C’est finalement dans la ville de Ghadamès, oasis libyenne située à la jonction des trois frontières de la Libye, de l’Algérie et de la Tunisie, que s’est tenue le 29 septembre la première réunion du dialogue politique libyen engagé sous l’égide du nouveau représentant spécial du secrétaire général des Nations unies, le diplomate espagnol Bernardino León. Deux camps sont en conflit ouvert depuis le lancement de l’opération « Dignité » par le général Khalifa Haftar le 16 mai dernier. Chacun ayant refusé de rencontrer l’autre, la réunion s’est limitée de fait à un dialogue entre élus de la chambre des représentants, plus précisément entre ceux siégeant à Tobrouk et ceux qui la boycottent en raison de son implantation dans une zone sous contrôle d’Haftar. Alors que la première délégation en provenance de Tobrouk comptait 22 parlementaires sur environ 120 qui y siègent régulièrement, la seconde en comptait deux sur une trentaine de « boycotteurs » au total. À l’ordre du jour proposé par Bernadino León pour ces entretiens, l’éventualité d’un transfert de la chambre des représentants vers une autre ville pour inciter les « boycotteurs » à revenir sur leur décision. De cette réunion, qualifiée en langage diplomatique d’« encourageante » par León, il n’est rien ressorti d’autre bien évidemment que la volonté des deux parties de poursuivre leur dialogue.
La situation sur le terrain
Avant d’analyser les limites et les perspectives du processus engagé par les Nations unies en Libye, revenons d’abord sur la situation qui prévaut dans le pays un peu plus de quatre mois après le début de l’opération « Dignité ». Loin d’atteindre ses objectifs initiaux d’« éradiquer les islamistes » — qualifiés sans distinction de « terroristes » —, le général Haftar n’aura réussi qu’à faire basculer le pays dans la guerre civile, rapprocher les milices d’obédience islamiste ayant accepté le processus politique de celles d’Ansar Al-Charia auparavant isolées, et contribué à internationaliser le conflit par l’intervention militaire directe des Émirats arabes unis et de l’Égypte à ses côtés.
Sur le terrain, en Tripolitaine, ses ennemis réunis sous la bannière de l’opération « Aube de la Libye » ont remporté la bataille de Tripoli contre les milices de Zintan le 23 août et poursuivent leur offensive dans la zone d’implantation de la tribu Warshafana favorable aux Zintan avec l’objectif à terme de démilitariser la ville de Zintan. Toutes les grandes villes de Tripolitaine : Tripoli, Misrata, Al-Zawiya, Zwara, Tarhouna, Zliten, Gharian, Sabrata ainsi que les villes berbères du djebel Nafoussa leurs sont acquises. En Cyrénaïque, les milices anti-Haftar contrôlent Benghazi, à l’exception de la base aérienne d’Al-Benina où elles ont remporté ces derniers jours des succès qui augurent mal de la capacité des troupes du général à s’y maintenir. Les milices d’Haftar contrôlent quant à elles une partie des régions montagneuses du djebel Akhdar et de Tobrouk où elles recrutent des combattants parmi les tribus locales (Awagouir, Baraissa et Abeydat). Dans le sud, des combats limités ont éclaté à Oubari entre Toubous (dont une majorité a pris le parti d’Haftar) et Touaregs qui bien qu’officiellement neutres, sont proches des milices d’« Aube de la Libye ». Avec en toile de fond le contrôle des champs de pétrole de la région toujours gardés par des milices de Zintan.
Le parlement de Tobrouk en accusation
Au plan politique, la chambre des représentants issue des élections du 25 juin qui s’est réunie pour la première fois à Tobrouk le 4 août a reconduit Abdallah Al-Thani à son poste de premier ministre et validé la composition de son gouvernement début septembre. De son côté, à Tripoli, le Conseil général national sortant, bien qu’en fin de mandat, a élu le 25 août Omar Al-Hassi, professeur d’université originaire de Benghazi, premier ministre d’un « gouvernement de salut national ». Ses ministres ont annoncé la reprise du fonctionnement de leurs ministères. La Banque centrale située à Tripoli tombe aussi de facto sous son contrôle. Pour ce gouvernement de salut public et les milices d’« Aube de la Libye », le parlement de Tobrouk n’est pas légitime, car il n’a pas respecté la feuille de route constitutionnelle prévoyant qu’il devrait siéger à Benghazi. Au lieu de cela, il s’est installé en zone pro-Haftar, affichant par là-même son soutien au coup de force de celui-ci.
Le vote du parlement, le 13 août, en faveur d’une intervention internationale — à laquelle la population libyenne est très largement hostile — a fourni un autre prétexte à son rejet par nombre de conseils locaux qui, contrairement aux parlementaires de Tobrouk disposent d’une réelle base sociale. Le parlement est de fait accusé d’avoir donné son aval aux bombardements émiriens des 18 et 20 août sur Tripoli. Enfin, le discours de son président Aguila Saleh Issa le 27 septembre devant l’Assemblée générale des Nations unies a achevé de creuser le fossé entre les deux camps. Il a en effet réaffirmé qu’il n’engagerait pas de dialogue avec « ceux qui ne respectent pas la légitimité » et demandé à la communauté internationale de « considérer les structures parallèles — politiques et militaires — comme des entités terroristes » .
Alors que ni la France, ni l’Union européenne ni les États-Unis n’avaient condamné clairement le coup de force du général Haftar en mai, ces pays ont dès le 5 août reconnu le parlement libyen comme seul représentant légitime. Si, au plan légal, la reconnaissance d’un parlement élu au suffrage universel va de soi, sa reconnaissance immédiate et inconditionnelle dans un contexte de guerre civile où il est élu par moins de 18 % de participation (environ 600 000 votants pour 1,5 millions d’inscrits sur 3,5 millions d’électeurs) selon les chiffres communiqués par la haute commission électorale libyenne, quand des régions entières ne se sont pas exprimées, ne pouvait que contribuer à radicaliser encore davantage les positions des deux camps. De fait, oubliant l’enchaînement des événements et les responsabilités des acteurs qui avaient entraîné le pays dans la guerre, la situation s’est rapidement résumée pour les pays précités en un affrontement entre légalistes — souvent qualifiés par les médias, à tort, de « libéraux » (voire « nationalistes ») — et « islamistes ».
La « communauté internationale » souffle sur les braises
Et, comme pour confirmer aux belligérants que la France a pris position pour un camp dans la guerre, renforçant ainsi le poids des plus radicaux des deux côtés, le ministre de la défense Jean-Yves Le Drian déclarait le 8 septembre dans une interview au Figaro que « face à la dégradation sécuritaire dans ce pays, nous devons agir en Libye ».
La déclaration finale adoptée à l’issue de la réunion ministérielle sur la Libye tenue à New-York en marge de l’Assemblée générale des Nations unies le 25 septembre, à la demande notamment de l’Algérie, a eu beau rappeler l’importance de la non-intervention dans les affaires intérieures libyennes, ce texte n’en met pas moins l’accent sur « la présence croissante et l’influence de groupes radicaux et terroristes visant à exploiter le vide politique et sécuritaire qui constitue une menace majeure pour la stabilité de la Libye et de la région mais aussi pour la paix et la sécurité internationales ». Le texte poursuit en reconnaissant « le rôle primordial du gouvernement libyen pour prendre en compte la menace croissante des groupes terroristes et sa volonté de soutenir le gouvernement dans ce domaine ».
De son côté le ministre des affaires étrangères Laurent Fabius, après avoir rappelé lors de cette réunion que « le retour à l’unité, à la stabilité et à l’intégrité de la Libye passe par la mise en œuvre rapide d’une solution politique » a ajouté : « Nous savons qu’il existe des groupes terroristes, au sud et à l’est de la Libye, et ceux-ci, soyons concrets et réalistes, ne vont pas être automatiquement neutralisés parce que, comme nous le souhaitons tous, il y aura eu une réconciliation nationale en Libye. Bien sûr cette réconciliation nationale est nécessaire, car si l’on veut que les forces libyennes puissent faire ce qu’il est nécessaire de faire à l’égard des groupes terroristes, elles doivent être unies pour éviter les jeux troubles. Mais nous savons tous qu’il y aura d’autres mesures à prendre. Il faut d’abord veiller à ce que ces groupes soient sanctionnés comme tels. De ce point de vue, la France demande l’inscription d’Ansar Al-Charia sur la liste terroriste du Conseil de sécurité, et pour être clair la liste que l’on appelle Al-Qaida ». Deux jours plus tard, le président du parlement de Tobrouk lors de son discours devant l’Assemblée générale des Nations unies se sentira ainsi d’autant plus légitime à instrumentaliser ce concept nouvellement réactivé de « guerre contre le terrorisme » pour demander le soutien de la communauté internationale dans sa lutte contre ses adversaires politiques.
Que cela plaise ou non, les milices d’« Aube de la Libye » contrôlent aujourd’hui les trois plus grandes villes du pays et la quasi-totalité de la Tripolitaine et il n’y aura de solution qu’en élargissant progressivement la base du dialogue à ses acteurs politiques que sont devenus les chefs issus de la guerre civile de 2011. C’est la position soutenue par l’Algérie que l’on ne peut accuser de sympathie à l’encontre des islamistes et qui a l’expérience de la guerre civile et de la réconciliation. C’est également le cas de la Tunisie. Les deux pays ne cessent d’appeler au dialogue inclusif entre toutes les parties.
Si les États membres du Conseil de sécurité n’octroient pas la marge de manœuvre nécessaire au représentant spécial des Nations unies et continuent à considérer l’avenir de la Libye exclusivement à travers le prisme de la guerre contre le terrorisme, voire de l’intervention militaire, la politique des petits pas engagée par Bernardino León a toutes les chances d’échouer.
Comme en 2011 où Nicolas Sarkozy avait rejeté toute possibilité d’option négociée et choisi la guerre en déclarant dès le 20 février 2011 — soit un peu plus d’un an après l’avoir reçu avec les honneurs à Paris — que le colonel Mouammar Kadhafi n’était plus « un interlocuteur », il semble donc que la France ait préféré rejeter le dialogue avec l’une des deux parties en conflit. Comme en 2011, cette décision ne pourra que renforcer les plus radicaux des deux camps, prolonger une guerre qu’aucune des parties n’a les moyens de gagner et risquer ainsi de précipiter la Libye vers un scénario à la somalienne.
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