Les Libanais tentés par l’exil à tout prix

Dans un pays dévasté par la crise sociale, l’impuissance politique et une inflation galopante, démoralisé depuis la terrible explosion du port de Beyrouth le 4 août, plus de la moitié de la population vit sous le seuil de pauvreté, contre un tiers en 2019. Certains Libanais font le choix de l’exil, mais dans un monde frappé par la récession et la pandémie de Covid-19, les possibilités de trouver une terre d’accueil se font rares.

Beyrouth, « mur de la révolution »

Peut-on s’emparer d’une citadelle réputée imprenable sans se briser les os ? Sans buter contre ses mystérieuses défenses ? Le Liban est cette muraille que le tout-puissant adversaire israélien a tenté en vain de submerger, que l’encombrant voisin syrien a voulu mettre sous coupe et, plus récemment, que la France — qui l’a enfanté — a voulu ramener à la raison en montrant diplomatiquement ses muscles. Tous ont buté, pour des raisons diverses, sur ce petit pays réfractaire aux conseils de ses amis étrangers et aux réformistes de l’intérieur qui veulent un État moderne digne de ce nom à la place d’un pays agité et récalcitrant où la transparence est inexistante. Et où la corruption et l’inertie de la classe dirigeante pue jusque dans ses égouts.

Au début de la guerre civile (1975-1990), l’armée syrienne est intervenue au Liban en le transformant en quasi-province, avant d’être forcée à le quitter trente années plus tard, humiliée après avoir organisé l’assassinat en 2005 de Rafic Hariri, premier ministre qui avait osé désobéir aux ordres de Damas. Un premier point pour le Liban.

De son côté, Israël a envahi le Liban en 1982 pour en chasser les combattants palestiniens avant d’en être à son tour chassé et humilié par les coups de boutoir de la résistance libanaise, qui rassemblait aussi bien des communistes que des membres du Hezbollah. L’armée israélienne devait récidiver en 2006 contre le Liban-Sud et les fiefs du Hezbollah, mais cette mini-invasion s’est également terminée sur un échec amer pour la plus grande puissance militaire du Proche-Orient, alliée des États-Unis. Un autre point pour le Liban.

Toute autre est aujourd’hui la difficulté qu’affronte la France — qui n’a pas baissé les bras jusqu’à présent — face à la situation catastrophique du Liban, afin de le sauver de ses démons et de la faillite totale sur tous les plans (financier, économique, social et politique). Misère, insécurité et désespoir sont actuellement les maîtres mots, un an après la révolte sociale qui a ébranlé le pays dans toutes ses strates et dans toutes ses régions. Mais l’espoir d’une population est parti en fumée devant la résistance de ses seigneurs et gouvernants. Le Liban s’est révélé un château de sable qui a trop longtemps survécu dans sa forme actuelle et anachronique.

Un pays non réformable ?

On s’est souvent posé la question de savoir si le pays du Cèdre, créé en 1943 par la France puissance mandataire depuis la fin de la première guerre mondiale et par la tenace volonté des chrétiens libanais, était réformable. La réponse au désespoir de l’ensemble de sa population semble être clairement négative. La raison réside dans le refus de la classe dirigeante largement corrompue de réformer les institutions fondées sur le clientélisme, le confessionnalisme, l’appartenance religieuse (le fameux communautarisme), avec les principaux responsables plus que jamais accrochés à leurs fonctions et à leur pouvoir.

D’erreur en erreur et à cause d’un laisser-aller et d’une situation régionale très instable, les caisses de l’État se sont vidées, alors que les banques, poumon économique du pays, débordaient d’argent venu de partout : de la diaspora, des riches pays du Golfe et des aides étrangères. Avec la déplétion des ressources et des montagnes de déficit, les banques ne permettent plus à leurs déposants de retirer leur argent, sinon en billets de 100 dollars.

Dans le même temps, le pays se déclarait insolvable et dans l’incapacité de rembourser sa dette — du jamais vu en 80 ans d’histoire —, tandis qu’une fuite des capitaux elle aussi sans précédent s’organisait. Hantise de tous les gouvernements, la dévaluation de la monnaie s’est accélérée (un dollar vaut aujourd’hui au marché noir environ 8 000 livres libanaises contre 1 500 il y a un an, au taux unique et officiel), faisant fondre les économies des Libanais. Pour rappel, le pays importait la quasi-totalité de sa consommation alors que la devise était indexée au billet vert depuis 1997, jusqu’à son récent décrochage.

Où en est-on aujourd’hui ? Le marasme face à l’impossibilité de former un gouvernement capable d’engager les réformes souhaitées par une population très appauvrie et par la communauté internationale s’est ainsi poursuivi mois après mois, jusqu’à la terrible double explosion dans le port de Beyrouth, le 4 août 2020, d’un dépôt contenant 2 750 tonnes de matières inflammables. L’une des explosions les plus importantes de l’histoire moderne, en plein cœur de quartiers densément peuplés. Avec les quelque 200 morts, les milliers de blessés, les bâtiments et hôpitaux démolis et les 300 000 sans abris, cette explosion a pris valeur de symbole.

Ainsi, le Liban apparaît réellement au fond de l’abime, avec sa classe politique tétanisée et incapable d’agir, malgré les exhortations venant de partout. Attendant un miracle qui ne vient pas, le pays survit dans son propre purgatoire.

Les Libanais se jettent à l’eau

C’est dans ces conditions que le président français Emmanuel Macron est venu à la rescousse. Jamais à notre connaissance un chef d’État étranger n’a fait de voyage à deux reprises en moins de deux mois dans un pays hors d’Europe. C’est dire le danger ! Au cours de sa seconde visite après la double explosion du port, Emmanuel Macron s’est réuni avec tous les responsables politiques, y compris le Hezbollah pro-iranien, et a fixé un calendrier pour la formation d’une sorte de cabinet de salut capable d’entamer des réformes urgentes. Ce programme paraissait agréé par toutes les parties, d’autant que l’aide financière internationale en dépendait.

Patatras ! Après l’échec d’une énième tentative de former un gouvernement, le sauveur français frustré lançait le 27 septembre : « J’ai honte, j’ai honte, j’ai honte ! », estimant que les responsables avaient trahi leur engagement, et que le pays risquait une nouvelle « guerre civile ». Il a néanmoins donné de quatre à six semaines à la classe politique pour qu’elle se ressaisisse. Soit un délai devant coïncider avec la prochaine élection présidentielle américaine. Des vents contraires soufflent sur ce petit pays, sensible à tout ce qui vient de Washington et de Téhéran.

En attendant, les Libanais ont commencé à se jeter à l’eau. Littéralement pourrait-on dire : des dizaines d’embarcations ont tenté ces dernières semaines la fuite vers Chypre, et certains passagers y ont trouvé la mort. Est-ce le début d’un bis repetita des tragiques expériences des émigrés syriens et africains en Méditerranée fuyant la guerre et la famine ? Certes, ce pays a toujours été une terre d’émigration, une émigration souvent couronnée de succès, mais les circonstances sont très différentes aujourd’hui.

« Avec quel argent partir ? Mes comptes ici sont bloqués », se lamente Antoine A., un homme issu de la bourgeoisie d’affaires et qui se sent trahi par le chef de parti pour qui il travaillait. Jean Antonios, un ouvrier spécialisé au chômage, espérait que sa fille pourrait aller en France poursuivre ses études, mais c’est « impossible aujourd’hui », dit cet homme d’une cinquantaine d’années dont la famille de quatre personnes dort dans la même pièce. Chauffeur de taxi entre Beyrouth et Damas, Ahmad est plongé dans le même désarroi. « Mes quelques économies se sont envolées, car les banques m’ont dépouillé, et l’argent ne rentre plus », se lamente-t-il.

Devant les consulats occidentaux, de longues files d’attente se forment tous les jours, avec peu d’espoir d’obtenir un visa, à moins d’avoir de la famille à l’étranger — et encore. Avant la crise déjà, la France avait rendu l’obtention de visas quasi impossible, à tel point que beaucoup y ont renoncé, comme Doha ou Dalal qui ont pourtant vécu des années dans ce pays. « La France nous a déçues », disent-elles d’une même voix. Et elles ne sont pas les seules. Souad, secrétaire entre deux âges dans le syndicat des architectes et ingénieurs : « Obtenir un visa pour mon mari Moustapha qui travaille dans une banque et moi dans un pays d’accueil est devenu très dur. Le Canada et l’Australie disent refuser les candidats de plus de 45 ans. On pourrait essayer l’Allemagne, mais à notre âge le problème de la langue se pose pour notre couple ». Souad est pourtant trilingue (arabe, français et anglais), elle dont le salaire est désormais payé à moitié en livres libanaises devenues monnaie de singe, et à moitié en dollars.

Un monde en crise refuse les candidats à l’exil

Le Liban a toujours été une terre d’exode, à l’instar de pays comme la Grèce. Le phénomène a commencé au XIXe siècle. Fuyant les guerres, la famine et les massacres intercommunautaires, de nombreux Libanais sont partis alors vers l’Europe, les États-Unis, le Brésil et l’Afrique. Une deuxième vague d’immigrés au début du XXe siècle les rejoint et une troisième encore durant la guerre civile. Entre les années 1975 et 1990, près d’un million de Libanais, soit un habitant sur trois, est parti s’installer à l’étranger. Impossible de connaître le nombre de ceux qui ont quitté le pays ou qui s’y préparent dans l’incertitude la plus totale. Nombre d’entre eux bénéficient d’une double nationalité ou ont de la famille installée à l’étranger. D’autres partent sans savoir s’ils reviendront.

Mais le monde est en récession, la Covid-19 menace partout l’emploi et la santé, et les riches monarchies pétrolières qui drainaient la main d’œuvre libanaise ferment leurs portes à l’immigration. Où aller et comment dans ces conditions ? « J’ai eu de la chance, si on peut dire car je fais des consultations par téléphone pour certains de mes patients, raconte Ingrid, psychanalyste qui a fui Beyrouth pour Paris où elle habite provisoirement chez un ami. Mais mes moyens sont faibles ».

Nombreux sont ceux qui cherchent à vendre leurs biens, mais dans de nombreux cas les prix se sont effondrés, même dans les localités les plus huppées. « Je me suis résignée à vendre mon terrain, mais pour moins de la moitié de sa valeur », raconte encore cette mère « chanceuse ». L’immeuble qui abrite son cabinet à Beyrouth a été entièrement dévasté.

Ainsi la crise frappe indistinctement toute la population, appauvrissant les plus nantis et poussant les autres dans la misère. Selon les experts, plus de 55 % de la population vit sous le seuil de pauvreté contre 28 % en 2019, et l’inflation a atteint 120 % au mois d’août au Liban, troisième pays le plus endetté du monde. Des employés et des cadres d’entreprises ont été mis à la porte par milliers, souvent sans indemnités, ou ne sont plus payés qu’une partie de leurs salaires. « Que puis-je faire avec les 100 dollars que ma banque m’autorise à retirer chaque mois ? », s’angoisse devant moi un épicier qui a vu son commerce s’effondrer en même temps que le bâtiment l’abritant au milieu du quartier chic, mais très durement éprouvé d’Achrafieh — épicentre de la catastrophe — où cohabitaient riches et pauvres.

En route vers l’enfer

S’exiler coûte que coûte, ou pas ? Le dilemme est douloureux pour toute une jeunesse qui a participé à la révolte du pays à l’automne 2019 et a cru en la victoire contre les « corrompus ». La diaspora libanaise est déjà l’une des plus importantes au monde, avec environ 10 millions de Libanais à l’étranger, soit deux fois la population du pays qui compte aussi plus d’un million de réfugiés syriens et palestiniens. Cette diaspora a été une manne pour le pays à cause des transferts d’argent qui comptaient pour une bonne partie dans les excédents des balances de paiement. Certes, le Liban ne va pas se vider, mais… « Les jeunes Libanais ont tout connu durant cette année : l’euphorie de la révolution dont ils ont été le cœur, la gueule de bois de l’après qui les a touchés de plein fouet, les conséquences de la crise financière puis le sentiment qu’ils n’ont plus d’autre choix que celui de partir », écrit la journaliste Julie Kebbi dans le quotidien libanais L’Orient Le Jour, sous le titre « Quand le Liban dit adieu à sa jeunesse ».

Beaucoup de jeunes se préparent au « grand départ », la mort dans l’âme du fait de leur attachement profond à leur pays et parce qu’ils ont cru que la révolution tranquille d’octobre 2019 allait modifier la donne, avec les appels à la démission de toute la classe politique résumés dans le slogan « Kellon yaani kellon » (tous, cela veut dire tous). La déception, ce sentiment de désespoir et la peur du lendemain sont d’autant plus poignants qu’ils cachent souvent un conflit de générations entre une partie de la jeunesse et les anciens qui ont connu la guerre civile et continuent pour certains à se bercer d’illusions. On hésite entre espoir et désespoir, mais avec la peur au ventre.

Pour l’ancien ministre des finances Charbel Nahhas, à la tête d’un mouvement qui défend un programme de réformes, « Le Liban comme État a disparu avec la guerre civile. […] Une autre société émergera avec ceux qui seront là, peut-être, mais il faudra longtemps, et ce qui se passe tout autour n’est pas réconfortant ».

« Où allons-nous ? » Cette question a été posée tout récemment par une journaliste à l’octogénaire chef de l’État Michel Aoun. « Nous allons vers l’enfer » : la réponse inattendue du président a fusé face aux interrogations de l’opinion publique qui se demande ce que l’on peut encore attendre, après les cuisants échecs pour former un cabinet exceptionnel d’experts non affiliés à des partis politiques.

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