L’aspect le plus frappant de la révolte du Liban est la manière dont elle a rassemblé toutes les tendances d’une société segmentée et extrêmement polarisée. Aux premiers temps du mouvement, les manifestations n’ont pas simplement transcendé les frontières de confession, de classe, de génération et de région, elles ont également uni les Libanais qui dénonçaient la classe politique dans sa totalité, comme ceux qui restaient fermement engagés auprès de leurs leaders communautaires.
Même les plus fidèles partisans des factions ont pu se reconnaître dans les slogans qui dénonçaient une mauvaise gouvernance et des difficultés économiques croissantes. « Les premiers jours, tous mes proches étaient enthousiastes et pleins d’espoir », raconte un étudiant dont la famille soutient le parti chrétien Courant patriotique libre (CPL) du président Michel Aoun. « Ils se sont joints aux manifestations et ont partagé leur enthousiasme sur WhatsApp. » Même impression du côté d’un partisan du Hezbollah qui se souvient : « J’étais vraiment optimiste. J’ai cru qu’on allait enfin avoir un pays où on peut vivre décemment. »
Venus de différents courants communautaires rejoindre les manifestations sur les places publiques, les manifestants ont ravivé les vieux espoirs de coexistence sous le drapeau libanais. Les premiers jours du soulèvement, beaucoup y ont vu le rejet catégorique à l’échelle nationale du système explicitement confessionnel qui a gouverné le pays depuis des décennies. « J’étais super engagé, raconte un étudiant qui soutient le Hezbollah. Les gens n’étaient plus mus par leur appartenance politique traditionnelle. »
Changer oui, mais comment ?
Condamner le système dans sa totalité est une manière bien connue d’exprimer une frustration généralisée. Toutefois, la crainte de slogans qui viseraient directement les représentants des factions était bel et bien présente. Cela a contribué à un discours politique abstrait, et les demandes du soulèvement ne sont pas allées plus loin que « renverser le régime » ou « récupérer les richesses volées » par une élite corrompue.
Il a suffi de quelques jours pour que cette union célébrée se défasse et que de profondes divergences refassent surface. Tout le monde croyait en la nécessité du changement sans être d’accord sur la manière de le réaliser. Les plus conservateurs ont rapidement dénoncé l’atmosphère carnavalesque des manifestations. Place des martyrs à Beyrouth, certains manifestants jouaient de la musique traditionnelle pendant que d’autres dansaient sur de la techno. Le cinéma abandonné Al Bayda (« L’Œuf »)1 abritait aussi bien des conférences que des raves. On se mit à critiquer la classe privilégiée qui pratiquait le yoga au milieu de la route sur le boulevard périphérique. Les plus religieux pointèrent du doigt les fumeurs de haschich ou les buveurs d’alcool. Un militant chiite commente : « Ce n’était plus une révolution. Les gens buvaient et dansaient — ils ont même ramené une danseuse du ventre ! »
Ces différences religieuses ou sociales ont nourri des divisions plus profondes autour du sens même du mouvement. Jusque-là, les militants des partis étaient toujours descendus dans la rue à la demande de leurs factions et sous leurs bannières. Leur culture politique s’est heurtée à un mouvement populaire spontané, indéfini et ouvert à tous, qu’ils ont fini par dénoncer comme étant trop hétérogène et dispersé. « Le mouvement englobe des groupes allant de l’extrême gauche à l’extrême droite, note un professeur universitaire pro-CPL. Il aurait pu réussir s’il avait été plus homogène. »
Mais ce qui rebuta surtout ces loyalistes des partis, c’était la volonté de faire table rase de tout le système politique défaillant, et de tous ceux qui ont occupé un poste de pouvoir. Le slogan le plus iconique du mouvement : « Tous, ça veut dire tous » effrayait ceux, nombreux, dont le sentiment de sécurité est lié aux leaders de factions. Dénonçant nommément des hommes politiques emblématiques de partis politiques confessionnels : Gebran Bassil (CPL), Nabih Berri (Amal), Saad Hariri (Parti du futur), Walid Joumblatt (Parti socialiste progressiste), et Samir Geagea (Forces libanaises), les chants révolutionnaires ont suscité une attitude de plus en plus défensive. Quand les manifestants chantaient : « Tous, ça veut dire tous et Nasrallah est l’un d’entre eux », certains dans la foule répondaient : « Nasrallah est une ligne rouge. »
Ces attaques personnelles contre les leaders respectifs ont été considérées comme un signe de détournement de la révolution. Les membres du parti chiite Amal ont perçu la flopée d’insultes ciblant Nabih Berri comme une tentative de pervertir le sens initial du mouvement. Ils agressèrent des manifestants à Tyr2, les accusant d’avoir manqué de respect à leurs leaders politiques et religieux. Des incidents similaires eurent lieu à Tripoli, à Nabatiyeh et dans les régions du Metn et du Chouf, en réponse aux invectives lancées contre d’autres figures de proue.
Le retour en force des partis
Les partis ont profité de ces tensions pour se remettre en scène. Une étudiante se rappelle le discours de Hassan Nasrallah, secrétaire général du Hezbollah, qui a infléchi sa position une semaine après le début des manifestations :
Je me suis fermement opposée à la révolution après ce discours. Il était déjà clair à mes yeux, lorsque j’étais Place des martyrs, que de l’argent circulait et qu’on ne savait pas d’où ça venait. Hassan Nasrallah a révélé l’existence d’un financement étranger. Il a aussi dit que certains partis politiques cooptaient le mouvement, et je ne voulais pas en faire partie.
La société s’est alors divisée. Les citoyens non alignés et de nombreux activistes non confessionnels ont continué sur leur lancée, tandis que certaines factions tentaient de se refaire une image d’« opposition » au régime dont elles étaient pourtant partie prenante. Les Forces libanaises se retirèrent du gouvernement et le premier ministre Saad Hariri démissionna sous la pression de la rue — pour revenir à son poste en octobre 2020. Après ce retrait, la coalition gouvernementale, à savoir le CPL, le Hezbollah et Amal, a dû incarner bon gré mal gré ce qu’il restait du régime. Ironiquement, tous les courants prétendaient incarner les valeurs de la révolution.
Cette scission a ravivé les lignes de faille qui ont façonné la politique libanaise depuis le milieu des années 2000 et l’assassinat de l’ancien premier ministre Rafik Hariri, entre un camp pro-occidental (connu historiquement sous le nom de « Coalition du 14 mars ») et une alliance centrée sur le Hezbollah (surnommée « 8 mars »), avec, au milieu, des Libanais non affiliés. Mais ces fragiles coalitions se repoussent et se renforcent mutuellement, consolidant le système même que les manifestants aspiraient à renverser.
La réforme plutôt que la révolution
Devant l’impasse politique où se trouve le Liban, les loyalistes soutiennent que leurs factions représentent la meilleure possibilité de changement. Pour eux, le soulèvement fait écho aux revendications que leurs partis ont formulées depuis longtemps. Ces derniers ont en effet lancé des appels à la transition vers un État non confessionnel. Ils identifient unanimement la corruption comme étant l’une des plus graves afflictions du Liban, et plaident en faveur d’un pouvoir judiciaire indépendant. Tous réclament la nécessité de rapatrier les « biens spoliés », une expression résumant la corruption, la fuite des capitaux et l’évasion fiscale qui engendrent l’effondrement financier du pays. « Le CPL demandera des comptes aux fonctionnaires, insiste un membre de son secteur jeunesse, nous sommes ceux qui travaillent à réformer les lois et les institutions ». Bien sûr, de telles déclarations feignent d’ignorer, ou du moins minimisent la complicité de ces mêmes partis dans les problèmes qu’ils prétendent résoudre.
De plus, les loyalistes invoquent les innombrables obstacles qui entravent les ambitions réformistes de leurs dirigeants, en jetant la pierre aux factions rivales. C’est ainsi qu’un membre des Forces libanaises absout son parti :
Nos représentants ont fait tout ce qu’ils ont pu. Par exemple, nous avons dénoncé de nombreux cas de corruption dans les médias et par l’intermédiaire de nos députés et ministres. Personne ne nous a écouté.
Mais ces fidèles se plaignent également de l’attitude de leurs propres alliés. Ainsi, un partisan du CPL a amèrement reproché à Amal d’avoir mis en échec le développement d’infrastructures clés proposées par son parti : « Ces dernières années, le ministre des finances [affilié à Amal] a refusé d’approuver plusieurs projets soumis par nos député.e.s » En face, les Forces libanaises (parti chrétien), le Courant du futur (parti sunnite) et le Parti socialiste progressiste (parti druze), tous membres de la Coalition du 14 mars, s’accusent mutuellement d’empêcher le progrès du pays.
Mieux encore, les partis encore au gouvernement reprochent désormais aux manifestants d’avoir entravé des réformes réalistes, exacerbé la crise économique et, d’une manière générale, semé le chaos. Ils prétendent que la virulence des slogans et le blocage des routes ont même ravivé le spectre de la guerre civile (1975-1990).
Beaucoup de loyalistes vont encore plus loin, en affirmant que le vrai problème du Liban vient d’une mentalité tribale qui imprègne la société. Un membre du CPL note : « Si on révise la loi électorale, les chrétiens perdront des sièges et se sentiront menacés. » Chaque faction estime par conséquent que le système actuel, malgré tous ses défauts, a au moins le mérite de préserver les droits de chaque groupe.
Le chantage au chaos
Paradoxalement, sur l’ensemble du spectre politique, la révolution a fini par renforcer les affiliations partisanes plutôt que de les affaiblir. « Notre soutien au CPL n’a fait que croître depuis le soulèvement, assure un membre de sa division jeunesse. Nous sommes convaincus de notre projet politique, aujourd’hui plus que jamais ». Ces attitudes se retrouvent dans les différents partis, la détermination des uns alimentant celle des autres. Or, ces dynamiques ne font que perpétuer la situation même qui a déclenché le soulèvement en premier lieu.
Cherchant à concilier leur désir authentique de changement avec leurs profondes loyautés partisanes, les loyalistes s’appuient sur une pratique bien rodée de réinterprétation des événements qui convient à leur vision du monde. Les récits qui en résultent se basent souvent sur le lien étroit entre foi et faction. « En tant que chiite religieux, dit un étudiant, mes opinions politiques proviennent de mes croyances religieuses, et le Hezbollah en est le meilleur représentant. »
Ces engagements se justifient souvent par une cause supérieure, telle que la résistance contre Israël, ou la défense de la souveraineté libanaise. Pour les partisans chiites du Hezbollah, bombardements israéliens, sanctions américaines et État islamique justifient un sentiment de menaces omniprésent. Les loyalistes sunnites, chrétiens, et druzes puisent leurs propres sentiments d’insécurité dans les assassinats de leurs leaders, les affrontements armés avec les factions rivales, les empiètements sur leurs prérogatives politiques et leurs bastions.
Cette forte association entre identité religieuse et politique, ainsi que les réflexes défensifs qu’elle implique donnent aux partis une flexibilité remarquable. Plutôt que de leur reprocher leurs défaillances, les loyalistes déplacent la responsabilité vers les groupes rivaux et leurs sponsors étrangers, dont les desseins seraient sournois et dangereux. Illustrant l’omniprésence de discours complotistes au détriment de lectures plus rationnelles, un professeur d’université pro-CPL affirme :
Le Liban s’est toujours trouvé au bord du précipice. À présent qu’il y tombe, au lieu de nous aider, on nous pousse plus bas et plus vite. Je crois que tout cela fait partie d’un plan pour forcer le Liban à accepter l’installation permanente des réfugiés [syriens et palestiniens]. C’est comme ça qu’on force quelqu’un à accepter quelque chose : on l’affaiblit avant de lui proposer un marché.
Ces visions suggèrent que le loyaliste ne peut pas grand-chose devant de tels enjeux : l’ampleur, la complexité et l’opacité de ces menaces le poussent à dépendre complètement de ses leaders. « Les dirigeants du Hezbollah prennent toujours des décisions sages, avance un sympathisant du Parti de Dieu, je leur fais confiance lorsqu’ils disent que le moment n’est pas encore venu pour certaines actions, que ce soit au niveau national ou régional, dans les sphères militaires ou politiques ». Tout en rendant les leaders intouchables, la grandeur de la cause justifie également leur inaction. L’absence de résultats tangibles devient secondaire devant les acquis historiques du parti : « Nabih Berri a peut-être volé, concède un admirateur d’Amal, mais il a fourni des services et des infrastructures aux populations du sud. »
Retour à la case départ
Par conséquent, à chaque nouvelle catastrophe, les loyalistes en demandent moins et non plus à leurs élus. Au nom de leur grande cause, ils semblent accepter l’effondrement de l’État et ses effets désastreux sur leur vie quotidienne. Lorsqu’on lui demande comment ses proches faisaient face au déclin économique, un sympathisant du Hezbollah et d’Amal dit : « Nous avons un ennemi clair qui travaille à nous affaiblir. Notre seul combat est avec Israël. C’est un défi, mais nous devons être patients et forts. C’est notre ligne directrice, même si nous devons mourir de faim. » Certains loyalistes plus fortunés préfèrent encore changer de pays plutôt que de remettre en cause leur fidélité à leur parti : « Il n’y a pas de futur pour moi au Liban, alors je vais déménager avec ma famille aux États-Unis », annonce un autre soutien du Hezbollah de classe aisée. Ses allégeances politiques restent inébranlables, même s’il ne supporte plus le déclin perpétuel du Liban.
Bien que la plupart des loyalistes dénoncent le statu quo, ils y contribuent activement. Ce discours qui traverse l’ensemble des factions est précisément ce qui rend le régime libanais inébranlable, malgré tous ses dysfonctionnements. Celui-ci puise sa force non pas dans sa capacité à servir la société, mais dans des récits imbriqués qui se justifient les uns les autres. Les loyalistes ne nient pas ce cercle vicieux, sans toutefois pouvoir en sortir. Après l’explosion du port de Beyrouth, un sympathisant des Forces libanaises fait part de son pessimisme :
Le soulèvement a perdu la plupart de ses soutiens. Rares sont ceux qui croient encore en sa capacité à apporter les réformes nécessaires. Même avec des élections, les choses ne changeraient pas : le chiite votera pour Amal ou le Hezbollah, le Druze pour Joumblatt [Parti socialiste progressiste], et ainsi de suite. Même moi, je ferai la même chose en votant pour les Forces libanaises.
Depuis un an, les partis mettent leurs partisans à l’épreuve, leur demandent de rester inconditionnellement loyaux tout en recevant toujours moins en échange, à un coût toujours plus élevé pour l’ensemble de la société. Partant du principe qu’il n’y a pas de point de rupture et que leur loyauté est acquise pour toujours, les partis estiment qu’ils peuvent continuer indéfiniment dans la même direction. La rébellion des loyalistes est peu probable, mais s’ils commençaient par exiger davantage de leurs partis que les discours creux qui perpétuent le système politique, un certain changement pourrait enfin se produire au Liban.
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