l’île d’Imrali depuis 18 ans. Une liesse justifiée par le dépassement du fatidique seuil de 10 % de voix, qui ouvre les portes du Parlement au HDP.

Ce résultat est sans aucun doute exceptionnel, compte tenu du contexte : un état d’urgence permanent, imposé après la tentative de coup d’État de juillet 2016, une presse bâillonnée qui a complètement ignoré l’opposition, ainsi que l’a déclaré lundi 25 juin l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), observatrice des élections. Qui plus est, une partie des cadres, des élus et des militants du HDP sont derrière les barreaux, y compris leur candidat Selahattin Demirtaş, contraint de mener sa campagne électorale depuis la cellule d’une prison.

Cette fois-ci, les Kurdes étaient au centre de la scène. Dans les méandres de l’opposition à Recep Tayyip Erdoǧan, dans les milieux des exilés à Paris tout comme chez les anarchistes d’Istanbul ou dans les rues de Diyarbakir, on sentait monter l’espoir que ce soit non pas la défaite, mais le début de la fin pour le système de pouvoir mis en place par le Parti de la justice et du développement (AKP), le parti du président. Si le HDP obtenait au moins 10 % aux élections, affirmait-on, et si le Parti républicain du peuple (CHP) de Muharrem Ince d’inspiration républicaine kémaliste atteignait un score décent, l’AKP d’Erdoǧan et son allié ultranationaliste le Parti d’action nationaliste (MHP) auraient de la peine à former un gouvernement, ouvrant ainsi une crise difficile à gérer par le pouvoir en place.

L’eau de la bouilloire n’a pas débordé

C’était un peu naïf, mais c’était tout de même un espoir. Ce sentiment a grandi au fil de la campagne électorale menée par Ince et Demirtaş. Alors que le premier a ramené le vieux navire républicain du CHP vers des positions plus à gauche, tout en risquant des ouvertures politiques aux Kurdes, le deuxième n’a cessé de perturber le pouvoir qui l’avait envoyé en prison.

L’histoire de la bouilloire est peut-être la métaphore qui illustre le mieux le jeu des symboles de cette campagne décisive. Lors de son arrestation il y a vingt mois, Demirtaş avait autorisé son avocat à utiliser son compte Twitter à sa place. Ne comprenant pas comment le prisonnier pouvait envoyer des tweets depuis sa cellule, la police l’avait fouillée soigneusement, ne trouvant rien d’autre qu’une bouilloire, seul objet autorisé. Depuis, celle-ci a été peinte sur les murs, partagée sur les réseaux sociaux, devenue symbole de résistance. Et quand une campagne sur Twitter s’est propagée sous le hashtag #Tamam (« Assez »), Demirtaş s’y est rallié tout en s’excusant du retard, motivé par « un problème avec la bouilloire. »

Hélas, l’eau dans la bouilloire n’a pas débordé. Erdoǧan a largement dépassé ses adversaires (avec 52,6 % des voix) à l’élection présidentielle, se faisant donc élire directement au premier tour. En ce qui concerne les élections législatives, L’AKP a recueilli 42,6 % des voix, une chute de presque sept points par rapport au dernier scrutin de novembre 2015, presque égal à celui de juin 2015 (41 %), quand Erdoǧan avait perdu, pour la première fois, la majorité absolue. Mais le score de son nouvel allié — ennemi d’hier — le MHP, qui a raflé 11,1 % des voix, permet à « L’Alliance du peuple », coalition formée par le MHP et l’AKP, de conserver la majorité dans l’hémicycle. Avec 22 % des voix, le CHP a perdu trois points par rapport à novembre 2015, alors que le HDP a recueilli 11,7 % des voix, contre 10 % pour le nouveau parti scissionniste du MHP, le Bon Parti (Iyi Parti) de Meral Akşener, que certains médias européens voyaient comme possible alternative à Erdoǧan.

L’enjeu, en tout cas, était de taille et la coalition AKP-MHP était prête à tout pour gagner ces élections, qui ont marqué le début du nouveau régime constitutionnel hyper-présidentiel voulu par Erdoǧan et approuvé par le referendum d’avril 2017.

Fraudes et pressions

Dix jours avant le vote, le 14 juin, à Suruç, ville à majorité kurde dans le sud-est du pays, un élu AKP de la ville d’Urfa et ses hommes de main ont tué un père de famille et ses deux fils (kurdes, cela va sans dire). Selon l’enquête menée par le HDP, ils les auraient massacrés dans l’hôpital de Suruç, sous le regard des militaires et des policiers turcs. Et pendant la journée électorale, un représentant du Bon Parti a été tué par balles dans la ville d’Erzurum, à l’est du pays.

De nombreuses violations ont été enregistrées un peu partout, et en particulier dans les zones kurdes du pays, dans le sud-est, c’est-à-dire les bastions du HDP. Dans la zone de Kulp, à une centaine de kilometres à l’est de Diyarbakir, des « agents » de l’AKP ont barré les routes pour empêcher les habitants de voter. Dans plusieurs localités (Urfa, Diyarbakir, Suruç), des hommes ont été filmés pendant qu’ils bourraient les urnes de bulletins de vote AKP. Des violences entre militaires faisant irruption dans les bureaux de vote (Kulp) et « gros bras » forçant les électeurs à voter pour l’AKP (Suruç) ont été dénoncées.

Selon l’observateur italien Carlo Pellegrino, qui avait été dépêché dans un bureau de vote à Diyarbakir, « le président du bureau se rendait dans l’isoloir avec les votants, » et n’a cessé cette pratique qu’à l’arrivée des avocats du HDP. Près d’Eǧil, où je m’étais rendu pour observer les opérations de vote, le chef du village prétendait voter pour toutes les familles du village. Les avocats du HDP ont dû batailler pour que cela s’arrête, jusqu’à l’intervention d’un magistrat.

« La police n’aime pas nos banderoles »

Expérience instructive que cette activité d’observateur des élections, et généreuse en images : Eǧil est une localité à majorité kurde à 50 km de Diyarbakir. Ici, le HDP a par la suite obtenu 58 % des voix, et pourtant il n’y avait pas une seule banderole du parti prokurde dans tout le village. « La police n’aime pas nos banderoles », m’a dit une militante locale. En revanche, l’AKP affichait partout ses symboles, mais le plus puissant d’entre eux était à l’opposé de ses intentions : le siège du parti d’Erdoǧan était à peine visible, caché derrière de menaçantes glissières en béton armé.

Le chef du village, les familles, ses opposants sont tous des Kurdes, ou presque. Que l’AKP puisse avoir une influence de ce type, aussi déchirante, sur ce peuple qu’il ne cesse d’attaquer depuis la fin des pourparlers avec le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) en 2015 est une dynamique difficile à comprendre. Mais pour le chef du HDP de la petite Eǧil, Surp Ashur, électricien de 56 ans, il n’y a pas de mystère : « d’abord, Erdoǧan promet la paix et des gens y croient, même s’il ment. Ensuite, il profite d’une mentalité féodale : ces Kurdes qui pensent que l’AKP est ce qu’il y a de mieux pour eux en forcent d’autres à voter pour lui. Enfin, les Kurdes sont en majorité musulmans, et Erdoǧan est très habile à utiliser la religion pour ses propres fins. »

Observateur, cela semble une activité inoffensive et sans danger. On observe, on ne touche pas. J’accompagnais les avocats du HDP à l’intérieur des écoles faisant office de bureaux de vote, et parfois je posais quelques questions aux électeurs et aux responsables du bureau de vote. Pas très dangereux, donc. Mais ce n’était pas l’avis des agents de police : après avoir visité quatre bureaux de vote, toujours escorté de très près par un important contingent policier (armé), les services de sécurité m’ont coincé dans le bureau du HDP à Eǧil, où j’ai dû rester pendant une heure et demie, avant de pouvoir repartir.

Une grande partie des observateurs venus d’Europe au Kurdistan turc ont été arrêtés, certains pendant quelques minutes, d’autres pendant des heures. Tous ont heureusement été presque tous relâchés, sauf pour une observatrice italienne de 62 ans, Mme Cristina Cattafesta, arrêtée le dimanche des élections, accusé de « propagande terroriste », puis acquittée, ensuite transférée dans un centre d’expulsion. A l’heure où l’on rédige cet article, c’est-à-dire trois jours après les faits, Mme Cattafesta était toujours en détention. C’est dans de pareilles conditions que le HDP a réussi son pari. Cependant, une drôle de scène se déroulait au siège central à Diyarbakir, le soir des élections. Alors que dehors claquaient les pétards et que de dizaines de milliers de femmes, hommes et enfants dansaient le halay, la danse traditionnelle, dans le bureau tout en haut à gauche du bâtiment les dirigeants plus avisés regardaient en silence les écrans des ordinateurs, branchés sur CNN Turk.

« Je comprends leur envie de fêter. Après tout ce qu’on a vécu, on avait besoin de célébrer une victoire, dit Firat Duzguan, habitant de Diyarbakir et fonctionnaire du HDP, mais je ne ressens pas du tout ce qu’ils ressentent. En effet, rien ne va changer. » Plus tard dans la soirée, dans le calme d’un café, une jeune militante locale absorbée par l’écoute de Comfortably Numb de Pink Floyd ne ménageait pas ses larmes. Certains de ses étudiants — elle est enseignante — lui avaient dit qu’Erdoǧan, quand même, c’était la stabilité. Mais elle avait espéré que le résultat soit, pour une fois, différent. Dans un bus à Diyarbakir, ce même soir, un jeune homme le résumait efficacement : « Nous, les Kurdes, avons fait ce que nous pouvions et devions faire. Ce sont les autres qui ont foiré », dit-il, avant d’ajouter, tout en regardant le peuple en fete dans sa ville : « ce type [Erdoǧan] veut seulement la mort des Kurdes. »

Une coalition de guerre

Mais ces élections, quoique marquées par la fraude massive et la violence, ont aussi fait émerger une génération et une politique différentes, au sein d’une société marquée par la répression et la polarisation. Comme l’a dit un militant de la gauche turque qui a fait la campagne électorale avec le HDP à Istanbul, les partisans de Demirtaş ont « réussi la chimie entre des Kurdes, des Turcs, des Arméniens et d’autres peuples qui habitent ensemble en Turquie… Le HDP a un très fort potentiel de rassemblement » pour des gens très différents, qui souhaitent « une politique alternative à celle d’Erdoǧan et aussi à celle de l’opposition traditionnelle du CHP. » Selon lui, dans le passé, « les Kurdes s’alliaient à la gauche turque. Aujourd’hui, c’est le contraire. La gauche turque s’allie au parti de gauche prokurde du HDP », désormais le troisième parti du pays.

Un avis partagé par Hişyar Özsoy, membre du Parlement sortant et responsable des relations étrangères du HDP : « dans beaucoup d’endroits, on est en tête dans le vote des jeunes, » assure-t-il, et notamment ceux qui ont vécu à l’étranger. Il s’étonne de cette dynamique, cette capacité de « rassembler à la fois les jeunes éduqués et les couches très pauvres de la société kurde. » D’ailleurs, affirme-t-il, le HDP a démontré en ces élections qu’il est une force capable de rassembler « les jeunes, les femmes, les LGBT, les travailleurs pauvres, les Kurdes… tous ceux dont la Turquie ne veut pas. » À la veille du scrutin, cet homme de 41 ans, anthropologue et titulaire d’un PhD aux États-Unis ne cachait pas son optimisme — « mais uniquement volontariste », assurait-il sur un ton gramscien. Le lendemain, son pessimisme était tout autant visible : « Rien n’a changé : Erdoǧan a tout gagné. Cela va lui donner de la confiance, mais ne va pas résoudre les problèmes de la Turquie », à savoir une crise économique qui a fait chuter la livre turque et grimper les prix des produits alimentaires, une démocratie qui s’écroule et, évidemment, la question kurde.

C’est justement cette contradiction entre la solidité du pouvoir d’Erdoǧan et l’instabilité du pays qui effraie ce militant de longue date. Le seul but que ce gouvernement fraîchement élu puisse poursuivre, dit-il, c’est la guerre. Et la guerre, en ce moment, il ne peut la mener que contre les Kurdes, « en Syrie et en Turquie ».

L’alliance AKP-MHP qui vient de gagner les élections, dit encore Özsoy, « est une coalition de guerre, et non pas une alliance électorale… Ils vont essayer de nous faire du mal, et ils y prendront du plaisir. » Et si c’est le cas, affirme-t-il, « nous allons riposter. Nous avons beaucoup d’expérience en ce sens. »

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